Depuis le 18 mars, le centre d’art et de recherche Bétonsalon offre à l’artiste d’origine pakistanaise Maryam Jafri sa première exposition personnelle en France. « Le jour d’après » est l’occasion de présenter une partie de la collecte commencée en 2009 pour son projet intitulé Independence Day : 1934-1975. Puisant dans les archives de plus d’une trentaine de pays asiatiques et africains anciennement colonisés, Maryam Jafri rassemble des photographies attestant des dernières heures du joug colonial, mettant en évidence ce passage d’un territoire dominé à un État indépendant.

Usant de divers médiums (vidéo, photographie ou encore performance), Maryam Jafri a développé très tôt un travail lié à des problématiques politiques et économiques. Siege of Khartoum, 1884, un projet de 2006 qui n’est pas présenté dans « le jour d’après », avait déjà révélé les affinités de l’artiste pour une approche postcoloniale de récits historiques. L’exposition au centre Bétonsalon s’inscrit dans cette continuité, constatant ainsi les préoccupations de l’artiste pour des questions d’ordres à la fois artistiques, politiques et historiques.

Regard unique ?

Au centre de l’exposition, Getty vs. Ghana : deux photographies quasiment identiques. Au hasard d’une recherche dans la base de l’agence Getty, Maryam Jafri tombe sur un cliché identifié sous le numéro 50405305. Déconcertée par une étrange sensation de déjà-vu, l’artiste regarde immédiatement dans les archives qu’elle glane depuis plusieurs années déjà. Le doute qui l’avait envahie se trouve rapidement confirmé : l’agence Getty s’est accaparé les droits sur cette photographie de l’Indépendance du Ghana, datée du 6 mars 1957.

En continuant ses investigations, Maryam Jafri va trouver toute une série de clichés à la fois dans la base Getty et dans les archives d’anciens pays colonisés : le Kenya, le Mozambique, etc. Chacun revendiquant son autorité sur ces documents. Elle réalisera ainsi plusieurs installations, confrontant les deux images et un texte explicatif « non pas pour spéculer sur le passé mais pour évoquer des préoccupations contemporaines touchant au copyright, à la numérisation, et à l’appropriation étrangère d’un héritage national », comme elle le dit elle-même.

On le comprend vite au regard des autres projets présentés dans l’exposition, Getty vs. Ghana occupe une place singulière dans ce travail de collecte. Il ne fait pas partie, à proprement parler, du projet Independence Day 1934-1975. Bien qu’il s’en fasse l’écho, l’artiste insiste sur une différence fondamentale entre les deux travaux : Getty vs. Ghana est un des très rares projets pour lequel elle s’est tournée vers des archives n’émanant pas uniquement d’anciens pays colonisés.

Pour le reste des photographies montrées à Bétonsalon, Maryam Jafri a en effet pris le soin de récolter sa documentation dans des institutions de pays tels que la Tanzanie, l’Algérie, la Syrie, l’Inde, le Ghana, etc., excluant tout contact avec les États héritiers d’anciennes puissances coloniales, mais surtout, toute appropriation étrangère, dont la reprise du cliché de l’indépendance ghanéenne par la base de données de l’agence américaine Getty nous donne un exemple des plus probants.

Getty vs. Ghana (2012), A gauche : image des archives ghanéennes, à droite : image de la base Getty.
8 photographies + 4 textes encadrés, Installation dimensions variables.

 

Regards multiples

L’exposition laisse également entrevoir un jeu d’expérimentations narratives faisant osciller ce travail entre approche fragmentaire et vision d’ensemble, comme souvent avec Maryam Jafri.

Cela se traduit de différentes façons. En premier lieu, l’artiste et les commissaires Mélanie Bouteloup et Virginie Bobin ont fait appel à un large réseau de collaborateurs (chercheurs, journalistes, étudiants, artistes, etc.) afin qu’ils participent régulièrement à la « réactivation » de l’exposition par leur intervention. Le fruit de la recherche menée par des étudiants de l’université Paris-Diderot, en partenariat avec l’artiste Soufiane Ababri, est ainsi exposé depuis l’ouverture de l’exposition. Ces collaborations prennent tout leur sens dans la mesure où ce projet s’intéresse essentiellement au hors-champ des images pour essaimer de multiples histoires et augmenter les points de vue.

Enfin, outre ce réseau de collaborations, l’exposition met également en valeur le travail de contributeurs tels que Saadat Hasan Manto (Pakistan, 1912-1955) avec son ouvrage Toba Tek Singh et autres nouvelles (1955), Gulammohammed Sheikh (Inde, 1937) avec le magazine d’art indien Vrishchik et notamment un numéro dédié en 1971 à la lutte du Bengladesh pour son indépendance, ou encore Kapwani Kiwanga (1977, Canada) avec son installation de fleurs coupées Flowers for Africa : Fédération du Mali (2012).
Bien plus qu’une exposition classique, Bétonsalon offre en réalité au visiteur une expérimentation curatoriale ouverte à de nombreux regards et faisant la part belle aux changements.

On comprend dès lors que l’une des problématiques ayant présidé au projet était formulée ainsi : « comment le jeu de symétries visuelles et de comparaison transforme-t-il notre compréhension des récits nés des jours de l’indépendance et, par extension, des jours d’après ? »  

La lecture des photographies d’Independence Day : 1934-1975, telles qu’elles sont soumises au visiteur par l’artiste, n’est donc pas linéaire et le parcours ne suit pas un ordre chronologique. Suivant ce qui s’apparente à un protocole d’assemblage formel qu’elle avait déjà appliqué dès 2011 pour une exposition au centre d’art Camera-Austria de Graz, Maryam Jafri semble se muer en anthropologue pour classer les différents clichés : « Prologue », « Négociations », « Le nouveau drapeau », « Défilés », etc. Autant de catégories extrêmement codifiées qu’elle met en lumière, comme pour révéler ce qui devient alors un rite de passage pour les pays concernés.

Mayam Jafri étudie ainsi le document d’archive à contrepied de son statut neutre communément admis. L’idée d’un objet se bornant à constater, à témoigner ou à prouver est littéralement évincée au profit d’un examen fin des conventions de présentation et du contexte discursif, interrogeant les systèmes de circulation du (d’un) savoir. D’une forme immuable, comme porteuses d’une vérité universelle, les archives photographiques deviennent, entre les mains de Maryam Jafri, des objets instables. A l’instar peut-être des États-Nations en devenir qu’elles représentent


* « Le jour d’après », une exposition du travail de l’artiste Maryam Jafri au centre d’art et de recherche Bétonsalon (Paris 13). Commissaires : Mélanie Bouteloup et Virginie Bobin. Du 18 mars au 11 juillet 2015.