Chronique militante d’un épisode oublié de l’histoire du mouvement libertaire : l’émergence de la FCA et son combat perdu contre la guerre.

*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre.

Dans Trop jeunes pour mourir, Guillaume Davranche saisit le mouvement libertaire à son acmé et étudie l’histoire d’un déclin, bien que les militants refusent alors de le vivre comme tel. Déclin parce que l’année 1909 entérine sa perte d’influence dans la Confédération générale du travail, la centrale syndicale que les libertaires avaient grandement aidée à développer, et qui glisse progressivement vers une forme de réformisme qui ne dit pas son nom. Son secrétaire, Léon Jouhaux, s’est pourtant formé dans cette mouvance. Mais si elle demeure proche de certaines des figures tutélaires de l’anarchisme, c’est surtout par souci d’équilibre.

En ce moment de perte de vitesse, la question qui taraude les anarchistes demeure celle de l’organisation. Débat qu’ils n’arrivent pas à résoudre. Ils sont éparpillés entre de multiples tendances, chapelles et individualités, qui rivalisent d’invention mais qui demeurent par nature incapables de se regrouper, au nom de la prééminence de la liberté individuelle. Quelle forme doit donc prendre l’organisation libertaire ? Certains sont un temps séduits par l’idée d’un parti révolutionnaire comme celui que fonde le socialiste insurrectionnel Gustave Hervé. Très vite, ils voient l’impasse. Davranche restitue bien les débats et explique que la Fédération révolutionnaire, fondée en 1910, reste aussi éphémère qu’embryonnaire. La tentative insurrectionnelle de l’automne 1909, après les manifestations de protestation qui ont suivi l’exécution de l’anarchiste et pédagogue espagnol, Francisco Ferrer achève de cliver les comportements. Le monopole que Gustave Hervé et la revue antimilitariste La Guerre sociale veulent instituer sur le mouvement révolutionnaire donne indirectement naissance à la Fédération révolutionnaire communiste, l’ancêtre (de deux ans) de la Fédération communiste anarchiste. C’est cette dernière qui connaît un véritable succès. Cette FCA est vivifiée par la réapparition des Jeunesses syndicalistes, principalement constituées autour du noyau parisien qui représente les deux tiers des effectifs.

Parallèlement à la volonté de construire une organisation politique structurée, nombre de libertaire flirtent avec la mouvance individualiste où se retrouvent des militants aux marges de la légalité. C’est là que la Bande à Bonnot a pris naissance et s’est développée. Les « bandits tragiques » ont généré la réprobation d’une partie de la mouvance organisationnelle. Les autres libertaires les qualifiaient au mieux de « révoltés égarés » alors que d’autres les dénonçaient en tant que groupe de mouchards.

Parallèlement à l’achèvement de cet épisode tragique survient l’essor, dans le mouvement libertaire, de la Fédération communiste anarchiste (FCA), créée en 1912 : depuis lors, une nouvelle génération impulse le mouvement anarchiste. Ils ont entre 25 et 50 ans et sont pour la majeure partie d’entre eux passés par la CGT. Ils sont en concurrence directe avec les militants de la Guerre sociale animée par Gustave Hervé pour affirmer la suprématie des idées libertaires sur la gauche révolutionnaire et sur la frange la plus révolutionnaire de la CGT. La concurrence est rude, et la fondation d’une caisse de solidarité aux prisonniers comme les campagnes contre le bagne témoignent de part et d’autre d’une volonté de s’arroger le monopole de l’expression, ainsi qu’une certaine forme de « pureté révolutionnaire ». Enfin, le tout se termine par quelques noms d’oiseaux et surtout une violente bagarre qui fera cesser les hostilités, les libertaires ayant réussi à imposer une forme d’hégémonie.

Mais cette « victoire » est en trompe l’œil. Est-ce parce qu’ils sont convaincus de leur force que les libertaires se lancent dans des appels détaillés au sabotage de la défense nationale, ou est-ce plutôt pour passer pour victime de la répression, et en conséquence, se lancer dans une course en avant ? Toujours est-il que la FCA tente plusieurs mobilisations contre la guerre et la répression sans arriver à entraîner les gros bataillons ouvriers. Si les mobilisations contre la guerre conservent de l’ampleur, le recul est perceptible et les libertaires semblent avoir définitivement perdus la bataille, avant même la guerre, à laquelle seule une minorité de ces antimilitaristes refusera de se rendre.

Restent plusieurs questions : combien de ces amants passionnés de la culture de soi-même, adversaires de toutes les dictatures – pour paraphraser les mots de Fernand Pelloutier – sont finalement partis au front, et combien y sont morts ? Parmi les survivants, combien ont cédé aux sirènes du communisme ? Pour combien de temps ? Le guesdisme et l’hervéisme étaient-il finalement les seuls précurseurs du communisme ? L’anarchisme n’y a-t-il pas apporté sa contribution involontaire ? Mais ceci est l’objet d’autres ouvrages…

Celui-ci, passionnant, tient à la fois de la chronique et de l’ouvrage militant. L’auteur ne s’en cache pas ; il appartient à une organisation libertaire, prend parti et affirme ses choix et ses sympathies, sans que cela n’entache la qualité du récit ni l’impartialité avec laquelle les faits sont rapportés. La chronique a belle allure : en plus de cinq cents pages, elle explore une page d’histoire peu connue voir totalement oubliée de l’histoire du mouvement libertaire, et par récurrence, du mouvement syndical, du mouvement associatif et des micros communautés qui fondaient alors une partie de la gauche française. S’il est possible de lui reprocher quelques longueurs et va-et-vient, le tout est plaisant, agréable et accessible pour le lecteur non initié alors que les spécialistes y trouveront moult détails inédits, ainsi qu’une riche iconographie composée de dessins originaux et de reproductions d’affiches de la période concernée