Les dents : un improbable miroir de l’âme au carrefour des histoires de la sensibilité, des croyances, de l’art, etc.

Écrire l’histoire d’une partie du corps aussi minime et intime que la dent pourrait paraître relever de la gageure. C’est que, jusqu’alors, la dent comme source historique a été l’apanage exclusif des archéologues qui y projetaient des analyses d’anthropologie physique. Elle doit, dans l’approche archéologique, permettre d’identifier des maladies, des carences et des modes d’alimentation. Dans cette perspective, la dent n’est qu’un os parmi d’autres qui renseignent, entre autres, sur un état de santé et sur la dentisterie et ses soins. A ce titre, l’odontologie et la stomatologie sont des sujets d’analyse historique qui font partie intégrante de l’histoire de la médecine. Pourtant, un courant historique porté par l’helléniste Evelyne Samama et le médiéviste Franck Collard contribue à réinventer une « histoire des dents » jusque-là cantonnée aux techniques de l’odontologie. Comme l'indique le sous-titre de l'ouvrage, l'enjeu est de montrer que, par-delà la traditionnelle histoire des modèles thérapeutiques, les dents aussi ont une histoire. La réinterprétation que proposent les auteurs de l'histoire des dents se pose contre une historiographie qui insistait sur les aspects purement médicaux de cette partie buccale. Situé dans la nouvelle approche de l’histoire des maladies qu’ils promeuvent, ce livre entend réinterroger cette partie du corps par le prisme d’une « histoire des sensibilités » sur laquelle se greffe un imaginaire symbolique. Dès lors, écrire l’« histoire des dents », c’est aussi souscrire à une « histoire du corps » et, par extension, à une « histoire des douleurs ». Intégrée à la bouche, siège du désir et de la parole, la dent doit aussi être replacée dans l’histoire de la cosmétique. La grande force de l’ouvrage provient de la confrontation des différents types de sources (restes archéologiques, littérature médicale, données artistiques) qui tous ont produit des discours bien spécifiques – parfois antagonistes – sur les dents.

Pathologie, thérapeutique et soins de la bouche

La paléopathologie a montré que les dents des populations de l’époque romaine étaient bien moins cariées que celles des générations ultérieures, plus grandes consommatrices de sucre. A Rome, la douleur dentaire est théorisée par le médecin Celse qui, dans son traité, De la médecine, range la rage de dents parmi le pire des supplices. La prise en compte des maux de dents par la magie s’explique par la douleur qu’ils provoquent. Pour la dentition des tout-petits, était préconisé le port d’amulettes, au nombre de vingt-trois, autour d’un cordon. Dans l’imaginaire collectif, la rage de dents est un mal qui se transfère d’un individu à l’autre. Aussi, pour le soigner, les pratiques magiques préconisent de s’en débarrasser en crachant dans la bouche d’une grenouille en lui demandant d’emporter avec elle la douleur. Le fait de relâcher la grenouille vivante doit garantir qu’elle éloigne la douleur du malade. Le transfert peut aussi s’opérer par le truchement d’un petit os de poule que l’on met au contact de la gencive. Du point de vue cosmétique, la raillerie mordante et acide des épigrammes de Martial et Juvénal renseigne par ailleurs sur l’existence de prothèses dentaires. Les fausses dents appartiennent au ressort comique des sorcières, des vieilles femmes et des prostituées de bas étage du quartier de Subure. Martial évoque par exemple la vieille Galla qui, pour paraître plus attrayante, porte de fausses dents, une perruque et de faux sourcils qu’elle dépose le soir avant de se coucher (Martial, Épigrammes, IX, 37). Il existe donc de fausses dents amovibles mises en place pour la journée et que les femmes quittent à l’heure du sommeil.

L’ouvrage rend également compte des tentatives de régulation successives de la pratique de la médecine des dents. Ce mouvement de régulation, lié à celui de la professionnalisation, eut pour effet d’établir dans les sociétés occidentales, à l’époque moderne, une séparation nette et durable entre les praticiens réguliers et les médecins dits « irréguliers ». Parmi eux, les charlatans parisiens du Pont-Neuf développent entre 1580 et 1620 un imaginaire médicale propre à séduire les foules. Ces comédiens et thérapeutes italiens proposent une offre combinée de spectacles et de thérapeutiques. Aux mêmes fins que les médicaments, le phénomène charlatanesque met à profit la bouffonnerie et le rire pour atténuer les douleurs de l’avulsion dentaire.

Les dents dans les mythologies odontologiques

A la fin du Moyen Âge, la multiplication des confréries religieuses et l’évolution des pratiques dévotionnelles privées produisent des reliques à partir des dents, censées fonctionner comme des objets d’intercession. Le mythe de sainte Apolline, à laquelle des bourreaux païens auraient brisé les dents (vers 249 après J.-C.), connaît alors un franc succès. Diffusé par les recueils hagiographiques – à commencer par la célèbre Légende dorée de Jacques de Voragine, le mythe investit la vie quotidienne. Outre les collections de reliques saintes, sainte Apolline est convoquée pour calmer les douleurs dentaires des nourrissons. Elle est traditionnellement représentée avec un instrument (tenailles, forceps, pinces ou davier) servant à arracher les dents. La dent sacrée n’est pas seulement issue de la bouche des saints puisque celles des rois possèdent également cette vertu. Dans son analyse désormais fameuse sur la double corporéité du roi, Ernst Kantorowicz distinguait entre deux corps : le premier est mortel et naturel, le second surnaturel et immortel. Dans le corps mortel du roi viendrait se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur. Cette fiction théologico-politique, destinée à fonder le consentement à l'État sur la certitude d'une continuité souveraine de l'institution politique, a aussi encouragé un processus d’inflation symbolique autour des dents du roi. Après la Révolution, le processus de désacralisation du corps du roi et la profanation des tombes de Saint-Denis a encouragé les nostalgiques à se livrer à une collecte des « reliques royales », à commencer par les dents des rois. Ce qui se joue alors, c’est la fascination macabre pour les restes royaux, destinés à une nouvelle forme de sacralisation par les contre-révolutionnaires. Circonscrire tous les aspects du mythe et de la symbolique de la dent, c’est aussi reconnaître que celle-ci possède un bruit qui lui est propre. L’expression « grincer des dents », employée pour traduire la douleur, l’agacement ou la colère, renvoie en effet à ce que les médecins appellent le « bruxisme ». Le diable n’est-il pas reconnaissable au fait qu’il grince des dents ? La bruxomanie, comme phénomène physiologique, fait l’objet d’une enquête philologique qui tente de circonscrire les mots pour la dire depuis l’Antiquité.

L’iconographie des dents et des scènes de dentisterie

La place des dents dans l’univers artistique est foncièrement ambivalente. Les artistes hollandais du XVIIe siècle ont produit un grand nombre de scènes de dentisterie. Au Siècle d’or hollandais, ces scènes de genre connaissent une vogue sans précédent au point d’être très prisées sur le marché de l’art. Se rencontre la figure de « l’arracheur de dent », qui témoigne d’une réalité sanitaire qui sévit tout particulièrement au Pays-Bas, le scorbut, en raison du faible apport vitaminique de la nourriture des gens de la mer. L’extraction dentaire est aussi le support d’une réflexion sur la finitude de la vie, les scènes montrant un chirurgien entouré de tous les éléments des vanités (carne, violon, mappemonde). Bien souvent, le patient y est représenté, au sommet de l’acte chirurgical, une bourse sur les genoux, rappel efficace de l’inanité des biens matériels. Dans les arts visuels français du XVIIIe siècle, l’approche physiognomoniste contribue à faire apparaître les dents de façon récurrente et inédite sur les toiles. En outre, on sait combien, dans l’esthétique et la culture de Cour de l’époque moderne, la maîtrise de son apparence rencontre les hiérarchies de l’ordre social. Avoir les dents abîmées est un signe d’abandon de soi et de pauvreté. La peinture caravagesque, fidèle à son goût pour le pittoresque, fait elle aussi la part belle aux dents. La plus grande proportion de représentations des dents dans la peinture du Caravage concerne des musiciens et des buveurs ? Le ressort comique y est mobilisé au profit d’une intention moralisatrice : les dents gâtées sont pensées comme la conséquence d’une mauvaise vie. A travers les rires bruyants de l’ivrogne et du musicien des tavernes, les dents sont le support de la corruption d’une vie de débauche. Laisser voir ses dents dénote un manque de maîtrise de soi et la conséquence d’un relâchement de soi par la gaieté, dans l’alcool et dans le rire. Les dents, miroirs de l’âme en somme