Avec les universités, une nouvelle catégorie sociale est née. Elle s’affirme au sein de la société médiévale, tout en la redéfinissant. 
 

*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre.

La naissance des universités entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle dans l’Occident médiéval a été un phénomène majeur pour l’évolution de la pensée, mais aussi de la société occidentale. Elles s’inscrivent en plein dans le développement du monde urbain en France, en Angleterre et en Italie. Mais avant toute chose, il faut rejeter loin de nous l’image des universités contemporaines, que ce soit celle des campus américains ou celle de la Sorbonne parisienne telle que nous la connaissons aujourd’hui. L’université médiévale est avant tout une universitas, c’est-à-dire « une communauté d’hommes unis par un serment commun » faisant d’eux « une personne morale, capable de porter et défendre ses intérêts devant les pouvoirs royaux, ecclésiastiques ou urbains »   . Avant d’être une institution destinée à la production et à la diffusion d’un savoir, il s’agit d’une communauté d’individus et une communauté d’intérêts. La question de l’étude de l’« honneur » a donc tout son sens ici. Loin d’être une interrogation narcissique d’un universitaire sur un supposé âge d’or passé face à la décadence des temps présents, on a à faire à une véritable interrogation sur ce qui permet de créer une communauté dans les sociétés médiévales.
Les universités sont un domaine d’étude bien balisé notamment avec les travaux fondateurs de Jacques Le Goff sur les « intellectuels » au Moyen Âge   et ceux du spécialiste français de ces questions, Jacques Verger, dont la bibliographie est abondamment présente dans cet ouvrage   . Depuis la fondation des premières universités, c’est-à-dire l’octroi des premiers privilèges par les autorités laïques et ecclésiastiques, jusqu’à la fin du XVe siècle, les évolutions de ces institutions ont été largement étudiées. Les communautés d’étudiants et de maîtres, organisées en « nations » et en collèges, ont également fait l’objet de travaux récents, notamment à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où Antoine Destemberg a soutenu cette thèse de doctorat   . Mais l’approche de cet ouvrage dépasse ce cadre pour s’intéresser à « l’imaginaire social » comme le sous-titre l’indique.

Car il s’agit bien ici d’une étude anthropologique d’un groupe qui cherche à construire, pour lui-même et pour les autres, une image et un « honneur » qui puissent peser dans la structure sociale et sa hiérarchie. La conception de l’honneur prise par Antoine Destemberg est clairement énoncée en introduction : « L’honneur est un imaginaire social, une lutte de présentation dont l’enjeu est la hiérarchisation de la structure sociale »   . En prenant en considération les apports des autres sciences sociales, la sociologie en particulier, l’objectif est d’observer un « processus d’objectivation sociale » à l’œuvre, expression qu’Antoine Destemberg reprend du sociologue des organisations Luc Boltanski   . Le cadre d’étude posé est celui des XIIIe-XVe siècles à Paris, sans exclure quelques points de comparaison avec d’autres universités françaises ou étrangères.

Les sources utilisées sont nombreuses et diversifiées, ce qui fait véritablement la richesse de cet ouvrage. Bien entendu, il était difficile de ne pas exploiter les statuts des nations et des collèges, les chartes et plus généralement tous les textes normatifs et juridiques qui encadrent l’université médiévale. Antoine Destemberg s’est également intéressé aux textes scolastiques produits par l’université et qui éclairent la vision que ces auteurs véhiculent sur leur groupe. Il a également traité un large corpus de sources littéraires, de textes moraux, religieux ou satiriques, qui utilisent la figure de l’universitaire, les sermons notamment ou les textes hagiographiques ; l’universitaire y est souvent traité comme un type social, positif ou négatif, qui nous informe sur l’image que renvoie l’université à l’extérieur de son groupe. Les chroniques sont également largement utilisées ainsi que leurs illustrations. Les sources de la pratique ne sont pas oubliées, tout particulièrement les sources judiciaires qui témoignent des relations de l’université et des universitaires avec les autorités publiques. Enfin, et c’est peut-être l’aspect le plus original de ce travail, les sources matérielles et archéologiques sont largement utilisées : les sceaux des universitaires, les tombes et inscriptions, qui complètent le riche dossier iconographique proposé en annexe. La couverture du livre illustre bien cet effort, il s’agit d’un bas-relief représentant le corps de l’université de Paris rassemblée pour l’« amende honorable » du prévôt de Paris : il s’agissait d’une peine infâmante qui force le coupable à reconnaître publiquement sa faute.

Antoine Destemberg distingue dans son plan trois types de fonctionnement de l’honneur des universitaires en tant qu’honneur communautaire. L’honneur fonctionne d’abord en relation avec les autres : le reste de la société et les autorités. Les universitaires cherchent à affirmer leur relation privilégiée avec le pouvoir royal : une relation qui atteint son point culminant avec le roi-sage Charles V. Au-delà de la présence très marquée des universitaires aux côtés de la personne royale dans l’iconographie, cette présence doit également se marquer dans la ville même, qui devient le théâtre de la mise en scène de l’honneur universitaire et de ses relations à la royauté, notamment lors des cortèges, des entrées royales ou des funérailles. L’ordre selon lequel l’université défile aux côtés des autres membres du corps social démontre bien les rivalités que celle-ci peut entretenir, notamment avec les membres du clergé régulier. Malgré ces efforts, la figure de l’universitaire n’est pourtant pas si bien perçue dans la société médiévale, si l’on en juge par l’analyse des exempla, ces courtes histoires servant à illustrer les sermons, et la littérature politique notamment : c’est une figure ambigüe, qui pouvait souvent tomber dans un vice typiquement universitaire, la « vaine gloire », le péché de celui qui croît pouvoir tout comprendre sans l’aide de Dieu. Au-delà de ce portrait moral à double tranchant, il est cependant certain que les universitaires sont perçus comme un groupe social distinct, avec une renommée propre.

L’image que l’université cherche à renvoyer va de pair avec la construction d’une conscience collective, d’un honneur communautaire. L’université comme communauté se construit de l’intérieur et de façon objective par des rites communs d’intégration – l’intégration des nouveaux étudiants appelés béjaunes en particulier – et par la mise en place d’une carrière, un cursus honorum témoignant de la gradation des honneurs dans la communauté. Mais de façon plus subtile, la communauté se construit également comme une communauté de paroles échangées, de serments. La construction d’une image destinée à ses propres membres se traduit également à travers les processions universitaires, expression même de la communauté en marche, mais également dans les efforts pour construire une memoria universitaire, qui est pourtant bien fragile dans les derniers siècles du Moyen Âge. L’élaboration de cette mémoire ou de cette Histoire communautaire passe par la célébration des funérailles de ses membres, des morts et des saints de l’université, pour créer une communauté qui dépasse la communauté des vivants, mais unit ceux-ci avec les morts, dans le contexte de la piété des XIVe et XVe siècles.

Enfin, l’honneur universitaire se révèle également dans les conflits et les relations de domination avec les autres membres de la société. Les sources judiciaires sont donc particulièrement importantes ici pour évaluer la manière dont l’université cherche à réparer son honneur quand il a été bafoué : les conflits avec les autorités civiles parisiennes sont fréquents et donnent lieu à des réparations dont le genre évolue dans le temps. Plus largement, les universitaires cherchent à affirmer leur honneur individuel car, comme l’affirme justement Antoine Destemberg, « l’honneur de l’universitas est le fruit d’une dialectique entre l’honorabilité individuelle de chacun de ses membres et l’honorabilité collective du groupe auquel ils appartiennent »   . Cela passe par la représentation des maîtres « en majesté », dans une mise en scène inspirée de l’iconographie royale ; mais cela passe aussi par des marqueurs individuels, comme les sceaux et la signature, qui ne rappellent pas toujours l’appartenance à l’université ou les grades obtenus. Antoine Destemberg conclut enfin sur une étude de l’honneur des universitaires comme un honneur masculin sexué, ce qui semble contradictoire avec le statut clérical de beaucoup d’entre eux. Pourtant, l’identité universitaire s’est également construite en lien avec des logiques de domination masculine, notamment par rapport aux femmes les plus proches – prostituées, femmes de bourgeois.

Grâce à une écriture agréable et au foisonnement de sources, Antoine Destemberg parvient à nous faire rentrer dans l’imaginaire social d’un groupe qui faisait de l’écrit et de la parole un métier, et qui a su s’en servir pour construire sa position et son honneur dans le cadre de la société française et parisienne, en relation étroite avec le pouvoir royal. Cette relation s’effrite cependant à la fin du Moyen Âge, à un moment où l’identité universitaire s’affirme pourtant avec le plus de force. La conception de l’honneur telle qu’elle est définie ici permet de rendre justice à ces évolutions chronologiques, aux distinctions entre acteurs au sein de cette vaste communauté : ce n’est jamais un bloc monolithique, mais toujours quelque chose de mouvant, en construction et en négociation entre les différentes forces en présence, entre les différents acteurs. Un concept fécond donc, qui pourrait être amené à être davantage utilisé en sciences humaines et sociales