Publiée sous la direction de Rémi Mathieu, l'Anthologie de la poésie chinoise propose un très riche parcours sur la poésie chinoise de l’Antiquité (-XIe siècle au -IIe siècle) aux époques moderne et contemporaine.

Publiée sous la direction de Rémi Mathieu, l'Anthologie de la poésie chinoise   propose un très riche parcours sur la poésie chinoise de l’Antiquité (-XIe siècle au -IIe siècle) aux époques moderne et contemporaine. La pratique de l’anthologie est en Chine aussi ancienne que la poésie elle-même. Le premier recueil est le Classique des poèmes (Shijing) attribué à Confucius au Ve siècle avant notre ère :

Plante grimpante dans le champ,
Sa rosée perle abondamment.
Il y a là belle personne,
Front radieux, charmant visage.
Cette rencontre inattendue
S’accorde bien à mon désir.


Ou encore :

La lune luit à son lever.
Charmante dame au beau visage
Dont la démarche nonchalante
Étreint mon cœur d’accablement.

La poésie chinoise n’est pas seulement l’expression de l’état d’âme d’un auteur. Elle délivre bien souvent un message complexe, politique ou philosophique. L’exemple vient de haut : le livre de Lao zi est, au -IVe siècle, un poème philosophique en vers parfois rimés. Ce fondateur du « taoïsme » a adopté cette forme élégante et convaincante, aisée à psalmodier, pour séduire princes et lettrés, dans son Classique de la Voie et de son efficience (Daode jing). Confucius a vanté les vertus multiples des poésies classiques qui édifient et instruisent leurs lecteurs.

Explicitement ou non, les poèmes chinois portent le message des trois enseignements qui ont dominé les pensées et les actes de tout un peuple : confucianisme, taoïsme et bouddhisme. Les uns se confondent avec les autres, quand ils ne se chevauchent pas en un syncrétisme comme la Chine seule en connaît, loin de tout dogmatisme, pour les poètes des Six Dynasties (220-589), avec l’apparition du taoïsme religieux, puis du bouddhisme. Il en va de même sous les Tang (618-907) où chacun de ces enseignements prend successivement la main, au nom d’enjeux qui ne sont pas seulement spirituels, mais aussi économiques et politiques. Wang Wei, Li Bai ou Han Yu, lettrés fonctionnaires en leur office, étaient adeptes de Confucius le jour, et devenaient sectateurs taoïstes de Lao Zi le soir, buvant sous la lune en aimable compagnie.

La dynastie des Tang constitue l’âge d’or de la poésie chinoise. On trouve même des vendeurs de poèmes sur les marchés. L’Intégrale des poèmes des Tang (Quan Tang shi) compilée en 1705-1706 par dix lettrés et publiée en 1707 par Cao Yin (1658-1712) recense environ 2 200 poètes et 48 900 poèmes ! Les poètes de cette période composent sur toutes les circonstances de la vie, ce qui fait de leurs poèmes une source d’information précieuse sur la société. Cette ferveur poétique s’explique par la stabilité politique doublée d’une grande prospérité économique. Les empereurs sont eux-mêmes poètes et font venir à la Cour de nombreux grands lettrés. Le statut des poètes change. Ils ne viennent plus exclusivement de la haute société ou de la noblesse. Le nouvel empire des Tang, qui a besoin d’une armée de serviteurs pour gérer ce pays en pleine croissance économique et territoriale, opte pour un système de recrutement des fonctionnaires par un examen ouvert à tous. La poésie devient l’épreuve reine pour l’examen du jinshi (« lettré accompli », docteur), concours le plus prestigieux où se présentent mille à mille cinq cents lettrés venus de toute la Chine. Cet âge d’or s’explique aussi par l’héritage des grands accomplissements de la poésie chinoise des époques précédentes. Pour Li Bai, la figure la plus marquante de l’époque Tang, qui vécut au VIIIsiècle, la poésie devrait être :

Une fleur de lotus sortant de l’eau pure,
Naturelle, dépourvue de toute décoration.

Jia Dao (779-943) donne une vision paisible de sa position géographique dans « Le studio du sud » :

Seul, allongé dans le studio du sud,
L’esprit tranquille et le regard vide.
Les monts viennent sur l’oreiller ;
Nul souci ne pénètre mon esprit.
Le rideau enroule la lune sur le lit ;
Le paravent barre le passage du vent.
Je me languis du printemps qui tarde ;
Il devrait se trouver à l’est de l’océan.

Son poème « Offert à un ami en plaisantant » constitue une belle définition de la poésie et de son travail :

Si, durant une journée, je ne compose pas de poèmes,
La source de mon cœur ressemble à un puits asséché.
Le pinceau et la pierre à encre constituent le treuil ;
Fredonner et déclamer figurent la corde enroulée.
Demain matin, j’irai encore une fois tirer de l’eau,
J’obtiendrai comme toujours fraîcheur et limpidité.
J’écris ces vers pour quelqu’un qui partage mes idées ;
Notre poésie recèle effort et tourment en quantité.

Li Shangyin (812-858) se décrit « Ivre sous les fleurs », dans un poème très sensuel et délicat :

L’arôme des fleurs et du vin m’enivre à mon insu ;
Appuyé à un arbre, au soleil couchant je m’assoupis.
En pleine nuit, je me réveille, les invités ont disparu ;
Une bougie rouge en main, j’apprécie les fleurs flétries.

Un poète anonyme de la même période écrit un « Poème » qui fait écho au carpe diem que nous connaissons mieux :

N’adorez pas votre veste aux fils dorés ;
Adorez plutôt votre belle jeunesse.
Les fleurs sont là, cueillez-les aussitôt ;
À quoi bon couper des tiges dénudées ?

Dans la Chine ancienne, classique et moderne, l’écriture poétique constitue le domaine central de la culture. La poésie est connectée à d’autres arts auxquels elle sert de pivot et de support : littérature en prose, calligraphie, musique, peinture, écrits politiques et philosophiques, voire religieux. Un beau poème est d’abord une pièce bien calligraphiée, qui donne envie de le lire dans cette forme vivante d’écriture. Le style calligraphique exprime l’intention du poème plus subtilement que ne le ferait un tableau. C’est ainsi qu’un fragment de calligraphie représentatif de chaque période illustre dans cette édition une époque, un style, un paysage de l’écriture et donne une image changeante de ce qu’est la lecture d’un texte chinois. Les poètes les plus talentueux ont été des peintres et des calligraphes, comme Wang Xizhi (321-379), Wang Wei (700-761), Bay Juiyi (772-846) :

Le vent remue l’écume : mille pétales de fleurs ;
Les oies touchent le ciel : une rangée de caractères.

La poésie de paysage rejoint la peinture de « montagne et d’eau » en laquelle l’homme est un point qui semble perdu dans l’immensité d’un site dont il est cependant partie prenante. Le paysage est presque toujours extérieur (yang), naturel, et rarement intérieur (yin), domestique.

Toute la partie sur les époques moderne et contemporaine est passionnante. Avec le XXe siècle, la poésie chinoise a connu une véritable révolution, au contact de l’Occident et avec la création d’une langue poétique moderne, dans la mouvance du baihua, « langue pour tous ». Le poète Guo Moruo (1892-1972) opte sous l’influence de l’Américain Walt Whitman pour le vers libre. Les poètes ne sont plus des fonctionnaires de l’Empire, comme leurs aînés, mais des écrivains gagnant leur vie par leurs activités littéraires. La traduction des poètes étrangers joue un grand rôle dans l’élaboration d’une nouvelle langue poétique. Rabindranath Tagore, le poète bengali, est un des premiers poètes à venir en Chine. Des poètes chinois ayant voyagé et étudié au Japon, aux États-Unis ou en Europe, deviennent de grands traducteurs de la poésie du monde et s’essaient même à des formes de la poésie occidentale comme le sonnet : c’est le cas de Feng Zhi (1905-1993). Les « Fragments » de Bian Zhilin (1910-2000) sont très émouvants :

Debout sur le pont tu regardes le paysage,
Celui qui à l’étage regarde le paysage te regarde.

La lune brillante a orné ta fenêtre,
Et toi tu ornes le rêve d’un autre.

On trouvera aussi des poèmes de Mao Zedong, comme « Kunlun » qui finit avec ces vers :

La Grande Paix régnerait en ce monde
Le globe entier partagerait ta chaleur, tes frimas.

Chantal Chen-Andro qui a dirigé cette dernière section a eu la bonne idée de finir le recueil sur un « Poème en dédicace » de Haizi, poète né en 1964 qui s’est suicidé en 1989 :

Livre homicide livre du monde
Accueille les dernières lueurs d’or de ce monde
Avec humilité je m’accueille moi-même
Laisse le soleil chasser l’aube

Le soleil chasser l’aube
Bouger mon poème

Il faut saluer le travail de tous les collaborateurs de cette anthologie qui rend compte de trois mille ans de poésie chinoise en deux fois moins de pages : ils font le choix des plus beaux textes, jades entre les cailloux, en les éclairant de leur savoir et de leur sensibilité grâce à des introductions pour chacune des huit grandes périodes et à des notes nombreuses qui les remettent en contexte et permettent de les apprécier. Cette édition comporte aussi un tableau chronologique, un tableau des transcriptions, une carte de la Chine, une table des auteurs. Elle s’adresse aussi bien aux profanes à qui elle fournit une occasion rêvée de partir dans une découverte curieuse de cette poésie, qu’aux amateurs éclairés et aux spécialistes, grâce à une bibliographie très riche et des notes très précieuses, bien caractéristiques de cette collection et de ses ambitions, tout à fait atteintes dans ce très beau livre


Anthologie de la poésie chinoise
, sous la direction de Rémi Matthieu, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015