Une monographie du Canada au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, rééditée près de 70 ans après sa rédaction, qui surprend par la nature visionnaire de ses analyses.

À première vue, la décision de rééditer l’ouvrage Le Canada. Puissance internationale du géographe André Siegfried peut surprendre : publié en 1947, quel pourrait être l’apport contemporain de cette monographie du Canada au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, hormis celui de témoignage historique ? En effet, malgré la préface de Jean-Michel Lacroix, professeur émérite de civilisation nord-américaine, le lecteur reste sur sa faim quant aux motivations de cette réédition. Près de soixante-dix ans après sa rédaction, l’ouvrage de Siegfried est-il encore pertinent pour comprendre le Canada d’aujourd’hui ?

À demi-mot, la préface laisse entrevoir les motivations de cette réédition, sans jamais toutefois les énoncer explicitement : l’ouvrage d’André Siegfried témoignerait de qualités d’analyse visionnaires quant aux évolutions du Canada dans la seconde moitié du XXe siècle, analyses qui seraient toujours pertinentes pour les études canadiennes contemporaines. Les principaux faits biographiques de l’auteur, qualifié de « Tocqueville du Canada » sont également présentés rapidement et le contenu des différents chapitres est décrit plus en détails. Jean-Michel Lacroix conclut ainsi que « L’ouvrage pionnier de Siegfried sur le Canada conserve toute sa saveur à l’heure actuelle »   .

André Siegfried (1875-1959) est avant tout connu pour ses travaux de géographie politique, notamment le Tableau politique de la France de l’Ouest (1913) et la Géographie électorale de l’Ardèche sous la Troisième République (1949), mais beaucoup moins pour ses essais de relations internationales et ses monographies. Ce géographe a en effet parcouru le monde et accordé une grande place aux voyages de terrain dans ses écrits. Le Canada. Puissance internationale est ainsi une monographie très complète du pays, mise à jour au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

L’ouvrage réédité ici correspond à la 4e édition d’un livre originellement publié en 1937. L’ambition initiale de Siegfried était d’étudier « la position internationale du Canada dans l’équilibre économique et politique du XXe siècle »   . Les analyses de Siegfried s’ancrent dans une bonne connaissance géographique du Canada – il a à plusieurs reprises traversé le pays d’est en ouest – étalée sur presque cinquante ans, l’auteur y ayant effectué des voyages réguliers entre 1898 et 1945. C’est d’ailleurs à l’occasion de son dernier séjour canadien qu’il a ressenti la nécessité de remanier son ouvrage, afin d’inclure les profondes transformations du pays, induites par la Seconde Guerre mondiale, notamment sur son secteur manufacturier. La reproduction des préfaces de la première et de la quatrième éditions donne alors à voir les évolutions des analyses de Siegfried sur le Canada.

Le livre est divisé en quatre parties, de longueurs inégales, qui traitent respectivement de la géographie (deux chapitres, 27 pages), de la démographie (quatre chapitres, 45 pages), de l’économie (cinq chapitres, 74 pages) et de la politique (six chapitres, 88 pages) du Canada. Ce découpage thématique reflète une organisation du propos qui apparaît datée aujourd’hui. Les nombreuses illustrations sont à souligner puisque le livre comporte par moins de treize cartes.

Selon Siegfried, le Canada est fondamentalement tiraillé entre Nord et Sud tout d’abord, Ouest et Est ensuite, des oppositions qui s’expliquent par les héritages historiques et les caractéristiques géographiques du pays. C’est ainsi une grille de lecture à quatre entrées qui est proposée par l’auteur pour comprendre les dynamiques canadiennes, opposant d’une part un est québécois sous influence francophone et française avec un ouest marqué par la domination de la civilisation britannique, et opposant d’autre part un Grand nord qui incarne l’originalité canadienne avec la bordure méridionale du pays qui peine à se distinguer des États-Unis voisins.

Dans l’articulation de ces axes de lecture réside la caractéristique principale du Canada, à savoir sa « dualité » à l’origine du « problème canadien »   . Selon Siegfried, cette tension est à l’origine de la force du Canada, mais aussi de sa plus grande faiblesse : le pays est « né de cet équilibre entre deux attractions », or si cet équilibre venait à se rompre, « c’est l’existence même du Canada qui serait remis en question »   . L’ouvrage est ainsi construit sur la mise en regard des « Canadiens français » et des « Canadiens britanniques », qui révèle une « opposition de religion, exprimant le contraste essentiel de deux civilisations, de deux traditions, de deux conceptions de la vie »   . En cela, le propos de Siegfried semble toujours d’actualité, au vu des difficultés pour le Canada de combiner ses deux principaux héritages culturels, francophones et anglo-américains.

Dès lors, Siegfried s’émeut du danger représenté par une possible « américanisation » des « Canadiens français », qui résulterait de la lente mais inéluctable attraction exercée par les États-Unis. La proximité états-unienne revient en effet comme un leitmotiv tout au long de l’ouvrage, proximité contre laquelle le Canada doit lutter pour affirmer son autonomie et sa spécificité. L‘auteur va jusqu’à parler de « paradoxe politique » canadien qui s’exprime par le fait que le Canada n’a « aucune personnalité particulière, et aucune différence géographique ne le sépare au Sud de son grand voisin ; d’où un problème de gravitation »   . Le combat avec les États-Unis est plus loin présenté comme perdu d’avance : « Pour se défendre de ce grand frère géant, [le Canada] est condamné, on le comprend, à se faire lui-même américain, et, quoi qu’il fasse, il risque toujours d’être une annexe, « brillant second », mais second quand même. »  

Dès le milieu du XXe siècle, Siegfried a ainsi su mettre en évidence la complexe construction identitaire canadienne, tiraillée entre langues française et anglaise, entre héritage européen et influence états-unienne. On est alors agréablement étonné de relever tout au long de l’ouvrage des analyses encore pertinentes aujourd’hui pour comprendre le Canada contemporain, voire des réflexions visionnaires. Siegfried a su pressentir les évolutions du Canada qui l’ont profondément transformé dans la seconde moitié du XXe siècle. Les éléments les plus marquants sont la lucidité de l’auteur sur l’importance de l’immigration dans la constitution du Canada    ; la modernité de la condamnation de la mécanisation de l’agriculture et des conséquences environnementales négatives qu’elle engendre    ; la prémonition de l’ALENA    ; ou encore les analyses visionnaires sur le rôle géostratégique du Grand Nord, aussi bien dans les secteurs minier, des transports, ou encore de la défense militaire.

Plus largement, Le Canada. Puissance internationale est un ouvrage qui se caractérise par de belles descriptions littéraires, notamment des paysages du Grand Nord et des plaines agricoles, et par un véritable souci de scientificité du propos. On peut ainsi noter les références nombreuses aux statistiques (recensement de 1941) et la présence de cartes, qui peuvent intéresser aussi bien l’historien que les adeptes de géographie historique.

Néanmoins, l’ouvrage apparaît daté sur plusieurs aspects, ce qui peut éventuellement gêner un lecteur peu habitué aux ouvrages de cette époque. Le vocabulaire employé témoigne d’usages d’un autre temps, particulièrement quand Siegfried traite des questions d’immigration, comme en témoigne l’emploi de termes qui seraient aujourd’hui considérés comme racistes. On peut aussi reprocher à Siegfried une analyse parfois binaire, opposant de façon presque manichéenne les « Canadiens britanniques » et les « Canadiens français », notamment dans l’analyse des pratiques agricoles. Derrière cette opposition binaire de « l’entrepreneur de culture » britannique qui rechercherait avant tout le « confort » et « le paysan lié à la polyculture » français, qui témoignerait de qualités de sacrifice et d’épargne, transparaît une valorisation quelque peu archaïque de l’agriculture vivrière et une dénonciation très forte de l’agriculture capitaliste dominante dans l’ouest du Canada.

Enfin, le principal reproche que l’on peut faire à cette publication est l’absence d’un véritable travail d’édition. L’absence d’annotations et de commentaires explicatifs atténue fortement l’appréhension de l’ouvrage de Siegfried pour le lecteur contemporain. La quatrième partie souffre plus particulièrement de cette absence : la compréhension des enjeux politiques est difficile pour le non-spécialiste, Siegfried ne précisant le plus souvent pas les fonctions exactes des hommes politiques dont il parle, ni n’explicite les événements politiques et historiques qui ont façonné la vie politique canadienne dans la première moitié du XXe siècle. La quatrième partie, pourtant la plus longue, est dès lors la moins accessible de l’ouvrage, ce qui réduit fortement la portée de cette réédition.

En conclusion, la lecture de l’ouvrage d’André Siegfried Le Canada. Puissance internationale souffre d’une absence d’un véritable travail d’édition et d’annotation qui limite la compréhension pour le lecteur contemporain. L’ouvrage intéressera avant tout les historiens et les spécialistes du Canada, déjà familiers des caractéristiques du pays. Cette monographie présente néanmoins l’intérêt de révéler une facette peu connue des écrits de Siegfried, et interpelle un lecteur contemporain sur la précocité et le caractère visionnaire des analyses de ce géographe, longtemps ignoré par la communauté géographique