La rencontre qui a eu lieu le 6 février dernier à l'Odéon–Théâtre de l'Europe, dans le cadre des « Bibliothèques de l'Odéon » souhaitait se consacrer à une interprétation des droits des afro-américains et à Martin Luther King à l'aune de différents grands textes afro-américains marquants de cette période   . En présence de Marc Porée (professeur de littérature à l'ENS) et Marc Crépon (directeur du département de philosophie de l'ENS), cette rencontre intitulée « le double piège de l'identité (autour de Martin Luther King) : l'épreuve de la haine » s'inscrivait, de manière involontaire, en écho aux révoltes de Ferguson.

La haine de soi et la haine de l'autre

Pourquoi parler de « double piège » de l'identité ? Tout simplement, parce que dans une situation d'oppression, la question de l'identité peut présenter deux périls. Le premier est le déni de sa propre identité, c'est-à-dire la honte d'être soi, le non-respect de soi ou, plus grave et dévastateur, la haine de soi. La mémoire de la servitude, l'héritage de la peur amènent à s'adapter à un ordre qui peut sembler immuable, ce qui n'est pas sans faire écho aux discours de la Boétie sur l'asservissement volontaire. L'autre danger est celui de la haine de l'autre. Cette voie se dégage lorsqu'on veut échapper à la haine de soi. Cette haine de l'autre se nourrit d'un sentiment de revanche, de ressentiment et se construit dans sa dimension aussi bien individuelle que collective à travers un impératif : « Dis-moi qui tu hais, je te dirai qui tu es et si tu es celui que tu dois être ». Elle constitue durant les années pré-Civil Rights une composante importante de l'identité noire américaine de l'époque.

L'insoutenable attente

C'est de cette alternative sans issue que Martin Luther King veut sortir. Toutefois, si la non-violence est le mode d’action du pasteur, il n'en reste pas moins que celui-ci estime nécessaires les actions directes de désobéissance civile. En avril 1963, il écrit, en prison, une missive aux « Blancs modérés », qui affirment que les activistes noirs sont trop « impatients ». Cette lettre absolument remarquable, lue durant la conférence, dont la dernière partie constitue une litote d'une grande force, souligne à travers un ton gentleman, l'insoutenable attente et frustration.

« Ceux qui n’ont jamais senti le dard brûlant de la ségrégation raciale ont beau jeu de dire : « Attendez ! ». Mais quand vous avez vu des populaces vicieuses lyncher à volonté vos pères et mères, noyer à plaisir vos frères et sœurs ; quand vous avez vu des policiers pleins de haine maudire, frapper, brutaliser et même tuer vos frères et sœurs noirs en toute impunité ; quand vous voyez la grande majorité de vos vingt millions de frères noirs étouffer dans la prison fétide de la pauvreté, au sein d’une société opulente ; quand vous sentez votre langue se nouer et votre voix vous manquer pour tenter d’expliquer à votre petite fille de six ans pourquoi elle ne peut aller au parc d’attractions qui vient de faire l’objet d’une publicité à la télévision ; quand vous voyez les larmes affluer dans ses petits yeux parce que ce parc est fermé aux enfants de couleur ; quand vous voyez les nuages déprimants d’un sentiment d’infériorité se former dans son petit ciel mental ; quand vous la voyez commencer à oblitérer sa petite personnalité en sécrétant inconsciemment une amertume à l’égard des Blancs ; quand vous devez inventer une explication pour votre petit garçon de cinq ans qui vous demande dans son langage pathétique et torturant : « Papa, pourquoi les Blancs sont si méchants avec ceux de couleur ? » ; quand, au cours de vos voyages, vous devez dormir nuit après nuit sur le siège inconfortable de votre voiture parce que aucun motel ne vous acceptera ; quand vous êtes humilié jour après jour par des pancartes narquoises : « Blancs », « Noirs » ; quand votre prénom est « négro » et votre nom « mon garçon » (quel que soit votre âge) ou « John » ; quand votre mère et votre femme ne sont jamais appelées respectueusement « Madame » ; quand vous êtes harcelé le jour et hanté la nuit par le fait que vous êtes un nègre, marchant toujours sur la pointe des pieds sans savoir ce qui va vous arriver l’instant d’après, accablé de peur à l’intérieur et de ressentiment à l’extérieur ; quand vous combattez sans cesse le sentiment dévastateur de n’être personne ; alors vous comprenez pourquoi nous trouvons si difficile d’attendre. »

Littérature afro-américaine

La littérature afro-américaine a été abordée par Marc Crépon et Marc Porée. Après un détour par les différentes mouvements de la littérature afro-américaine (du récit d'esclavage à la naissance de la littérature afro-américaine et la fierté d'être noir en passant par James Baldwin et les écrivains contemporains qui souhaitent s'extraire de l'étiquette de la Black fiction), les intervenants se sont attardés sur Black Boy de Richard Wright, en soulignant le sort tragique et inéluctable qui est réservé au protagoniste tout en notant que les dernières pages du livre sont celles d'un héros apaisé.

La non-violence absolue

Enfin, les intervenants ont souhaité expliciter ce que l'on entendait par la « non-violence », philosophie de Martin Luther King, fils et petit-fils de prédicateur, mais aussi philosophie de Ghandhi. Pour le religieux américain, il s'agit de se désolidariser du système violent de l'oppresseur, celui-ci se trouvant dès lors acculé face à ses « ennemis ». Les intervenants ont ainsi souligné que cette « non-violence active » pouvait se résumer ainsi :

- Cette non-violence active est une véritable résistance et non synonyme de passivité ou lâcheté.
- A travers cette résistance, il ne s'agit pas d'humilier ses adversaires mais de gagner leur compréhension.
- La lutte ne se fait pas contre les individus qui font le mal mais contre le mal lui-même, la lutte est principielle non individuelle.
- Il ne s'agit pas de lutter contre les blancs (noirs contre blancs) mais contre un système (la justice contre l'injustice).
- Cette action s'oppose à la loi du talion.
- Cette philosophie est fondée sur la conviction que le monde et l'avenir se situent, à terme, du côté du juste.

Enfin, on ne pouvait pas faire abstraction du célébrissime discours « I have a dream » : la conférence s'est donc conclue par les mots de l'orateur et humaniste américain