Eva Illouz livre une étude fine et inédite de nos rapports amoureux à l'aune des mutations de la modernité, et, au premier chef, de la montée en puissance de l'individu.

En 1977, Roland Barthes déplorait l’absence de discours théorique venant soutenir le discours amoureux, et dénonçait son statut de sans domicile fixe des sciences humaines   . Le langage de la science serait inapte à rendre compte du phénomène, et le seul discours amoureux possible serait celui de la subjectivité pure, c’est à dire celui de la création littéraire   . Eva Illouz prend le contrepied de cette position et analyse nos rapports amoureux à l’aune des mutations de la modernité, et, au premier chef, de la montée en puissance de l’individu. Mettant à profit son parcours interdisciplinaire – elle a étudié la littérature, la sociologie, elle a également été la directrice de la très prestigieuse école des Beaux-Arts Bezalel – elle nous montre que le cœur obéit lui aussi à une rationalité, contrairement au fameux adage. Il suffit d’y être assez attentif pour en découvrir les règles. Mais les termes qui structurent cette rationalité du choix amoureux ont changé, car le marché matrimonial s’est dérégulé. C’est ce que cette professeure de sociologie à l’université hébraïque de Jérusalem se propose d’explorer dans ce livre.

La première partie de l’ouvrage est consacrée à une analyse historique, construite sur un corpus hétéroclite. Sa richesse tient aux choix des sources, populaires, comme les magazines féminins, et littéraires, comme les romans de Jane Austen. Elles sont complétées par des témoignages : des lettres de femmes du XIXe, des entretiens avec des femmes d’aujourd’hui. Cette manière unique de croiser les regards permet de rendre toute sa densité au sujet traité. L’intention est de mettre à jour les topoi de l’époque précédente, qui vont servir de base à la démonstration d’Eva Illouz : alors que notre manière de concevoir et de rêver l’amour n’a pas changé, la structure sociale et économique qui régit les relations amoureuses elle, s’est considérablement modifiée. Comment ces changements sociaux économiques affectent notre manière d’aimer ?

Ce changement se traduit par une mutation dans l’architecture du choix. Loin d’être un choix purement individuel, les choix amoureux reflètent au XIXe siècle un équilibre entre des préférences familiales, professionnelles et individuelles. En conséquence, il s’agit de mettre en avant la conformité avec un ordre social. La souffrance amoureuse est donc considérée positivement, comme une épreuve visant à tester ce qu’Eva Illouz appelle le « caractère », c’est à dire la capacité de l’individu à faire passer des intérêts sociaux avant ses intérêts individuels. A l’inverse, le choix amoureux est aujourd’hui ouvert, il ne tire sa légitimité que des préférences individuelles singulières. Parce que le choix amoureux doit être l’expression de la plus profonde intimité d’un individu, le rejet amoureux est vécu d’abord comme un rejet de sa propre personne, et non d’une situation économique ou sociale extérieure.

L’individu est désormais seul maitre et juge de ses choix amoureux. Cette individualisation du choix fait passer la décision amoureuse d’une justification objective (le partenaire a une bonne position, vient d’une bonne famille) à une justification ancrée dans la subjectivité (je l’aime). Mais cette subjectivation du choix amoureux ne veut pas dire simplification. Eva Illouz le souligne : « la faculté de choix, loin d’être fondée sur une affectivité pure, requiert dans les faits un discours affectif et cognitif complexe pour évaluer les partenaires, pour s’autoconsulter sur ce que l’on ressent, et prévoir sa propre capacité à soutenir ces émotions. »   Face à l’inculpation de la responsabilité individuelle et le recours à des schémas psychologiques pour expliquer l’échec amoureux, Eva Illouz rappelle le rôle des contraintes sociales qui pèsent sur l’individu.

Quels sont dès lors les critères du choix amoureux moderne ?

1-         Le choix amoureux repose d’abord sur l’évaluation des partenaires potentiels. Or, du fait de l’élargissement considérable des options possibles, le sujet éprouve une impression d’abondance réelle ou imaginée des partenaires, liée à l’effondrement des structures traditionnelles qui orientaient le choix : la religion, le statut social, etc. La capacité à fixer son amour sur un objet unique est alors entravée.

2-         Le choix amoureux moderne est un plébiscite de tous les jours qui doit être validé par la production constante de sentiments. Cette évaluation permanente de ses propres sentiments s’effectue à travers l’introspection. Eva Illouz rejoint ici les analyses du souci de soi, d’abord mis en lumière par Foucault   . Le souci de soi correspond à un travail entrepris sur soi-même pour régler son rapport à l’autre à sa propre subjectivité. Cet examen rationnel de ses sentiments encourage un mode essentialiste de la prise de décision : elle n’est plus le fruit d’une adaptation à un contexte mais l’expression de l’essence de l’individu.

3-         Cette introspection inquiète et constante conduit à sans cesse opposer contrôle de soi et émotion spontanée. Ainsi, le choix amoureux opère des allers et retours entre ces deux pôles.

Cette dérégulation du choix amoureux, qui s’exprime par la disparition de critères objectifs, s’imposant à l’individu, conduit à rapprocher choix amoureux et choix de consommation. « Pour la raison précise qu’ils se caractérisent par une dérégulation des mécanismes du choix, les marchés matrimoniaux créent des formes de choix de plus en plus similaires à celles qui ont cours sur les marchés de consommation. Le choix du consommateur est une catégorie culturellement spécifique du choix, exercé à travers une combinaison délibération rationnelle, de raffinement du goût et de désir de maximiser utilité et bien être. »

Cette analyse montre la porosité entre les logiques de marché et notre manière d’interagir avec autrui. Dans la lignée des travaux ouverts par Michael Sandel   , Eva Illouz montre que le domaine de l’amour, pourtant supposé a-économique, témoigne du passage d’une économie de marché à une société de marché.

Deux tendances au cœur des mutations du capitalisme trouvent également leur expression dans le discours amoureux : les techniques de rationalisation (dont l’application de rencontres en ligne Tinder est un bel exemple) et l’importance prise par les émotions fictionnelles, c’est à dire les émotions ressenties par anticipation, qui reposent largement sur les capacités d’imagination du sujet. La part croissante de ces projections dans des rêves de bonheur amoureux dès le premier rendez-vous s’explique par leur sollicitation constante par la publicité.

Un féminisme renouvelé ? La question de l’inégalité de genre dans l’expérience amoureuse

Cette nouvelle architecture du choix conduit à renforcer la compétitivité du marché amoureux. Or, cette compétition amoureuse n’affecte pas de la même manière les hommes et les femmes : elle se traduit par une « phobie de l’engagement » qui s’exprime de manière genrée, touchant principalement la gent masculine. Ce sont les hommes qui sur le plan économique bénéficient le plus de la situation maritale. Les femmes souffrent donc d’une situation paradoxale : elles ont moins d’intérêt que les hommes à se marier, et pourtant, elles reçoivent plus d’injonctions sociales.

Ainsi, le livre d’Eva Illouz ouvre une nouvelle voie au féminisme moderne. Loin des débats essentialistes sur le féminisme, Eva Illouz a le mérite de proposer une alternative, sur un ton pragmatique   . Une partie des souffrances amoureuses des femmes s’explique non pas par leur incapacité affective ou par des traumatismes d’ordre psychologique, mais par une structure économique et sociale.

Cette lecture comporte toutefois le risque de tomber dans un discours réificateur : essentiellement destiné aux femmes, il peut être interprété comme enfermant les individus dans des identités de genre, ce que des penseurs comme Judith Butler   , grâce à la notion de queer, cherchaient à éviter.

L’exception culturelle française ?

Au terme de la lecture, deux remarques peuvent venir contrebalancer l’analyse d’Eva Illouz. Premièrement, ces mutations du choix amoureux affectent d’abord une classe privilégiée. Le mariage dans les classes populaires est encore une institution prédominante, comme en témoigne l’âge de mariage, qui intervient relativement tôt. En outre le livre décrit des mécanismes, dont le fameux moment du premier rendez-vous formel, ou « date », qui affectent peu la société française, alors qu’ils sont centraux en Israël ou aux Etats-Unis. A cet égard, il semblerait que la France conserve son statut d’exception culturelle. Mais pour combien de temps ?