La redécouverte de Marsile de Padoue comme philosophe gibelin invite à repenser la place du philosophe dans l'histoire des idées non plus en terme de tournant mais en terme de dynamiques, c'est-à-dire en observant comment les idées produisent des faits.

Lors de sa parution en italien, le livre de Gianluca Briguglia, intitulé en toute simplicité Marsilio da Padova   , avait rencontré un véritable succès, suscitant des critiques enthousiastes aussi bien de la part des spécialistes que d’un public plus large désireux de découvrir cette figure que Thomas Prügl a qualifiée de « moderne homo politicus ». Les éditions Classiques Garnier sont à l’origine de l’heureuse initiative de publier le livre en français et de rendre ainsi accessible cette introduction à la pensée du penseur padouan   .

D’emblée, nous devons préciser que si nous employons le terme d’ « introduction » c’est en suivant l’exemple de l’auteur   . Ce serait déjà une aide précieuse, tant l’œuvre du philosophe continue de décontenancer les lecteurs par sa richesse et, pour ainsi dire, sa profusion de sens, mais le lecteur ne peut en rester là. En réalité, il s’agit d’un ouvrage proposant une vision d’ensemble du projet philosophico-politique de Marsile de Padoue, d’une relecture critique de l’historiographie marsilienne et enfin d’une contextualisation du rôle de Marsile, les trois aspects n’en faisant en réalité qu’un seul. C’est donc un livre au projet ambitieux et s’attelant à une tâche importante, ne serait-ce qu’en raison de l’immense bibliographie sur le sujet dont celle consultable à la fin de l’ouvrage donne un très pertinent, bien que forcément incomplet, aperçu. D’aucuns y ont même vu une manière de philosopher « avec » Marsile de Padoue   , le livre étant alors compris comme une méthode marsilienne, dans toutes les acceptions que peut recouvrir ce terme.

Faire de l’histoire des idées politiques, faire de l’histoire de la philosophie, philosopher

L’ouvrage se divise en quatre parties équilibrées et le propos s’organise « en suivant la chronologie des œuvres et des thèmes et cherche[ra] à rendre le plus souvent compte des paroles mêmes de Marsile »   . La première partie, nommée « quand les faits génèrent des idées (et les idées produisent des faits) » se concentre sur le cadre historique et biographique de l’œuvre ainsi que sur ses horizons épistémologiques. La deuxième partie traite de la première partie du défenseur Defensor Pacis, la troisième de la deuxième – et troisième partie, même si celle-ci ne fait qu’une vingtaine de pages – du Defensor Pacis et la quatrième d’autres œuvres de Marsile dont : le Defensor Minor.

La première partie pourrait apparaître au lecteur pressé comme un utile résumé des « années Marsile »   . Toutefois, celle-ci est infiniment plus riche. Son premier mérite, et non des moindres, est de rétablir le contexte de production des œuvres selon une trame vaguement chronologique. A ce propos, Gianluca Briguglia montre clairement que Marsile est un acteur pleinement engagé dans son temps et que, contre toute tentative d’en faire une lecture intemporelle, il convient de voir tout ce que ses œuvres peuvent avoir de conjoncturel. Mais ce qui constitue peut-être l’intérêt majeur de cette partie est qu’elle répond aux exigences d’une histoire intellectuelle telle qu’on peut la souhaiter, c’est-à-dire d’une histoire de la pensée où les philosophes lisent les historiens et les historiens les philosophes   .

Marsile n’est pas un penseur ex nihilo dont la pensée serait descendue du ciel des idées toute armée pour lutter contre le pouvoir pontifical. Au contraire, Marsile s’inscrit dans un certain nombre de milieux que la recherche marsilienne la plus récente parvient de mieux en mieux à identifier. On parvient ainsi à circonscrire un groupe de penseurs padouans   , le milieu parisien dans lequel Marsile a évolué   , ou encore la relation qu’il a entretenue avec Jean de Jandun   . On a ainsi une idée des conditions sociales des productions intellectuelles de Marsile.

Qui plus est, loin de se contenter de prendre seulement en compte les sociabilités marsiliennes, l’auteur dresse aussi le panorama de l’Italie des cités ainsi que de la lutte qui oppose le pape et l’Empereur, toile de fond des œuvres marsilienne mais aussi situation sur laquelle Marsile entend peser de tout son poids. Sa volonté de rejoindre Louis IV de Bavière   , duc de Bavière, puis empereur du Saint-Empire-Romain-Germanique, se concrétise « peut-être dès 1325 »   . Marsile agit donc en fonction d’une visée politique. Toutefois, et c’est là que l’étude de chaque œuvre doit nous permettre de porter un jugement nuancé, les rapports entre Marsile de Padoue et Louis de Bavière ne sont pas les mêmes au moment de la parution du Defensor Pacis, vers 1325-1326, et lors de la parution du Defensor Minor en 1342   . Ces différents éléments permettent à l’auteur de sortir de la problématique dépassée des influences, pour restituer tout ce qui constitue la spécificité et l’originalité des thèses de Marsile. Sur ce point, l’ouvrage de Gianluca Briguglia constitue un modèle dont on ne peut qu’espérer que les épigones se multiplieront.

Marsile de Padoue, une pensée ecclésio-politique de combat

L’œuvre de Marsile de Padoue n’est donc pas une réflexion politique désincarnée mais une œuvre de combat dirigée contre la papauté et ce que le Padouan estime être les dérives d’une théocratie pontificale.

La première partie du Défensor pacis pose les fondements de l’anthropologie marsilienne   . La lecture suivie de la première dictio permet de retrouver l’origine de l’autorité ainsi que ce qui constitue le gouvernement et la stabilité du système institutionnel   . L’auteur analyse avec pertinence la promotion de l’ « ensemble des citoyens » comme source instituante d’autorité. Néanmoins, il se garde d’en faire un hypothétique héraut de la démocratie. D’autant qu’il montre en même temps que l’argumentation de Marsile se fonde sur les sources chrétiennes, à savoir les Ecritures et la Tradition. A cet égard, Gianluca Briguglia prévient de toute tentation anachronique de faire de Marsile de Padoue un précurseur du contrat social, une sorte de Rousseau égaré au Moyen Âge.

Cette anthropologie a des implications politiques et ecclésiologiques   . Il s’agit aussi d’une véritable machine de guerre philosophique contre le pape   . La critique marsilienne est double. D’une part, le pape ne peut prétendre à aucune supériorité sur les autres clercs. Le Padouan réfute le « pouvoir des clefs » (Mt, 16-19), tout comme la Donation de Constantin ou encore les décrets pontificaux   , dans une argumentation serrée visant à mettre à bas l’ensemble des sources ou des exemples historiques sur lesquels se fondent les penseurs pontificaux pour asseoir l’autorité pontificale. Concrètement, Marsile apparaît comme un ardent défenseur du conciliarisme dans le domaine spirituel   . D’autre part, Marsile, grâce à une analyse lexicale que Gianluca Briguglia recompose avec finesse, nie toute possibilité pour le spirituel de s’immiscer dans le temporel. En somme, les juridictions ecclésiastiques sont pour le philosophe une absurdité dangereuse qui n’est pas sans constituer une déviation dangereuse du message du Christ.

Cependant, si dans le Defensor Minor, la figure de l’empereur apparaît comme le garant de l’autorité face au pape et le dépositaire de la souveraineté, la troisième partie du Defensor pacis est plus compliquée. Il s’agit d’une sorte de programme politique, partant des acquis de la réflexion des deux parties précédentes. Or comme le dit Gianluca Briguglia : « il s’agit en tout cas d’un appel à une entreprise extrêmement importante et ambitieuse, d’un programme de vaste portée. Le destinataire principal de ce manifeste (à l’action) pourrait alors être l’empereur mais pas seulement : on peut y voir aussi le vaste réseau de seigneurs, de communautés, de cités, de sujets politiques et d’ecclésiastiques engagés dans la lutte contre Jean XXII »   .

La lecture de ce livre permet ainsi de revenir sur le projet de Marsile. Loin de promouvoir un programme philosophiquement révolutionnaire, celui-ci apparaît comme le brillant ordonnateur de la pensée gibeline de ce temps-là   . Pour autant, il ne s’agit pas de discréditer l’œuvre du Padouan qui se révèle féconde sur le plan philosophique une fois que le lecteur a fait l’effort de retrouver les enjeux du débat qui, s’ils ne se formulent plus en des termes similaires, peuvent néanmoins toujours intéresser le lecteur. C’est le cas pour la question de la souveraineté, du garant de cette souveraineté et sur ce que cette configuration a de bénéfique pour l’homme.

Les usages de Marsile

Il est toujours intéressant de se pencher sur les usages que l’on fait d’une pensée après la mort de celui qui en fut l’instigateur   . Cet effort réflexif s’avère enrichissant à plusieurs titres. Tout d’abord, il permet de revenir sur les grilles de lectures qui se sont accumulées autour de l’œuvre marsilienne. On a ainsi pu faire de Marsile un précurseur de Luther   , un précurseur de la modernité   , voire de la laïcité   .

Sur un deuxième plan, l’auteur rappelle les deux courants qui se sont illustrés par leur lecture normative de Marsile de Padoue. Le premier est celui qui voit dans Marsile un promoteur de l’idée républicaine et dont Alan Gewirth constitue le porte-étendard   . Le deuxième, avec en figure emblématique Jeannine Quillet, de manière diamétralement opposée, fait de Marsile de Padoue un défenseur de l’impérialisme   . Or l’auteur montre que ces interprétations partiales sont toujours partielles et qu’il est heuristiquement plus profitable d’étudier le texte en fonction de sa complexité. Il n’en demeure pas moins que Gianluca esquisse une histoire de l’herméneutique marsilienne qu’il s’avérerait passionnante de reconstituer. Pour n’en donner qu’un exemple, il serait intéressant de voir la lecture faite au prisme de l’idée républicaine qui irait jusqu’à Quentin Skinner   .

Enfin, il doit permettre d’interroger les constructions qui se fondent sur ces usages. Plus qu’une interprétation ou une proposition de lecture, il s’agirait de voir comment les auteurs usent de Marsile afin d’établir leur propre pensée. Ainsi, l’historien Benoît Schmitz a bien montré l’usage qui était fait de Marsile par les auteurs protestants dans leur analyse du pouvoir des clefs et dans leur rejet de cette potestas clavium   . Il n’est pas alors tant question de Marsile de Padoue que de l’utilisation que peuvent en faire des penseurs ultérieurs, bien plus révélatrice sur eux-mêmes que sur le médecin philosophe.

C’est donc un livre passionnant qui vient d’être traduit avec une grande élégance. En ce sens, on ne peut que se féliciter que l’appel de Sophie Serra ait été entendu et que le lecteur français puisse désormais avoir un accès direct à ce Marsile de Padoue qui est appelé à être une date marquante non seulement dans les études marsiliennes mais aussi dans les études consacrées à la philosophie et à l’histoire des idées à la fin du Moyen Age et à l’époque moderne