Ce recueil d’articles tente de faire le point sur le « paradigme » immersif qui traverse les jeux vidéo et les pratiques d’art contemporain.

Pour ceux qui souhaiteraient avoir d'emblée en tête une image artistique des œuvres vouées à l'immersion, rappelons que l'artiste Olafur Eliasson, à la Fondation Louis Vuitton à Paris, présente des œuvres de ce type, et que l'artiste James Turrel est non moins familier de ces exercices esthétiques. Pour autant, ne prenons pas le risque de réduire cette question de l'immersion aux seules œuvres d'art. L'article d'Etienne Amato, dans l'ouvrage que nous allons présenter, corrige en effet cette idée : la notion d'immersion, ces dernières années, écrit-il, s'est imposée comme une évidence dans plusieurs domaines médiatiques, du cinéma aux jeux vidéo pour grand public, en passant par la réalité virtuelle et par les installations interactives pour une clientèle ou des amateurs spécialisés. Il souligne d'ailleurs à ce propos que, relativement aux œuvres d'immersion, il n'est pas certain que l'on puisse encore parler de relation à un spectateur : ne vaut-il pas mieux parler de joueur, d'interacteur, d'utilisateur, de regardeur, selon les dispositifs envisagés ? C'est lui aussi qui rappelle l'étymologie du terme : le verbe immergere, en latin, dérive de mergere pour signifier « enfouir », « plonger dans » la terre aussi bien que dans l'eau. Précisant au passage que l'immersion engage aussi une expérience subjective, celle que vit l'être humain quand il est projeté dans un environnement étranger à sa condition ordinaire. Il est vrai que les bourses Erasmus sont destinées à immerger un étudiant dans un bain linguistique étranger.

L’immersion, une notion de plus en plus courante

Dès le premier des textes rassemblés dans cet ouvrage collectif, sous la direction de Bernard Guelton, faisant suite à deux colloques internationaux qui ont réuni des chercheurs français et québécois   , la notion d’immersion fait l’objet d’une définition et d’une interrogation que l’introduction à l’ensemble du recueil avait programmées. Le terme « immersion » est emprunté d'abord au vocabulaire courant, désignant le fait qu’un objet s’enfonce dans un fluide. Bruno Trentini n’a pas tort de remarquer que ce terme s’entend d’emblée dans une opposition : notamment à une situation tacitement considérée comme plus commune dans laquelle la chose ne serait pas immergée. Ainsi les propos de ce volume ne s’entendent qu’à raison de mettre l’accent sur l’opposition entre une configuration habituelle et une configuration immersive.

En rapportant cette définition aux pratiques artistiques de notre temps, ainsi qu'à des pratiques médiatiques ou aux jeux vidéo, il devient clair que ce recueil ne se contente pas de faire le point sur les pratiques immersives dans les arts contemporains, il prétend aussi défendre une telle posture, en opposition aux factures antérieures des pratiques artistiques et médiatiques qui relèvent de la contemplation ou de la participation. Trentini, d’ailleurs, approfondit ce point de la manière suivante : l’immersion est un état du sujet, dynamique ou statique, mais un état dépourvu de valeur ; l’immersion n’est pas absolument bonne ou mauvaise. Ce qui ne peut aboutir à autre chose qu’à une avalanche de questions, sur laquelle nous reviendrons, mais dont les principales sont résumées par Etienne Amato : que recoupe une telle référence désormais systématique à l'immersion ? Est-ce l'indice d'un nouveau régime de fréquentation des artefacts culturels, d'un désir d'évasion érigé en nécessité fondamentale, en formule magique, en promesse crédible ? Il faudra d'ailleurs distinguer, sans aucun doute, les usages littéraux de la notion et ses usages métaphoriques.

Si l'on s'exerce à cumuler quelques éléments épars dans les divers articles du recueil – lesquels sont répartis dans deux parties (« Principes et modalités de l'immersion » et « Expériences et contextes de l'immersion ») et écrits par dix auteurs – cela dessine progressivement un portrait des éléments constitutifs de l'immersion et de ses problèmes, non seulement relativement à l'espace ou au volume plastiques mais aussi, grâce à un article de Luc Larmor, relativement au son (ou à l'espace sonore, pour rester dans le même registre de vocabulaire). Pour l'un, l'immersion consiste à rendre possible l'expérimentation de la contingence, pour l'autre, elle constitue un outil à partir duquel saisir des expériences particulières éloignées des expériences habituelles, pour un troisième, elle déroule une expérience privée de savoir, une expérience privée de distinction entre présentation et représentation, et pour un autre encore, elle fait jouer la différence entre jeu et spectacle. Pour une autre auteure enfin, Sandrine Morsillo, l'immersion (notamment artistique), en imposant une présence active du spectateur, le conduit à mettre en jeu les croyances liées à son rapport à l'espace, du fait de l'intensité de l'expérience.

Les approches de l’immersion

Les explorations rassemblées dans ce recueil sont diverses. Certaines contributions analysent les médias dits ergodiques, dans lesquels les interactions avec le dispositif sont déterminantes pour faire évoluer le média (jeux vidéo, par exemple) ; d'autres, les médias non ergodiques, c'est-à-dire la littérature, le cinéma et l'exposition (ce qui montre que l’« immersion » est sans aucun doute un terme complexe à manier et qu’il ne peut être réservé à des pratiques uniquement contemporaines) ; d'autres contributions, enfin, confrontent les deux types de médias. Bernard Guelton, en introduction, fait cependant remarquer que l'on ne saurait traiter de la même manière l'immersion comme absorption et comme transport. Il critique les approches monolithiques de l'immersion, alors même qu’Olivier Caïra, un peu plus loin, indique que l'opposition entre immersion réelle et immersion virtuelle est affaire d'interface. On rappellera à ce propos, ce que l'article de Bernard Guelton fait aussi, qu'un travail fondateur sur cette question de l'absorption a été produit par Michaël Fried, à propos de la peinture classique, et notamment à l'occasion de sa lecture de l'œuvre esthétique de Denis Diderot (encore Guelton émet-il des réserves sur ce travail). Il n'en reste pas moins que Guelton souligne que l'immersion est comprise dans cet ouvrage comme un puissant sentiment d'absorption du sujet physique et/ou mental produit en situation réelle ou en situation d'appréhension d'une représentation elle-même réaliste ou illusoire.

Guelton revient plus précisément sur les jeux vidéo. Il dégage à ce propos les traits et les ressorts ludiques à partir desquels l'immersion peut être pensée dans ce cas. Pour résumer : la présence d'un monde, certes virtuel, à activer, l'existence d'un récit et une finalité ludique. Le jeu vidéo confronte le spectateur à une image figurative faisant monde, à une histoire et à des moyens adaptés à la réussite de l'objectif. Ce média interactif soumet donc le joueur à une très forte immersion, cumulant des effets des arts traditionnels avec les possibilités du monde virtuel. L'auteur étudie avec précision le type d'immersion provoqué, il nous donne, au passage, des indications sur les recherches les plus avancées dans ce domaine. Il appuie très largement son propos sur la thèse développée jadis par Roger Caillois. Il reprend ses concepts centraux : jeu et spectacles, arts du simulacre, etc. Et il soutient le point suivant : l'immersion spectaculaire peut être entièrement englobante, à la fois physiquement, mentalement et émotionnellement, elle n'en garde pas moins une distance intrinsèque avec l'objet du spectacle. A l'inverse, l'immersion ludique sollicite inexorablement la participation et l'action du sujet. Quoi qu'il en soit, cette thèse le conduit à remarquer ceci : le spectateur est ontologiquement du côté de la réception. Quelles que soient les théories de la réception qui problématisent sa distance et son inclusion, celui-ci se comprend dans son extériorité avec le spectacle qui lui permet une attitude réflexive, voire critique, qui se démarque fondamentalement de celle du joueur. Et il ajoute : bien entendu, l'attitude du joueur peut être également hautement réflexive, mais celle-ci s'accomplit à l'intérieur même du jeu dans la perspective d'une tâche à accomplir.

L’immersion dans une carte ou dans une exposition

Retenons encore deux articles assez précis sur les enjeux de l'immersion. Aurélie Herbet et Edith Magnan, d'abord, explorent l'univers de la carte géographique à partir d'opérations plastiques engagées par des artistes. La carte est certes un support d'information, mais elle peut être détournée de cette fonction. Les deux auteures se lancent ainsi dans l'analyse de la dimension immersive des œuvres qui ne dépendent pas seulement de la matérialité de leur dispositif mais de la relation interprétative qui s'établit entre le sujet et l'œuvre, dans la mise en place d'un imaginaire. Ce qui intéresse les auteures, c'est la manière dont le spectateur prend part aux différents dispositifs. Dès lors, l'exploration nous conduit vers la dérive cartographique (géographique et urbaine) de Guy Debord et des Situationnistes. Elle est fort bien définie à partir des textes du philosophe, et l'étude qui s'en suit du Guide psychogéographique de Paris est tout à fait propice à nous faire saisir la manière dont il faut s'immerger dans une carte pour se repérer. Les auteures en tirent ensuite des conclusions relatives à d'autres œuvres plus contemporaines.

Le second article à retenir est celui de Sandrine Morsillo. Il explore cette fois le white cube tel qu'il est envisagé et utilisé durant la modernité. L'auteure est surtout intéressée par l'exposition dans la mesure où elle se fait vecteur d'une immersion du spectateur. On sait que certaines expositions sont devenues des environnements, des espaces immersifs opératoires : déambuler dans l'exposition agit sur les œuvres et, inversement, les œuvres agissent sur le déplacement du spectateur. Les dispositifs contemporains changent donc la situation du spectateur. Et l'auteure de conclure que ces mutations situent le spectateur tantôt comme acteur, tantôt comme auteur d'une œuvre en train de se faire.

Les résistances à l’immersion

Cela étant, il est important aussi d'étudier de près les réactions à l'encontre de l'immersion. Olivier Caïra, par exemple, fait remarquer deux choses importantes. La première est générale. Elle vise à reconduire les réactions contre l'immersion à la vivacité et à la multiplicité des préjugés antithéâtraux dans la culture occidentale. Comme s'il y avait opposition entre immersion et réflexion. Aussi les expériences fictionnelles les plus populaires de chaque époque, de la littérature feuilletonesque aux jeux vidéo, en passant par le cinéma ou la BD, subissent des critiques similaires du fait de leur aspect trop « immersif » : perte de la mesure du temps et risque d'une substitution des repères cognitifs, moraux, voire ontologiques du monde fictionnel à ceux du monde réel. La seconde est plus proche du thème de l'immersion concernant notamment les jeux vidéo. Elle apprend à distinguer non pas immersion et réflexion, mais immersion et contre-immersion. La contre-immersion, explique alors Olivier Caïra, est une résistance au mouvement d'immersion sous la forme de « frottements » liés à la conception du dispositif et d'une « poussée d'Archimède » liée au fait d'être un corps étranger au milieu de la destination.

Signalons enfin que cet ouvrage est conçu comme un outil de recherche. Chaque article est accompagné d'une bibliographie qui, pour être succincte, demeure utile. Les références d'ailleurs se recoupent souvent d'un article à l'autre, comme s'il existait une véritable communauté de pensée (internationale) autour de ces questions d'immersion