Quand un éditeur d’une maison indépendante (Gallimard) se penche sur sa profession… Un essai lucide sur la crise du livre et le rôle de l’éditeur.

Éric Vigne n’est peut-être pas connu du grand public. Il ne hante pas les plateaux télévisés, il ne se prête guère au rôle d’"intellectuel organique des médias"   , prompt à donner son avis sur tout, sur rien, à investir l’espace cathodique et la parole. Non. Mais Éric Vigne n’est pas un inconnu. Il dirige, depuis 1988, la collection "NRF Essais" chez Gallimard. Et parce qu’il a une vision extrêmement exigeante de son métier, il est inquiet. Il constate quotidiennement les compromissions qu’imposent les bouleversements à l’œuvre dans le monde du livre, cette crise qui prend un sens nouveau. De sa pratique professionnelle, il a donc tiré ce court essai, publié chez Klincksieck. Répondant aux 50 questions que lui pose un contradicteur imaginaire (le lecteur que ne mentionne pas le titre ?), il analyse les mutations à l’œuvre dans l’édition. S’appuyant sur la réalité qu’il observe, Éric Vigne ne se veut pas devin. Ainsi, alors même que l’avènement annoncé du livre numérique agite le monde de l’édition depuis plusieurs mois, il ne sera que peu évoqué ici. On peut accepter ce parti pris, parce que c’en est un, tout en le regrettant. Mais il y a déjà tant à dire…


L’éditeur : un roi déchu ?

Il pourrait en être de ce livre comme de beaucoup d’autres qui décrivent, avec plus ou moins de talent, plus ou moins de lucidité, un tableau d’une noirceur angoissée déplorant la mort du livre, et par là même, l’agonie d’une civilisation. Il serait ainsi l’énième opus d’un éloge funèbre qui ne laisse pas d’étonner par l’écho qu’il suscite ainsi que par sa constance. Depuis que le livre existe, il semble que sa mort soit toujours proche.   . Mais quelques évolutions récentes ont peut-être rendu cette dernière plus imminente : le triomphe d’une culture audiovisuelle, la multiplication de l’offre, et l’effet déstabilisant de la rentrée littéraire. L’éditeur, impuissant, ne pourrait alors que constater son déclin et regretter les temps anciens où rien ne venait asservir ses choix et contraindre son activité. Roi déchu, attendant l’ultime assaut. On lui prédit déjà le coup de grâce par le proche essor du numérique. Soit. Il n’y aurait donc rien à faire…

Mais Éric Vigne n’est pas de ceux qui baissent les bras. Sans nier la crise, ni mettre en doute son importance, il affirme la responsabilité de l’éditeur. L’édition n’est pas uniquement victime de logiques extérieures. Elle l’est aussi de compromissions faites en son sein. Le jugement peut paraître sévère. Il vient d’un homme pratiquant son métier avec une exigence sans faille. Cette connaissance intime du milieu de l’édition lui sert bien plus à alimenter une réflexion d’ordre général qu’à nommer des coupables ou fournir de croustillantes anecdotes destinées à épicer les déjeuners mondains. On reconnaîtra bien ici ou là quelques figures connues, quelques maisons ayant pignon sur rue. Cependant, Éric Vigne préfère s’appuyer sur sa propre expérience pour juger des changements qui affectent le métier d’éditeur et appeler à la vigilance. Son réquisitoire, implacable, glaçant, est donc aussi un hommage rendu à cette profession. Les évolutions de l’écrit ne se feront pas sans l’éditeur. À ce roi déchu de garder toute sa grandeur d’âme et sa capacité d’action. Les difficultés actuelles auxquelles doit faire face l’édition ne lui laissent pas le choix.


Un lecteur hors d’atteinte ?

La situation dans ce qu’il est convenu d’appeler le circuit du livre ne porte pas à l’optimisme. Crise, il y a bien, mais elle est d’un genre nouveau, plus insidieuse, plus complexe. Autrefois, les mécanismes porteurs de déséquilibre étaient liés au métier lui-même (croissance de l’offre, prix du livre, coûts de production par exemple). Aujourd’hui, l’édition doit faire face à des évolutions qui ont lieu dans d’autres secteurs d’activité mais la touchent de plein fouet. Il s’agit d’une crise de ses périphériques. Éric Vigne la résume ainsi : "La possibilité que l’ouvrage atteigne intellectuellement et matériellement son lectorat potentiel est désormais problématique."   . Deux grands vecteurs de la médiation du livre sont en effet en profonde mutation : la presse écrite et le circuit de distribution. Détrônée par l’audiovisuel, la presse ne peut plus jouer son rôle de prescripteur. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel. Ce qui semble plus problématique est la montée d’une logique de communication au détriment de l’information, son emblème le plus  significatif étant le rachat de plusieurs titres (et aussi de maisons d’édition) par de grands groupes de communication.

En quoi cela agit-il sur le livre ? La communication est marquée par sa circularité, la prévalence donnée à l’émotion, le temps court, les phrases choc. Au livre d’entrer dans la danse, afin de ne pas rester en marge du succès médiatique. Quelques titres, des "faux livres" correspondant à l’air du temps, écrits par une personnalité bien en vue auront toute leur place dans les émissions télévisuelles. Les autres seront passés sous silence.

Quant à la présence physique du livre sur la table des libraires – voire de plus en plus en tête de gondole dans les grandes surfaces –, elle est rendue plus difficile par les profondes mutations que traversent les circuits de distribution. Ce qui se joue là est la mise en place de nouvelles habitudes de consommation, avec l’importance prise par la grande distribution. Se vendront dans les rayons des hypermarchés les best-sellers, les livres dont la couverture sera estampillée du précieux Sésame : "Vu à la télé !". Essentielle pour certains secteurs de l’édition (le poche notamment), la présence dans ces rayons est plus qu’hypothétique voire inimaginable pour beaucoup de maisons d’édition. La production de ces dernières est dont essentiellement disponible dans les librairies indépendantes qui, par conséquent, croulent sous une offre pléthorique. On comprend, face à de telles évolutions, le sentiment d’impuissance qui peut gagner nombre d’éditeurs, victimes de logiques qui leur échappent, ne sachant plus comment faire exister les titres qu’ils publient.


Le livre : une marchandise ?

Mais cette crise de la médiation n’est en fait que la partie visible d’une évolution plus profonde qui voit triompher ce qu’Éric Vigne appelle la marchandisation du livre. Ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de déplorer que cet objet culturel si particulier doivent répondre à des soucis de ventes, de rentabilité, de marges commerciales... Après tout, "[q]ue le livre soit un bien commercialisable, voilà une réalité constitutive de l’activité de la librairie et de l’édition depuis leurs commencements."   . Mais une rupture a bien eu lieu depuis quelques dizaines d’années. Alors que la commercialisation reconnaissait au livre une valeur d’usage supérieure à sa valeur d’échange en ce fruit de la rencontre entre un écrivain et un lecteur - moment d’échange à chaque fois singulier -, la marchandisation aplanit le tout. C’est, "par l’aval du marché la captation de l’amont de la conception, de l’idée, de l’écriture du livre, c’est le rabattement de sa valeur d’usage sur sa valeur d’échange"   . S’appuyant sur les analyses développées par Karl Polanyi dans son essai La Grande Transformation (publié chez Gallimard en 1983), Éric Vigne inscrit cette évolution du marché du livre dans une tendance plus globale de notre société qui voit l’économie envahir tout ou partie des activités humaines. En résulte le triomphe de produits d’appel, de livres faits pour être vendus vite, dont les sujets répondent aux préoccupations des "vrais gens", signés par des auteurs qui ne sont plus des écrivains mais des "écrivants", hommes politiques, personnalités en vogue, médiatiques, que l’éditeur courtise pour leur nom bien plus que pour leur talent. "Le livre est ici un moyen, il a cessé d’être une fin"   . C’est un jalon dans une carrière déjà bien remplie, un titre de gloire qui s’ajoute au CV. L’édition devient alors une industrie de prototypes au sens littéral du terme. Cela ne désigne plus l’unicité de chaque titre, mais son caractère reproductible. Un auteur sera considéré comme le détenteur d’une bonne recette, celle de son premier succès, qu’il sera sommé de reproduire à l’infini.

Cette tendance lourde de l’édition conduit à une nouvelle organisation de ce milieu professionnel. L’éditeur, travaillant de plus en plus au sein d’un groupe, doit répondre de la rentabilité de chaque titre, ce qui met à mal le processus de péréquation par lequel le succès de tel ou tel best-seller assurait la possibilité de pouvoir publier une œuvre plus risquée, plus exigeante. Désormais, "aux uns la grosse cavalerie, coûteuse en ses échecs, Saint Graal en ses succès ; aux autres les chevau-légers. Mais de l’un à l’autre, nulle compensation financière car les chevau-légers seront en grand nombre des petites maisons indépendantes alors que la grosse cavalerie paradera dans les groupes de communication."   Le triomphe de cette marchandisation du livre vient même bouleverser jusque dans son existence tout un pan de la production éditoriale : celui des essais, de sciences humaines en particulier. Éric Vigne, fin connaisseur de ce domaine, y consacre de nombreux développements. Il montre que peu à peu le terme même d’essai s’est confondu avec celui de documents, condamné à une durée de vie limitée, répondant aux injonctions de l’actualité. L’ancienne acceptation du terme, cet autre essai né de la réflexion érudite et personnelle, l’essai de savoir en somme "ne trouve pas sa place dans le monde de la communication tant il est porté par son propre inachèvement."   .


Mais… y-a-t’il encore des raisons d’espérer ?

Que faire alors, tant cette "grande transformation" semble inéluctable ? Lutter avec ses propres armes nous répond Éric Vigne au terme de son essai, et retourner la logique marchande au profit de la notion de péréquation. Car, en effet, si les ouvrages à succès peuvent engendrer de substantiels bénéfices, leur échec commercial à l’inverse provoque de lourdes pertes. Il est bon alors de rappeler que les livres de fonds, les essais de savoir permettent de compenser cette perte. Il en est de la responsabilité de l’éditeur, ce "jongleur de temporalités"   , comme le désigne poétiquement Éric Vigne, de faire vivre son catalogue, de savoir remettre en avant ses titres de fonds quand ils peuvent nourrir le débat et d’avoir toujours conscience que "l’univers du livre est un héritage à [eux] transmis pour qu['ils] l’enrichiss[ent] avant de le transmettre à d’autres."   . Une vérité bonne à rappeler. Le livre d’Éric Vigne est là pour ça.

On en sort un peu groggy parfois tant la charge est lourde, tant la colère pointe derrière les raisonnements. Un peu perdu aussi face à l’ampleur des sujets abordés, le nombre de personnes citées et la brièveté de la forme. Perplexe et amusé quand l’auteur pourfend les essais de 150 pages et qu’un coup d’œil à la table des matières nous rappelle que celui-ci fait à peine un peu plus. Perplexe aussi quand il dénonce les ravages de la sombre complainte dans laquelle se noie le milieu de l’édition sur le thème du déclin et que certaines pages ne sont pas très loin d’y ajouter leur obole. Néanmoins, le Livre et l’éditeur, parce qu’il fait le pari du sérieux, parce qu’il témoigne d’une volonté de lutter contre ce qui apparaît comme irrémédiable, est un essai porteur d’espoir. Il apporte en outre un témoignage intéressant sur les bouleversements des pratiques professionnelles qu’imposent les évolutions de ce secteur.


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Crédit photo : Esprit de sel / Flickr.com