La pensée machiavélienne a été mise à l’honneur samedi 7 février 2015, au Théâtre de l’Odéon. « Machiavel : les vertus du cynisme » a été le thème de cette deuxième séance du cycle « politiques de la pensée »    : une « rencontre philosophique » préparée et animée par Raphaël Enthoven, (assisté de Julien Tricard) et en présence de Jean-Louis Fournel. Cette « rencontre » nous invite à nous pencher sur l’œuvre d’un philosophe des plus influents mais sans doute aussi des plus méconnus, du fait d’une sédimentation d’interprétations diverses et successives.

Dans l’histoire de la pensée politique, la figure de Machiavel s’impose comme une pierre angulaire, néanmoins longtemps méconnue et sujette à une lecture partielle qui a restreint le champ insoupçonné de sa portée véritable. C’est cette continuité qu’il nous appartient d’interroger dans son actualité et à travers une investigation qui rende justice à la signification et à la valeur de ses thèses. Victime d’une lecture majoritairement partielle et partiale qui a régné jusqu’au début du XIXe siècle, la théorie politique de Machiavel regorge, en effet, de subtilités qui font d’elle un legs considérable d’environ cinq cents ans. Considérable par sa résonance contemporaine, cet héritage l’est aussi par l’originalité de la méthode de Machiavel : les outils mis à disposition pour déchiffrer le politique, ou le repenser à nouveaux frais, présentent une richesse notable autant que des subtilités qui résistent à toute lecture rapide. Entre politique et histoire, l’actualité et pertinence de la pensée machiavélienne est, à l’évidence, indéniable.

Une écriture « crue » au service d’une pensée subtile

Souffrant aussi bien de méprises fondamentales que de compréhensions schématiques et incorrectes, la pensée machiavélienne a connu plusieurs vagues d’interprétation. La mauvaise compréhension de ses subtilités a effectivement valu à l’œuvre machiavélienne bien des détours et déformations, appuyées par la vulgarisation du terme « machiavélisme » et de l’adjectif dérivé. Oscillant entre idéalisation et dénigrement, les modes de réception de la pensée de Machiavel varient, tandis que sa connaissance partielle perdure. À l’origine de l’idéalisation se situe une idéologisation de Machiavel, tandis que son dénigrement procède d’une « réduction à une sorte de cuisine politique de peu d’importance » qui fait l’impasse sur quantité de choses, et notamment sur le fait qu’il s’agit d’une pensée « crue », selon Jean-Louis Fournel, spécialiste de la pensée politique de la Renaissance et de Machiavel. Ce qu’il y a de formellement cru chez Machiavel, cette « crudité » qui détone et surprend, nécessite précisément une approche circonstanciée qui ne se limite pas à des préjugés et à un modèle de condamnation. Aussi, l’œuvre machiavélienne a-t-elle été longtemps victime d’une lecture inexacte et infidèle à son sens profond ; à cet égard, on peut même parler d’une falsification de sa pensée, comme le souligne Raphaël Enthoven. Cette inadéquation entre le contenu de la pensée machiavélienne et son exégèse parfois réductrice, a pu faire du Secrétaire florentin un simple cynique et lui intenter indûment des procès imaginaires.

La particularité de cette écriture machiavélienne est celle de « quelqu’un qui est capable de décrire en naturaliste les réalités de la politique comme mode de déploiement des activités humaines », comme le précise Jean-Louis Fournel. Désireux de rendre compte de cette écriture inédite du politique que l’on retrouve au sein de la pensée machiavélienne, nombreux furent ceux qui firent du Florentin le fondateur d’une science politique objective. Machiavel a, en effet, innové dans l’élaboration des techniques de prise, d’exercice et de conservation du pouvoir – quel que fût ce dernier – et dans une conception dénuée de toute morale. Il est cependant nécessaire de préciser que la pensée machiavélienne se démarque de toute philosophie politique, Machiavel ne proposant pas d’axiomatique, de discours fini ou une série de règles, mais situe son analyse précisément sur l’hypothèse d’une variabilité permanente des situations, qui induit une variabilité permanente des comportements à prescrire. Fruit de la conjonction entre réflexion et action politique, ce penseur a été aussi un praticien et cette double dimension constitutive de son œuvre est aussi, à l’évidence, la pierre de touche de son originalité. En conséquence, l’écriture machiavélienne n’est pas une analyse distante des événements mais bien celle, selon Jean-Louis Fournel, d’un « acteur engagé », en ce que son écriture n’a de sens et d’intérêt que dans la mesure où, précisément, elle peut servir à agir.

Politique, histoire et morale : une interrelation singulière

Objet de méprises fréquentes, la morale chez Machiavel se heurte aux différentes lectures qu’on lui prête : Machiavel n’est pas immoral mais bien amoral. Au cœur de sa pensée, on retrouve le lien entre politique et pouvoir, un lien pensé à travers le prisme de l’efficacité technique, autour notamment de la question de la continuité du pouvoir pour le souverain. Dans une pensée orientée vers l’utilité, l’injustice n’est ni un moyen unique ni premier : dans la quête de l’utilité, la justice ou l’injustice peuvent devenir l’une comme l’autre des moyens d’accès à envisager selon la particularité de toute circonstance. La fin justifiant les moyens, ce qui importe est la connaissance des moyens pour parvenir aux fins visées : cela vaut dans une certaine mesure et pour autant qu’il n’y a pas de jugement moral venant s’adjoindre à cet axiome. Dans cette perspective, l’action politique sera bonne si elle est efficace. Chez Machiavel, on retrouve la question du mal, de la violence et de la cruauté, ces deux dernières étant similaires. La violence est présente en permanence dans l’histoire, à des degrés différents ; il y a une politique de la force pouvant déboucher sur des actes de violence. C’est ce qui mène Jean-Louis Fournel à parler d’une « phénoménologie de la force » chez Machiavel, « qui suppose effectivement de discuter des usages de la cruauté dans les usages de la violence ; et il y a de bons usages et de mauvais usages de la violence ».

D’autre part, la politique et l’histoire sont deux sphères en dialogue permanent chez Machiavel, l’une venant à éclairer l’autre. L’histoire se déroule sur le fond d’un jeu permanent entre le hasard – la Fortune – qui la meut, et l’action de grands hommes doués de virtù qui y contribue de moitié. Conjonction du bien et du mal, la virtù chez Machiavel consiste en une politique de la prudence du choix de la meilleure proportion entre le bien et le mal, résultant d’un calcul du probable, et en pleine connaissance de ce qui le dépasse – en l’occurrence l’événement. La relation entre la virtù et la Fortune constitue, en outre, un problème aussi bien stratégique que moral et psychologique. Par ailleurs, dans la lignée d’Aristote, Machiavel entérine le clivage entre des hommes qui sont faits pour être gouvernés et d’autres pour être gouvernants. Si ces éléments centraux schématiquement résumés ici constituent la toile de fond du cours de l’histoire, il nous faut cependant prendre en compte que Machiavel écrit toujours dans une situation sociologique qu’il n’omet pas de préciser à chaque fois. C’est cette vision située qui pose les limites et l’impossibilité de tout déterminisme ou schématisation abusive, car Machiavel exprime clairement les impasses de l’interprétation de l’histoire. Dans cette perspective, deux personnes qui agissent de la même façon à deux moments de l’histoire différents, vont obtenir des résultats différents : cette aporie peut se résoudre dans le comportement différencié que chaque situation appelle. De fait, aucune règle ne saurait être valable en dehors d’une conjonction spécifique. En ce sens, pour Jean-Louis Fournel, chez Machiavel « toute règle n’a de caractère opératoire, de pertinence, que dans la mesure où elle est adaptée à une circonstance singulière, circonscrite, spécifique, donc cela empêche toute axiomatique ».

Ces précautions qui interviennent dans le lien entre politique et histoire ne minimisent guère le fait que l’histoire est, pour Machiavel, une leçon vivante pour ceux qui gouvernent. La nature humaine étant invariable, la politique se doit d’aller à la rencontre de l’histoire, et y puiser ses ressources dans la recherche de la vérité effective des choses. En quête de grands modèles, Machiavel fait souvent référence à l’Antiquité, et pourtant il admet que le passé ne fait pas toujours l’objet d’une connaissance sûre, en sorte que l’on ne connaît jamais sa vérité toute entière. Le lien entre histoire et politique réside au fond dans une analogie : la différence de situation exclut la possibilité d’une axiomatique, mais le comparatisme est ce qui permet précisément ce mode de fonctionnement du modèle historique. Ce comparatisme, dans la pensée machiavélienne, est à la fois – et indissolublement – temporel et spatial : un double comparatisme qui trouve un même degré de légitimité. Dans l’horizon de l’efficacité politique dans une perspective amorale, la question du mensonge interpelle fréquemment par les parallèles pouvant être faits avec le mensonge politique dans le monde contemporain. Si le mensonge est une catégorie centrale dans le machiavélisme, il ne l’est pourtant pas chez Machiavel. Toujours dans la perspective de l’efficacité du gouvernement, le mensonge est toutefois cautionné chez Machiavel, s’il a un élément d’utilité, en tant qu’une des possibilités des techniques de gouvernement – la dissimulation par exemple peut être utile dans les rapports de force. Les rapports de force ne sont ainsi pas faits simplement de l’expression brutale de la force militaire, ils sont faits aussi de la capacité de contrôle de l’information sur la situation.

Une écriture efficace au service du peuple

Le sens actuel de la philosophie de l’État et de l’action politique au service du bien commun que l’on retrouve chez Machiavel confère à son œuvre un intérêt certain en regard de nos sociétés contemporaines. Dans son interprétation, une question perdure : celle de savoir si à l’origine de sa démarche était la volonté de donner aux princes les recettes d’une domination durable ou bien le souhait de donner aux peuples la possibilité de résister à la domination. En effet, parmi les différentes lectures que l’on peut avoir de Machiavel, une d’entre elles considère que le Florentin écrivit pour le peuple. En exposant les stratégies du pouvoir, il permet effectivement de hâter la venue de la démocratie : ce qui est exposé et devient manifeste, s’auto-dénonce. Toutefois, ce que Machiavel révèle, « ce n’est pas tant l’envers du décor que le décor lui-même » : « c’est le fait que, substantiellement, le pouvoir repose aussi sur l’apparence du pouvoir. Donc le travail de Machiavel c’est le travail d’un conservateur subversif : c’est comme Pascal, comme Arendt, comme Spinoza, comme Montaigne. Ce sont des philosophes qui n’appellent pas tant à un changement qu’ils ne sont subversifs en nous apprenant à nous étonner des conditions d’exercice du pouvoir », précise Raphaël Enthoven. En cela, Machiavel s’éloigne de tout cynisme puisque, précisément, il montre au grand jour la façon dont le cynisme peut éventuellement légiférer. Cette subversion, si l’on considère qu’il y en a une chez Machiavel, réside ainsi précisément dans ce qu’il enseigne à son lecteur.

Face aux crises des sociétés contemporaines, à la multiplication des scandales politiques et à la division au sein de l’opinion publique, la pensée machiavélienne se situe dans une perspective de continuité. Relire Machiavel aujourd’hui révèle cette continuité historique. Pour Raphaël Enthoven, ce n’est cependant pas tant l’actualité de Machiavel que la pertinence de sa pensée qu’il faut mettre en exergue. Les interprétations de son œuvre font l’objet de réactivations constantes depuis cinq cents ans ; au-delà des clivages et orientations diverses qu’elles revêtent, la pertinence de Machiavel perdure et transcende les époques. La pensée machiavélienne se situe, effectivement, dans une perspective de continuité qui relève de la nature même de l’exercice du pouvoir, avec ce que cela suppose de dissimulation, de démagogie, de vertu utile ou de défiance à l’encontre des édiles. En ce sens, « il est très séduisant de penser qu’un homme qui écrivit Le Prince il y a cinq cents ans, parle de la société d’aujourd’hui, mais il ne parle de la société d’aujourd’hui que parce qu’il parle de l’exercice du pouvoir sous toutes ses formes et que nous n’y échappons pas », selon Raphaël Enthoven.

L’énigme de la pensée machiavélienne est sans doute le fruit de la jonction improbable entre son attrait toujours actuel et sa méconnaissance. Les divergences interprétatives sur la pensée du Florentin témoignent, du reste, de cet écart entre d’une part, le consensus sur son originalité et, d’autre part, les dissensions sur le sens de son œuvre et l’interprétation des subtilités dont elle abonde. Il appartient alors à chacun de (re)découvrir Machiavel en faisant l’effort de contourner le fossé des écarts interprétatifs qui se sont sédimentés au fil des siècles. Par son actualité sans cesse renouvelée, il reste, que, comme l’affirme Jean-Louis Fournel : « personne n’est indifférent face à Machiavel »

Propos recueillis auprès de Raphaël Enthoven et de Jean-Louis Fournel.

Quelques références bibliographiques

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Lefort Claude, Le travail de l’œuvre de Machiavel, Paris, Gallimard, 2008.
Lefort Claude, Écrire : à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992 [pp. 141-179].
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Pocock John Greville A., Le moment machiavélien : la pensée florentine et la tradition républicaine atlantique, [trad. Luc Borot], Paris, PUF, 1997.
Weill Claude(dir.), Machiavel : le pouvoir et la ruse, Paris, CNRS éd., 2008.