Ce livre de Louis-Georges Papon est le premier opus de la collection « Psychanalyse et travail social », dirigée par Joseph Rouzel, qui s'ouvre aux éditions érès. Bon ou mauvais augure ?

Que peut la psychanalyse ou le psychanalyste pour l'exclu ? Telle est la question posée par le livre. L'auteur étant psychanalyste et ayant travaillé auprès (d'équipes) de travailleurs sociaux en tant que formateur et superviseur, il explique ce que peut la psychanalyse dans le secteur social, et ce qu'elle ne doit pas viser.

L'ensemble du discours de Papon est caractérisé par le retournement du sens usuel de nos manières d'appréhender l'exclusion. Ainsi écrit-t-il : « On imagine mal l'énergie qu'il faut dépenser pour rester inactif. (...) le RMIste vit intensément son exclusion (...) Il vit un rapport presque charnel au corps social, submergé par les représentations qui font la passion du commun. » (p.28) Il est naturellement difficile d'ajouter quoi que ce soit à une telle affirmation, mais elle nous invite à penser autrement une exclusion toujours comprise de la même manière.

En ce début de livre, Papon nous propose de regarder un autre horizon que celui de l'inénarrable échec des politiques publiques en matière d'exclusion : il rapporte le dire d'un directeur de Point Accueil Jeunes à Lille, Yves Thierry, qui s'interrogeait sur le fait qu'il n'ait « jamais eu à subir la moindre violence, malgré le climat dans lequel il exerçait. (...) Quand on ne cherche pas à colmater, à rectifier et à guérir, on est alors capable de laisser se déplier les énigmes de notre temps », commente Papon (p.28). J'ignore ce que peut vouloir dire « laisser se déplier les énigmes de notre temps », mais je pense qu'en effet, la spécificité de la psychanalyse par rapport aux autres approches est en effet de ne colmater ni ne rectifier (quant à guérir... pourquoi pas ?) 

Avec quoi s'agit-il alors de travailler quand on est orienté par la psychanalyse ? Avec une vérité que les autres approches dénient par colmatage, rectification ? C'est ce que nous dirions facilement, émoustillés par la perspective d'une vérité qui réveille. Mais Papon, artisan du retournement de la perspective, rappelle que la vérité endort également, parce qu'elle fascine ou s'intègre dans une routine. Toujours à contre-courant, il ajoute alors que ceux qui « réclament des stratégies et des solutions pour la semaine prochaine n'ont pas vraiment tort (...) [parce] qu'une réflexion trop complaisante sur les causes ultimes berce la belle âme et freine les entreprises. » (p.30) Poussant encore plus loin son raisonnement, il évoque « l'inertie de celui qui maîtrise le sens ». Etant donné le niveau de son écriture et l'usage expert qu'il fait des concepts analytiques, des expressions et habitudes de pensée des analystes, Papon paraît fort loin d'avoir renoncé à pénétrer le sens du discours des analystes. Pourtant, loin de s'y embourber, il est capable de noter pour nous en quoi la maîtrise du sens est aussi un facteur d'inertie.

Tolérer l'idée de réclamer des solutions pour tout de suite au lieu de concourir à l'institutionnalisation de la vérité, voilà qui sonne agréablement dans ce monde de rapports s'accumulant sur les rapports qui s'accumulent dans les placards.

Pour Papon, l'analyste doit « insister pour que la vérité ne soit pas l'objet d'une perception de laquelle se déduirait une conduite d'action idéalisée, mais bien la cause matérielle des déplacements dans la Cité. »

Tout le livre décline cette proposition qui implique que les travailleurs sociaux n'utilisent pas la psychanalyse comme une théorie qui énoncerait des vérités qu'il s'agirait d'utiliser, mais comme un art du surgissement (de la vérité subjective comme du réel) et de l'écoute, dût-elle vous laisser « sans répondant » (p.33).

Ce livre se laisse peu aller à susciter de flatteuses facilités de penser. Il nous réclame au contraire de nous laisser déstabiliser dans notre rapport au savoir sur (ou savoir y faire avec) l'exclu. Ce sera donc, pour le travailleur social, une lecture exigeante dont certaines pages peuvent s'avérer obscures (il suffit de les dépasser et de poursuivre la lecture pour déboucher sur d'autres lumières). Pour l'analyste engagé dans le travail social en tant que formateur, superviseur ou psychologue, l'intérêt de l'ouvrage est qu'il repose sur la table un certain nombre de traits et manières (de penser, de faire), qui caractérisent le psychanalyste mais sont très fortement mis à mal quand on travaille dans le social, où l'on nous demande très souvent de montrer que nous possédons un savoir opérant et mobilisable à l'envi, ce qui n'est pas le cas.

Par contre, deux torts, dont l'un est d'ailleurs très relatif, me semblent pouvoir être attribués au livre : une manière un peu vieillotte de traiter la question du père et un rapprochement trop exclusif entre la situation de rejet dans lequel se trouve l'exclu et le rejet de la scène primitive. 

La question du père a souvent été mal traitée dans les décennies précédentes : ceux qui en parlaient au nom de la psychanalyse nous racontaient trop souvent que le père se perd, qu'avant au moins, il en avait et plus maintenant. Dans Psychanalyse et travail social, un certain cousinage, le traitement de la question du père n'est certainement pas aussi grossier. Pourtant, même en partant du mode de raisonnement très ouvert qui caractérise l'écriture de Papon, il s'enferre je le crains dans une définition du « père » qui est trop étroite : qu'il s'y raccroche pour mettre une limite à ce qui, sans cela, pourrait chez lui relever de la dérive de la pensée, se comprend. Pour autant, il ne me paraît pas plus légitime de penser le père (Père ?) du côté de l' « énigme menaçante » (p.34) que du côté de la « suite dans les idées » (p.36). Je crois que le « père » est ce que nous en faisons, que personne n'a le monopole de sa définition et qu'il ne convient justement pas de l'enfermer dans un cerclage explicatif qui pourrait bien l'occire alors qu'il devrait plutôt s'agir de le laisser opérer ou de lui permettre d'opérer pour un sujet exclu ou pour une équipe en travail. Et je crois surtout que de la manière dont est traitée la question du père autant que celle du rapport au maître dépendra l'avenir d'une psychanalyse qui s'endormira sous ses vieilles lunes ou s'éveillera sous un autre soleil peut-être pas si éclairé que cela par l' « amour du Père (sic) » (p.71) dont Papon a sans doute bénéficié... mais pas tous les exclus.     

Quant à l'exclusion de la scène primitive comme cause de la position (d'exclu) à laquelle s'en tiennent certains exclus, elle est certainement une question clinique extrêmement importante à laquelle il est tout à fait souhaitable d'amener les travailleurs sociaux à réfléchir. C'est donc à juste titre que Papon y invite largement, à la fin du livre (p.109). On peut d'ailleurs imaginer que sa problématique personnelle l'y incitait   ... (Comme me le confiait un analyste-théoricien, « On n'écrit jamais que sur soi-même. »)  Pourtant, cette signification m'a paru trop insistante dans le texte : elle risque d'induire à penser que la cause de l'exclusion relèverait nécessairement ou exclusivement d'une scène primitive mal dépassée par l' « exclu »... ce qui serait le réduire un peu trop à cette visible exclusion qui fait symptôme chez lui. Quoiqu'en suivant jusqu'au bout et y compris dans les notes de bas de page la pensée de Papon, l'on y trouve ceci :  « le fait d'assister quelqu'un dans de mauvaises conditions, c'est le maintenir dans cette fascination stérile de ce à quoi il a assisté sans pouvoir exister. » (p.112) Cela, manifestement, rapporte à un plus vaste domaine que la seule scène primitive, ce qui laisse à penser, et c'est bien le but de ce travail.   

Ce que nous propose la collection Psychanalyse et travail social pour démarrer est donc un texte complexe (mais rarement abscons), écrit et même inspiré, qui nous permet de voir autrement le travail social à partir d'une psychanalyse qui ne se réduit pas à une théorie à appliquer. 

Souhaitons donc longue vie et développements fructueux à cette collection dont le besoin se fait grandement sentir au jour où l'apport de la psychanalyse au travail social est décrié parce qu'il ne fait plus sens et parce que des abus ont été commis au nom d'une psychanalyse qui masquait mal l'incompétence et la fainéantise intellectuelle de ceux qui s'en réclamaient