De Proust à Picasso, des progrès scientifiques à la révolution des loisirs : le « roman » d’une année lumineuse à la veille du cataclysme.

Paris, janvier 1913-août 1914 : Alain-Fournier publie Le Grand Meaulnes, Proust Du côté de chez Swann et Apollinaire Alcools. Le marchand d’art Kahnweiler « découvre » Picasso, Braque et Fernand Léger à Montmartre et Stravinsky fait scandale, au nouveau théâtre des Champs-Élysées, avec le Sacre du Printemps. Roland Garros effectue la première traversée de la Méditerranée sans escale tandis que le public, s’émerveille au cinéma des aventures de Fantômas. Paris est une grande, sinon la plus grande, capitale culturelle au niveau mondial. Le progrès scientifique et technique vient de donner naissance à de merveilleuses inventions - l’électricité, l’automobile, l’aviation, le cinéma - appelées à révolutionner la vie quotidienne des masses. Qui alors aurait pu envisager qu’une guerre de quatre ans allait bientôt commencer, faire près de neuf millions de morts et bouleverser l’équilibre européen ? 

La question des origines de la Grande Guerre, amplement débattue, a suscité une abondante littérature et de nombreux débats sur les responsabilités respectives des belligérants. L’éminent historien Michel Winock, spécialiste, entre autres, de l’histoire politique et culturelle de la IIIe République, a choisi, à l’occasion des commémorations qui ont marqué 2014, de revenir sur la période de l’immédiat avant-guerre. En se gardant de « la perversion téléologique », Les derniers feux de la Belle Époque restituent l’actualité culturelle de la France des dix-huit mois qui ont précédé l’Été 14. Volontairement restreint au cadre français, l’ouvrage nous rappelle ainsi que loin d’avoir été des mois d’angoisse et d’appréhension, l’immédiat avant-guerre a au contraire été, pour les artistes et les intellectuels, une période d’extraordinaire inventivité. La Grande Guerre aurait-elle pu ne jamais avoir lieu ? 

L’ouvrage, relativement court, est très facile d’accès : il s’agit à l’origine d’articles parus dans la revue L’Histoire qui ont été ensuite rassemblés et étoffés pour la publication. Il se présente comme une succession de « focus » qui permettent au lecteur, mois après mois, de (re)découvrir un évènement majeur de l’actualité culturelle de l’époque. L’ouvrage n’est ni exhaustif ni synthétique – ce n’est pas son but. Sa plus grande lacune, comme le reconnaît l’auteur dès les premières pages, est de se cantonner à la France et à Paris. On n’y trouvera donc pas de référence à des personnalités ou à des événements de l’actualité artistique internationale. Pourtant, la Belle Époque est bien le premier âge d’or de la mondialisation, dans le domaine des arts comme dans celui des sciences et des industries. Les expositions universelles et internationales qui se succèdent alors à Paris, mais également à Bruxelles, Turin, Philadelphie ou New York, permettent aux innovations de toutes sortes de circuler au-delà des frontières. 1913 voit ainsi l’organisation à New York de l’Armory Show (de février à mars 1913), grande exposition d’art contemporain aux États-Unis qui permet de faire découvrir au public du Nouveau Monde l’art d’Odilon Redon, de Matisse, de Picasso et de Marcel Duchamp. 

Il ne faut cependant pas trop regretter cette absence de référence au contexte international, d’autant qu’elle est affichée et assumée. En se restreignant au cadre français – et de fait surtout parisien – l’ouvrage gagne en efficacité ce qu’il perd en exhaustivité. Il est ainsi possible de se concentrer sur des faits aujourd’hui bien oubliés mais qui à l’époque ont eu un écho considérable auprès du public. Les grands noms retenus par la postérité – Péguy, Jaurès, Apollinaire, Proust, Picasso – côtoient les gloires éphémères de la Belle Époque, les Réjane, Roland Garros ou Henriette Caillaux, qui chacun dans leur genre ont fait les gros titres de la presse. Michel Winock parvient ainsi à nous restituer toute la complexité d’une époque partagée entre l’insouciance et de vives inquiétudes, concernant notamment la question religieuse et la question nationale. 

Une inventivité foisonnante et fascinante 

Loin d’être une période de marasme, l’avant-guerre se caractérise au contraire par une prodigieuse inventivité qui affecte tous les domaines de la civilisation. Les nouvelles inventions – la bicyclette, l’automobile, le téléphone, l’aviation – n’en sont qu’à leurs débuts mais suscitent déjà l’intérêt d’un vaste public. Des journaux spécialisés comme Le Vélo ou L’Auto voient le jour : c’est pour L’Auto que le père d’Arsène Lupin, Maurice Leblanc, commence sa carrière de romancier. Passionné de vélo, d’automobile et d’aviation, Roland Garros, bien connu aujourd’hui pour le stade de tennis qui porte son nom, effectue la première traversée de la Méditerranée en avion en septembre 1913, un exploit qui paraissait alors impossible   . Les mutations technologiques accompagnent la naissance d’une première civilisation des loisirs et d’une culture de masse. Le public de l’avant-guerre découvre le cinéma et s’enthousiasme pour les feuilletons policiers dont les héros ont pour nom Fantômas ou Arsène Lupin. Des sports comme le rugby et le football, importés d’Angleterre, déchaînent désormais les passions : le sport n’est plus un simple divertissement, il est devenu un enjeu idéologique et politique, un moyen, espèrent certains, de canaliser l’énergie des masses et de garantir une « saine » cohésion entre les hommes. 

Les arts font écho à ces profonds changements technologiques et sociaux et Michel Winock leur accorde, à juste titre, une place de choix. Les chapitres consacrés à la littérature sont particulièrement savoureux – l’auteur est là dans son terrain d’élection   et la période choisie accumule les chefs-d’œuvre. 1913, c’est l’année où Apollinaire publie Alcools, Charles Péguy L’Argent, Marcel Proust Du côté de chez Swann et Alain-Fournier Le Grand Meaulnes. Ces œuvres, devenues désormais des « classiques », sont replacées dans le contexte de leur parution : significativement aucune – à l’exception peut-être de L’Argent de Péguy – n’obtient alors un grand écho auprès du public. Alcools n’est tiré qu’à cinq cents exemplaires et suscite les commentaires désobligeants du Mercure de France. Marcel Proust, qu’André Gide qualifie de « snob » et de « mondain amateur », est refusé par la NRF et publie Du côté de chez Swann à compte d’auteur chez Grasset. Le roman n’obtient qu’une voix au prix Goncourt de l’année 1913 : le jury lui préfère un obscur récit naturaliste, Le Peuple de la mer d’un certain Marc Elder… Comme Proust, Alain-Fournier « rate » le Goncourt en 1913 : Le Grand Meaulnes, publié en feuilleton par la NRF, séduit cependant davantage le jury que Du côté de Swann mais il lui manque quelques voix pour l’emporter. Michel Winock réussit à merveille à replacer les œuvres dans le contexte de leur création : on conseille ainsi particulièrement la lecture du chapitre consacré à Alain-Fournier. Les détails biographiques – comme la passion de jeunesse d’Alain-Fournier contée avec délice par l’auteur - et les éléments d’analyse s’enchaînent pour montrer toute la complexité de ce monde des lettres d’avant-guerre, en pleine effervescence et à cent lieues d’imaginer la guerre qui vient et qui décimera certains de ses plus grands représentants – Péguy, Alain-Fournier, Apollinaire. 

A côté des grands noms, Michel Winock n’oublie pas d’évoquer des personnalités désormais moins connues mais qui à l’époque bénéficiaient d’une certaine notoriété, parfois plus grande que celle des artistes que nous continuons d’admirer aujourd’hui. En 1913, le public ne lit ni Proust ni Apollinaire mais bien plutôt Anatole France, Octave Mirbeau, Maurice Barrès ou André Gide. L’ouvrage de Michel Winock fait ainsi ressurgir des personnalités bien oubliées, comme Ernest Psichari, proche de Charles Péguy, ou Léon Bloy qui publie en novembre 1913 son Exégèse des lieux communs, une virulente remise en cause des valeurs bourgeoises au nom d’un catholicisme intransigeant. 

Des tensions et des lignes de fracture 

Cependant, derrière cette effervescence fascinante – valable non seulement pour la littérature mais également pour les arts visuels, le théâtre et la musique, évoqués plus rapidement par l’auteur – se profilent de graves tensions. Le chapitre qui ouvre le livre est consacré à la première triomphale d’une pièce de théâtre intitulée Alsace ! L’un des auteurs n’est autre que Gaston Leroux et l’actrice principale en est la célèbre Réjane. La pièce met en scène l’échec d’un mariage « mixte » entre un jeune Français et une jeune Allemande, au motif que les deux « races » sont opposées de façon irréductible. A défaut d’être un chef-d’œuvre, Alsace ! témoigne du profond ressentiment qu’éprouve une large partie de la société française envers « l’ennemi héréditaire » allemand. 

Si peu semblent souhaiter la guerre et encore moins l’envisager dans un avenir proche, nombreux sont ceux à en ressentir la menace. « Je ne dis pas que l’on est forcé de croire que l’on aura la guerre, mais je dis que c’est une folie de garantir qu’on ne l’aura pas. » écrit ainsi Charles Péguy au printemps 1913 dans L’Argent (suite)   . La question de la guerre ressurgit de façon particulièrement virulente au printemps 1913 lorsque la « loi de trois ans »   est soumise au vote du Parlement. La polémique qui oppose alors Charles Péguy à Jean Jaurès, à laquelle Michel Winock consacre un chapitre, est emblématique des fractures qui divisent la société française. Péguy et Jaurès se connaissent et s’estiment : ils ont en commun un passé de dreyfusards qui devrait les rapprocher. Pourtant, les deux hommes s’opposent farouchement sur la question des trois ans. Pacifiste, Jaurès refuse l’allongement du service militaire et prône la mise en place d’une armée de défense fondée sur des milices   . Charles Péguy accuse Jaurès de favoriser le nationalisme allemand et de faire prendre à la France le risque d’une nouvelle défaite, après celle de 1870 : la défense de la patrie, menacée par la volonté d’expansion germanique, passe avant tout. Péguy a des mots très durs pour dénoncer la position de Jaurès : il faut selon lui mettre « Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix ». La polémique violente qui divise l’opinion lors des débats précédant le vote de la loi de trois ans au Parlement marquera les esprits. En juillet 1914, Raoul Villain, l’assassin de Jaurès, justifiera son acte en accusant Jaurès d’avoir « trahi » la France lorsqu’il faisait campagne pour la loi des trois ans. 

Dans un tel contexte, la Grande Guerre aurait-elle vraiment pu ne pas avoir lieu ? Le passionnant livre de Michel Winock ne prend pas parti. Il nous restitue simplement l’insouciance et l’effervescence de ce « monde d’hier » décrit avec nostalgie par Stefan Zweig. Sur le plan culturel, l’immédiat avant-guerre est indéniablement une « Belle Époque » qui voit se multiplier les avant-gardes et les chefs-d’œuvre. Cependant les milieux culturels ne sont pas à l’abri des tensions qui divisent la société. Sans nier les zones d’ombre et les lignes de fracture, Michel Winock nous rappelle qu’il est facile avec cent ans de recul de les considérer comme des signes avant-coureurs du conflit. Au début de l’été 1914, personne ne pressentait l’imminence de la guerre et personne n’imaginait le degré de violence qu’elle allait atteindre