Trois brefs essais rassemblés en un volume donnent une idée précise des enjeux du discours de Diderot sur la peinture.

Il est donc question de Denis Diderot et d’une philosophie qui se voulant populaire n’a cessé de se rapporter à la peinture. Encore faut-il nuancer un peu ce propos, puisqu’il a d’abord fallu à Diderot du temps pour dégager un concept de « bel art », d’ailleurs non thématisé, et identifié surtout à la peinture (Greuze, Chardin, Vernet, Robert, Loutherbourg, Vien, Doyen, Deshays...). Quoi qu’il en soit, on se souvient du : « Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m’indigner d’abord » à l’adresse de la peinture (Essais sur la peinture). Ainsi que de l’insistance de Grimm pour que l’encyclopédiste aille promener sa plume dans les neuf Salons successifs, dont il rend compte dans une revue qui n’a d’attrait que pour très peu de lecteurs à l’époque, quoique dans une distribution européenne.

Bref, la peinture lui est essentielle. Grâce à elle, il ouvre, à propos de ce qu’on appelle les « arts muets » (souligne Jean Starobinski dans Diderot dans l’espace des peintres, Réunion des musées nationaux, 1991), un espace de parole critique destiné à échapper d’abord à l’autorité de l’Eglise et du classicisme. Il se donne, de son côté, les moyens d’élaborer un tel objet de recherche et d’analyse et de lui donner une signification précise dans une configuration spécifique de la théorie et de la pratique de l’art, mais aussi au sein de sa conception matérialiste et politique du monde.

Il convient par ailleurs de ne jamais oublier qu’il a largement été montré que Diderot développe une philosophie du spectateur (englobant souvent l’auditeur et le lecteur) qui a sa place dans une histoire culturelle des arts et de la conquête de leur autonomie dès lors que cette histoire se focalise sur les représentations, les usages, les élaborations des sens, les traitements des interactions entre les pensées et les lieux. Pourtant, dans la philosophie de Diderot, c’est à une autre perspective que l’auteur de cet ouvrage fait appel, même s’il revient sur cette position du spectateur en ne cessant de référer aux écrits sur la peinture rédigés après la visite des Salons, dans son cabinet. L’auteur compose même son volume à partir de trois essais qui, à chaque fois, portent un regard oblique sur une œuvre foisonnante.

Le premier essai s’appuie sur la Lettre sur les aveugles (1749). Il s’agit de penser, à travers cette question de l’aveugle retrouvant la vue, les rapports de l’esthétique et du langage, et même en seconde approche de comprendre la nature de l’aveuglement du discours propre du philosophe. Diderot ne s’en arrête pas uniquement à ce qu’on a retenu habituellement de toutes ces discussions, à savoir une théorie empiriste de la connaissance. Certes, il la défend fort bien. Mais il a, montre l’auteur, un autre souci. Celui des rapports entre le voir et le parler, celui du chiasme entre l’aveugle qui doit apprendre à voir par le langage et le philosophe voyant qui est aveugle sur sa propre vision mais plongé dans le langage. Il n’est pas nécessaire de voir pour réfléchir à la vision, telle est la leçon de l’aveugle. Problème épistémologique et linguistique : la capacité du voyant à saisir et penser la vue est sans doute moins grande qu’on ne le croit. Inquiétante conclusion : le langage serait-il à ce point autonome qu’il n’a pas besoin de référer à la perception sensorielle ? Toute la réflexion de Diderot devient une tentative pour se connaître et penser son propre langage. Il joue d’un double effet de spéculation et de spécularité. Et l’auteur de reconstruire les conséquences que Diderot tire de sa position : sur le langage, sur le langage et l’idée, sur l’impression et l’imagination, sur la réalité de l’image et l’image de la réalité. C’est ainsi que le philosophe, dans la même Lettre, revient en fin de compte sur la peinture, en ce qu’elle permet de mettre en relief la dimension épistémologique de l’image. Diderot déploie alors une véritable pensée critique de l’image, montre l’auteur. La peinture, à ce stade de sa pensée, est mimétique, mais surtout, elle facilite une différenciation entre sensation et raisonnement. Au point que c’est finalement son autoportrait en aveugle que Diderot parvient à dessiner en filigrane dans les méandres de l’écriture.

Le deuxième essai traite de la question du temps dans la peinture, à travers les Salons. Il aborde ce problème par le biais de la peinture de Chardin (1763), comprise dans sa matérialité. On voit d’emblée le paradoxe : parler du temps à partir d’un art de l’espace ! Mais c’est bien aussi de cette manière que le temps se donne. L’auteur reprend alors le thème du premier essai. Le temps des peintres, tel qu’il est décrit et pensé dans l’écriture de Diderot, est donc d’abord un temps scriptural - rapporté par conséquent au langage. Il faut tenir compte ici du fait que la critique d’art telle qu’elle est pratiquée par Diderot tire justement sa force du fait qu’elle nous fait passer d’un médium à l’autre : de la peinture à l’écriture. Ce transfert permet à Diderot de percevoir l’espace pictural au travers de la catégorie du temps. Encore l’auteur ne suit-il pas entièrement cette voie d’analyse puisqu’il se consacre en fait à l’analyse du temps montré par l’image, de l’instant qui caractérise l’espace pictural. Diderot aborde cette question sous plusieurs aspects : les tableaux d’histoire (le passé), les paysages (le présent), les tableaux de Hubert Robert (méditation sur le futur). Ajoutons que Diderot introduit encore une autre temporalité dans ses commentaires, celle de la matière picturale qui dépérit, se fane - maintenir l’harmonie des couleurs dans le temps est impossible. C’est en ce point qu’intervient l’analyse, par l’auteur, du discours de Diderot sur Chardin : matérialité de la couleur et de la pâte, épaisseur de matière qui fait durer les couleurs, préservation du vieillissement, etc. L’auteur concentre ces propos dans l’expression de « matière temporelle ». Elle a pour rôle de justifier l’approche de Diderot qui crédite du nom de « grand peintre » celui qui est capable de peindre à dix ans de distance.

Le troisième essai portant sur les Pensées détachées sur la peinture (1776) souligne l’importance de la peinture jusqu’au terme de la vie de Diderot. Le problème est alors de mieux rendre compte encore de la manière diderotienne de manifester un art de l’espace dans la temporalité de l’écriture.

Ces trois essais montrent qu’à l’évidence la pensée de Diderot, aussi dispersée qu’elle se présente, ne cesse pas de déployer une grande cohérence. On sait qu’à l’époque on distinguait d’ailleurs fort bien les « systèmes » de pensée, dont on ne veut plus, des pensées systématiques, qui pouvaient très bien se présenter de manière ouvertement fragmentaire. Occasion est donnée à l’auteur de souligner que l’esthétique de Diderot (osons l’anachronisme !) est porteuse d’une dimension épistémologique. Elle est poétique, mais elle permet de penser la valeur de la perception et de la représentation artistique en termes de connaissance. Enfin, l’auteur résume sa démarche en une formule : chez Diderot le discours de l’œuvre n’est porteur de sens que lorsqu’il est mis en relation avec le discours à l’œuvre

 

A lire aussi :

- Stéphane Lojkine, L'oeil révolté. Les Salons de Diderot, par Anne Coudreuse.

- Elisabeth de Fontenay et Jacques Proust (dir), Interpréter Diderot aujourd'hui, par Christian Ruby.

- Roger Bruyeron, Le petit château de Diderot. Entretien d'un philosophe avec son ombre, par Christian Ruby.

- Laurent Loty et Eric Vanzielegehm, Esprit de Diderot. Choix de citations, par Anne Coudreuse.

- Dominique Lecourt, Diderot. Passions, sexe, raison, par Patricia Desroches.

- Michel Delon, Diderot cul par-dessus tête, par Anne Coudreuse.