Est-il possible de définir une politique du précariat au sein de la société contemporaine ? C’est le défi de l’auteur, à partir de ses travaux de sociologie.

Précaire, précarité : à consulter la presse courante, ces mots sont stigmatisants. Peuvent-ils se muer en termes à charge alternative ? C’est le point de départ de l’auteur, enseignant en sociologie à l’université Paris-7, spécialisé dans la critique de la sociologie de la domination (et de l’adhésion des dominés à la domination). Le terme « précaire », poursuit-il, est entré en sociologie en 1980, mais s’est également nourri de l’héritage critique des années 1960-1970, ouvrant droit à des recherches sur les pratiques et tactiques à partir desquelles il est possible de ruser avec le pouvoir et de ménager des extraterritorialités. Il y acquiert une connotation alternative et subversive, écrit-il, dans la droite ligne de la pensée de Michel de Certeau, en songeant à ceux qui occupaient alors les squats et créaient des formes d’organisation collective éloignées des modèles consuméristes et marchands. En un mot, les « précaires » sont donc à la fois les fractions sociales de la jeunesse assujetties au travail précaire et les jeunes qui résistent à ce type de travail perçu comme une nouvelle forme d’exploitation.

A partir de ces précisions, l’auteur établit son propos, qui porte moins sur les précaires que sur l’émancipation promise dans le précariat, envisagée ici à la manière de Jacques Rancière. Entendons par là que ce qui intéresse l’auteur dans la deuxième dimension des précaires, c’est qu’elle contredit le discours d’une « prise de conscience » apportée du dehors au sein d’un rapport militant vertical. En termes ranciériens : « Au principe des styles de vie précaires, il n’y a pas tant des individus à émanciper que des individus et des groupes déjà émancipés en quête de régimes d’existence, de pratiques de vie, de territoires urbains ou ruraux permettant l’émancipation ». Leur objectif est de créer les conditions d’expérimentation de nouveaux rapports sociaux. En ce point, Cingolani rejoint nombre d’analyses portant sur les déplacements, les écarts, les latéralisations qui s’inventent en permanence dans le corps social.

Mais, ajoute l’auteur, ces mouvements sociaux produisent aussi parfois des formes d’aliénation et de domination plus retorses qu’il n’y paraît. C’est cela qui constitue l’objet de cet ouvrage. Comment vivre l’émancipation et la rendre pérenne au sein des formes sociales de la domination capitaliste ? Ou plus exactement, sachant que nous vivons dans un contexte de désinstitutionalisation du travail et de refus de la normativité salariale, quel est le sens de ces nouvelles luttes sociales ? L’auteur nous invite alors à étudier ce besoin d’expérimenter dans des rapports de domination qui ont réussi de surcroit à dissoudre les énergies utopiques auparavant consacrées à la critique sociale. Encore le met-il en lien avec ces formes mêmes, en ajoutant : « Toutes ces expériences ont remis en question l’ensemble de la configuration d’un modèle de développement structurant le capitalisme, et dessiné un point de repère pour les formes d’actions collectives dont les précaires, comme figures socialement hybrides, sont en partie les héritiers ». Et dans cette logique, l’auteur de célébrer « l’héritage lumineux et contestataire des années 1960 » (!) en nous invitant à nous « ressourcer à cette conjecture intellectuelle » (qui fut celle de Henri Lefebvre notamment). Il n’en reste pas moins vrai, conclut-il, que ces formes de luttes ont été impuissantes à développer un sens politique.

La démarche cependant semble hésiter à ce niveau entre les deux types de précarité. Celle des mouvements sociaux (sur lesquels de très nombreux ouvrages se penchent en ce moment) et celle qui résulte de la banalisation de normes d’emploi dégradées. Mais, c’est justement pour se stabiliser sur l’idée selon laquelle le précariat, qui n’est ni l’un, ni l’autre, renvoie à des expériences et des aspirations objectives et subjectives. Il serait même l’expérience sociale et individuelle de leur mise en tension, dont il conviendrait au sociologue de « saisir le sel ». Ainsi réintroduit-il dans le débat la question politique, montrant qu’elle s’insinue entre des pratiques d’insoumission au commandement et une recomposition des mécanismes d’exploitation du travail par captation de l’autonomie du travailleur. C’est même en ce point qu’intervient la figure du plébéien que Cingolani veut restaurer (après Alain Brossat, encore récemment, et quelques autres). Et l’auteur d’affiner le point : « Ce qui m’intéresse dans la figure du plébéien n’est pas tant la logique du renversement cynique que la manière dont son mode de vie explore la tension entre posture égalitaire et inégalités sociales ». Il précise encore vouloir insister sur les techniques de soi et les actes de parole face à la domination, en particulier celles du langage, à la manière de Siéyès, ou plutôt à la manière de la philosophie cynique de Louis-Gabriel Gauny, cet ouvrier dont les archives ont été exhumées par Rancière.

L’ouvrage s’organise alors en quatre chapitres. Une étude du précariat dans les sociétés contemporaines en ouvre les analyses. Il s’agit d’y explorer les expressions d’une politique du précariat comme pratique et comme action, dans l’actualité des hétérotopies et des luttes contemporaines. Puis s’ensuit une analyse de l’actualité de la notion de « plébéien ». Enfin l’auteur s’attache à conceptualiser la manière dont la pluralité des expériences et des conditions et les modes nouveaux de fragmentation et d’agrégation peuvent trouver dans le nom de « plèbe » un éventuel concept. Alors, il tente d’examiner la pérennité des luttes mises ainsi en avant.

Cingolani ne craint pas de répéter que la catégorie de précarité est ambivalente, répétition nécessaire pour saisir les enjeux sociétaux qu’il veut analyser. C’est d’ailleurs cela qui l’intéresse, pour autant que cette ambivalence prête à des glissements constants, dont la sociologie témoigne. Attachée à la fragmentation des conditions de travail et d’emploi ou à des pratiques et des tactiques de contournement des modes d’assujettissement, la précarité se tient justement sur ce fil sur lequel se séparent les assujettissements et les insubordinations. Au sein même du compromis fordiste, désormais dénoué, la précarité circonscrit des socialisations et des informalités. Entre instrument aux mains du patronat et détournement des relations de travail, la précarité rend possible un rapport acculturé aux identités et aux solidarités sociales imposées. Nombre d’activités – qu’il oppose au travail, dans les conditions actuelles – offrent alors les moyens d’une construction de la personne dans l’expérimentation et dans l’épreuve et l’essai. Et l’auteur de tenter une généalogie des reconfigurations de l’ethos populaire durant les 50 dernières années, utile ici en ce qu’elle permet de comprendre comment se sont instaurées des mutations par rapport aux parents, mais aussi des hybridations du travail et de l’activité, du travail et du loisir, en lien avec les intermittences et les discontinuités de l’emploi. Il montre ainsi que l’aspiration à l’autonomie et le désir d’autoréalisation trouvent un écho dans les transformations du monde salarial. Au fond, cela correspond à une manière de mettre en question les propos si mal conçus autour de l’adhésion au travail (ou de l’individualisme). Cingolani explique fort bien qu’une adhésion, pour les raisons évoquées, n’est pas un consentement ou une identification. Des possibilités de conflit demeurent. Leur ressort : les femmes et les hommes de notre temps cherchent fortement leur reconnaissance dans ce qu’ils font plutôt que dans ce qu’ils sont. L’exemple des industries culturelles créatives pris plusieurs fois en cours de parcours est certes probant mais sans doute plus restreint.

Il est temps de lier le précariat et le principe plébéien, c’est-à-dire le principe de l’émancipation, traduit au plus près par la capacité à vivre sans plus attendre l’expérience de l’émancipation au sein des rapports sociaux... Afin de développer ce point, l’auteur reprend le cas de l’ouvrier Gauny à Jacques Rancière. Mais il en déplace l’analyse. Il entre plus avant dans ce « cas », en approfondissant ce que la figure plébéienne a à nous dire des contradictions du travail et des tensions entre émancipation et exploitation. Evidemment, il faut entendre par « plébéien » le nom de celui qui se confronte et confronte la revendication et la pratique égalitaires à un monde caractérisé par l’inégalité. Cingolani parcourt donc à nouveau les textes de Gauny afin d’en tirer les éléments caractéristiques de cette émancipation à partir du procès de travail : suspension du temps de la domination, dispositifs d’évitement, manières de devenir autre, moyens d’accès à de plus hauts niveaux d’existence, c’est-à-dire tout mode d’existence qui permette d’anticiper une autre existence au sein même des rapports de domination. Comme on le voit fort bien, la pratique de l’émancipation ne consiste ni à tomber dans l’individualisme, ni dans la servitude volontaire. L’auteur détaille alors les cinq types de déplacements qu’il considère comme essentiels.

Il ressort bien de ces recherches qu’une place existe pour une puissance affirmative et alternative dans les rapports sociaux. La comparaison proposée à chaque pas de l’analyse, avec les professions du secteur culturel et implicitement avec toutes les intermittences, donne à lire des perspectives contradictoires qui concrétisent le propos. De toute manière, la catégorie de précaire doit être maniée avec précaution, surtout si l’on risque systématiquement de déduire des conditions du travail précaire des conditions de vie précaires. L’analyse en termes de travail précaire rend souvent invisibles les inégalités sociales et donc souvent de ressources qui varient selon les trajectoires des uns et des autres. Ce qui est non moins passionnant dans ce travail tient au fait que Cingolani n’oppose pas (ou se défend constamment d’opposer) mécaniquement le travail contraint et les activités culturelles permettant de se réaliser. Il déplace les lieux communs habituels. Il voit dans les espaces d’autonomie internes au travail des enjeux spécifiques pour une réflexion sur une politique du précariat.

C’est ainsi qu’il débouche sur l’analyse de la dialectique de l’autonomie et de la dépendance, dans des conditions de travail qui ont désormais changé, en devenant de plus en plus horizontales et déhiérarchisées (selon les secteurs). Il est par conséquent requis de retraverser les textes princeps sur toutes ces questions. Le chapitre trois s’attelle à cette tâche et va d’ailleurs jusqu’à prendre en compte dans ses analyses les mécanismes collectifs susceptibles d’agréger les précaires, en l’occurrence les organisations syndicales ou politiques. Mais c’est pour faire remarquer que les sociabilités qui font ici son objet sont d’une autre nature que celles qui se structuraient autour du paradigme bureaucratique des organisations de la classe ouvrière. De là, d’ailleurs, les oppositions entre ces organisations et les mouvements sociaux nés récemment (voir les propos sur AC !, APEIS et MNCP, dans le chapitre 3, par opposition à la CGT, par exemple).

Quel est donc l’avenir de l’émancipation ? Telle est la thèse de l’auteur qu’elle le conduit à affirmer que les pratiques latérales des précaires rejoignent les nouvelles autonomies qui gagnent du terrain dans nos sociétés. Elle adopte une perspective globale qui voit se conjoindre les différentes capacités d’initiative. La multitude des activités qui, de l’amateurisme aux autodidaxies, repeuplent la société de l’autonomie et du désir d’autonomie. Parallèlement, montre l’auteur, des hybridations complexes entre travail et activité signent une prise de distance avec l’assujettissement et les logiques de profit. Mais sentant probablement le propos prendre le risque du lyrisme, l’auteur revient sur l’idée selon laquelle ces figures d’une prise d’autonomie ne sont pas des libérations pour autant. Il insiste donc pour conclure sur le ressort adversatif de l’autonomie, en tant qu’il a une dimension formatrice. Ainsi échappe-t-il à la radicalité qu’il condamne chez d’autres sociologues, de même qu’il souligne à nouveau combien on a ignoré jusqu’à présent les aspirations de la base dans les organisations classiques, en subordonnant l’horizon de la classe ouvrière à l’ambition révolutionnaire. Ce qui définirait donc une politique du précariat, ce serait la mise en avant des diverses figures d’écart qui émergent du lieu même du travail et qui attestent de l’activité critique des travailleurs : tant relativement au pouvoir et aux entreprises, que par rapport à l’idéologie stalinienne d’aspiration à un travail libéré. Et de conclure : « ce à quoi aspire une politique du précariat, c’est à la revitalisation de l’idée démocratique dans la sphère du travail, à penser à nouveaux frais les conditions de cette démocratie dans un contexte de déstructuration de la morphologie sociale de l’entreprise ». Le livre convie par conséquent à réfléchir à l’avènement d’une démocratie où le tournant des nouvelles technologies de l’information et de la communication, entre autres, engage une recomposition de la sphère du travail et permet le développement de potentialités nouvelles pour le processus d’autoréalisation individuel et collectif des travailleur