Deux documentaires inédits de Werner Herzog viennent de sortir dans les salles portés au jour par la société de distribution Potemkine, qui réunit par ailleurs dans un coffret les chefs d'oeuvre de ce cinéaste de l'extrême (allant de Héraklès (1962) jusqu’au subjuguant L’Énigme de Kaspar Hauser de 1974). Nous avons eu l'honneur de rencontrer Herzog lors de sa présentation à la Cinémathèque de ces deux films : La Soufrière (1977) et Gasherbrum, La montagne lumineuse (1984). (Herzog délaissait alors pour quelques jours le mixage de son dernier long métrage, La Reine du désert, avec James Franco et Nicole Kidman.)

Dans les  ascensions de Werner Herzog en terres hostiles, il s'agit avant tout de dresser le portrait d'hommes, d'expéditeurs, de résistants au bord du précipice. A chaque fois, le réalisateur nous présente la conquête d'un mont ou le maintien dans un territoire sinistré comme le récit d'une lutte. Mais de quelle lutte s'agit-il ?

Le premier documentaire a pour objet l'investigation de l'expéditeur-cinéaste en Guadeloupe, au coeur du volcan de la Soufrière qui menace d'entrer dans une éruption qui pourrait constituer une catastrophe équivalente à celle de cinq bombes atomiques. Sur ce terrain en « sursis » évacué de tous ses habitants, le cinéaste part à la rencontre de rues fantômes où quelques habitants ont décidé de rester. Filmer cette catastrophe latente et invisible l'emmène du côté d'une autre aventure peut-être moins spectaculaire. Il s'agit d'une thématique récurrente dans l'oeuvre de Herzog, donnant lieu à un cinéma de l'exploit « a priori » qui se retourne sur lui-même pour signifier quelque chose de l'échec.

« Pour nous le tournage de ce film avait quelque chose de pathétique en soi, et c'est ainsi que tout se terminait par une totale futilité et par un total ridicule. Ce film était à présent un reportage sur une catastrophe inévitable qui n'a pas eu lieu ».

Tout se passe comme si les grandes conquêtes portées par des ambitions démesurées étaient un mobile pour réapprendre à voir l'humanité, ou du moins ce « reste », ce nucléo d'humain qui demeure lorsqu'il est cerné par la menace. Au pied du volcan, il y a là un homme, non pas le dernier des hommes mais le seul homme qui, endormi au creux de cette terre, attend la mort. Le seul homme est celui qui, pour reprendre les mots du cinéaste, « entretient avec la mort une relation particulière », il constitue en miroir une idée qui lui plaît, peut-être par nécessité ou par tradition : celle de l'affirmation de la vie devant la mort dont le film se fait le dispositif-témoin. Ironiquement, ce n'est pas au coeur de la Soufrière que Herzog rencontre la catastrophe et en ce sens on peut dire qu'il manque peut-être à son rôle de cinéaste « professionnel » - selon une attribution dont il se réclame - en ne remplissant pas son engagement de mener à terme un projet de film qui portait sur l'éruption du volcan. Ce n'est évidemment pas non plus la ville-studio comme décor propice à la mise en scène qui l'intéresse, mais autre chose. Ce que vient chercher Herzog est une métaphysique du cinéma qu'il situe dans des situations limites à partir desquelles le sujet et la narration sont évincés au profit de la réalité physique du film. En effet, le film devient lui-même l'évènement, l'exploit, le motif de la conquête, ce qui confère aux images une réalité existentielle que l'on pourrait penser comme étant du même ordre que celle de l'archive. L'image n'est pas seulement mise en scène, capturée puis montée, elle se donne surtout comme ayant survécu à une situation limite.

Autre contexte propice à cette réflexion : deux sommets de la chaîne de l'Himalaya, Gasherbrum I et II, dits « la montagne lumineuse », que les alpinistes Reinhold Messner et Hans Kammerlander entreprennent de gravir  avec le moins de moyens possible, sans oxygène ni escale au camp de base. La figure de Reinhold Messner oscille entre celle de l'occidental, le « conquistador », prêt à défier les limites du supportable pour dominer la nature, et celle du mystique qui pour une vérité, pour un regard depuis les cimes du monde, entreprend un acte extrême en se passant de tout moyen technique qui pourrait lui permettre d'atteindre plus aisément ses objectifs. Herzog questionne l'absurdité de cet acte en interrogeant Messner au sujet de la disparition de son frère lors d'une expédition sur le sommet de Nanga Parbat : celui-ci fond en larmes. Ces images, elles aussi, sont restées.

La force du documentaire est de mettre en scène cet exploit comme une entreprise individuelle terriblement précaire, au contraire d'un exploit collectif dont la clé de voûte serait sans doute l'idéologie. Mais il y a plus, et là se situe certainement la grande richesse de ce documentaire : c'est l'aveu à peine dicible, non prononcé et pourtant évident, des limites techniques de la faisabilité d'un film. Alors l'image n'est pas seulement ce qui reste, mais la matérialité de ce qui a pu être produit : elle est la preuve de l'incomplétude du projet initial. En ce sens, si Herzog n'a pu suivre la folie de ces explorateurs jusqu'au bout, ce n'est pas par manque de volonté, mais à cause des conditions qui ne rendaient plus possible la réalisation du film.

C'est un double regard qui se forme à partir de ces deux tableaux documentaires. Il y a le témoignage de cette « espèce » d'homme, idéaliste et donc tragique, le résistant de la Soufrière et l'aventurier de l'Himalaya, dont l'ethos renvoie directement à celle de l'artiste-cinéaste. Et puis, il y a un regard sur les moyens techniques de la réalisation d'un film, aussi fragiles et précaires que le sujet appréhendé. Cela constitue l'oeuvre d'Herzog, à la fois, comme un regard profondément humain sur le monde et sur l'art cinématographique

 

Les ascensions de Werner Herzog sont en ce moment dans les cinémas MK2 Beaubourg, au Grand Action et Cinéma Landowski. Le coffret est à retrouver dans la boutique Potemkine.