Six méditations sur la Loi, la victime et la métamorphose cherchent à donner à l'œuvre de Kafka la puissance d'une œuvre singulière mais propice à une réflexion sur le XXe siècle.

Un peu en retrait dans l'époque, l'œuvre de Franz Kafka fut tout de même longtemps une sorte de prolégomène à un temps où se partageaient les mêmes rêves et les mêmes espoirs qui n'étaient pas encore déçus. Elle n'était pas encore entendue comme un avertissement à proprement parler. Chacun de ses fragments semblait pourtant avoir été inspiré par des univers liés à un monde vécu par une génération qui a assisté à de nombreux effondrements. Elle est devenue cependant presque intemporelle, dressant une sorte de monument à ces structures de l'existence que sont la justice, la loi, la victime, la condamnation et la métamorphose.

Ce sont précisément ces structures qu'Alvaro de la Rica, professeur de Lettres à l'université de Navarre, commentateur des œuvres de Julien Green et Claudio Magris, prend en charge pour organiser son propre cheminement. Il les réorganise en cercles concentriques reliés en permanence par une connexion significative et un même mouvement ascendant. Autant dire que cette recherche de sens appliquée à ce qui est souvent présenté comme une série de fragments, autrement dit, l'œuvre de Kafka, délivre un nouveau message destiné à déchiffrer les lois de ce dynamisme circulaire. Ce message nous rapproche évidemment de Dante, nonobstant le fait que les cercles de l'enfer sont au nombre de neuf. De ce fait, loin de constituer une étude de l'œuvre de Kafka sur le mode habituel de l'histoire de la littérature, l'auteur se consacre entièrement aux textes de l’écrivain, faisant jouer l'intertextualité comme principe d'analyse. Il se garde de toute interprétation en termes d'expression de l'auteur et de toute approche réaliste. Il considère sobrement son geste comme un essai d'interprétation, réparti en sept temps (pour autant que ce chiffre soit lui-même symbolique).

L'auteur n'a pas tort de rappeler que rien ne peut être entrepris face à cette œuvre si on ne la considère pas comme une œuvre de nature métaphorique. Afin de bien insister sur ce point, la première méditation est consacrée à La colonie pénitentiaire. Pour lui, cette nouvelle montre clairement de quelle manière l'œuvre de Kafka se déploie, en particulier, en allant bien au-delà de la simple allégorie qui ne constituerait qu'une simple forme d'exposition à mi-chemin entre la didactique et l'art. Or, chez Kafka, les images concrètes ont de l'importance et de la valeur. Telle est La colonie pénitentiaire, qui joue de tournants inattendus, d'actions imprévisibles, ne se résolvant pas à suivre un mécanisme tel qu'en propose Le procès. Et ces ruptures inattendues ne sont bien sûr pas absurdes.

L'enchaînement des méditations suivantes à la première a non moins sa logique. La deuxième méditation relie ce même texte de la Colonie à la question de l'écriture chez Kafka, ce qui revient à analyser les rapports entre la vie conjugale à laquelle Kafka renonce et l'écriture (du moins faut-il renoncer à l'une ou à l'autre, selon Kafka). Dans l'esprit de Kafka, le mariage et l'écriture ou, ce qui revient au même, l'écriture et la vie, la société et l'individu s'opposent avec la force de deux appels antagoniques et irréconciliables. On retrouve d'ailleurs cette thématique au centre même de la Lettre au père. N'est-ce pas une manière de souligner le traumatisme de la filiation ? Dans quelle mesure l'homme peut-il ou doit-il accepter son impuissance et son infériorité au regard de son père ? Dans le cas de l'écrivain ou de l'artiste, montre l'auteur, l'abandon à la création est tout au plus, dans le meilleur des cas, une consolation, et dans le pire, quelque chose de diabolique. Et la conclusion s'ensuit : « Le célibat et l'écriture sont une seule et même chose dans l'esprit de Kafka ».

Cela dit, Kafka ne ressentit jamais (ou ne voulut jamais le ressentir) l'intérêt d'éclairer le mystère que renferme son œuvre. Il n'a pas plus pour habitude de s'étendre sur les détails de son travail littéraire. Ses notes personnelles n'offrent aucune aide directe à l'interprétation des images qui composent ses récits. Le travail du commentateur n'en est que plus fécond. La troisième méditation de de la Rica joue ainsi fort passionnément de l'intertextualité entre le texte original commenté et la christologie. Il retient de La colonie pénitentiaire des images que nul ne peut contourner : les coups portés au prisonnier, le sang mêlé d'eau, les actes d'adoration, l'allusion à la sixième heure, l'éponge approchée de la bouche du condamné, le voile offert, le retrait du gouverneur (Ponce Pilate ?), etc. Il reste certes prudent – « extrapoler à partir de l'une ou de plusieurs de ces références isolées reviendrait à se livrer à un exercice de surinterprétation » –, mais considère qu’ « une telle accumulation de ressemblances nous force à considérer la symétrie entre les deux récits comme significative ». La logique testamentaire, d'ailleurs, s'inscrit dans une certaine continuité avec les sacrifices rituels de la Pâque juive (ne pas briser les os des agneaux, principe de substitution du système sacrificiel, plus grand est le don, meilleur est le sacrifice,...). Et l'auteur de préciser encore que « La suffisance avec laquelle on a écarté les interprétations apocalyptiques de Kafka surprend donc », puis d'ajouter : « C'est là l'effet du pouvoir d'aveuglement des œillères idéologiques fort tenaces qui obstruent encore la vue de nombreux commentateurs ».

La quatrième méditation relance le débat vers la question de la famille et, en l'occurrence, vers la Lettre citée ci-dessus. Il y est question de la situation des juifs à l'époque (et depuis la hascala), des différences entre les membres de la famille de Kafka (père et mère notamment), de l'assimilation des juifs d'Europe centrale dans les premières décennies du XXe siècle. Le commentaire se resserre alors sur l'éducation de Franz et sur la série de ses sept reproches à l'adresse de l'éducation reçue. D'abord on notera (à nouveau) la présence du chiffre sept. Ensuite, on se convaincra du fait que ces sept reproches correspondent à sept variations sur le même thème, alors que Kafka accumule de plus en plus de griefs, en crescendo, à l'encontre de son éducation.

Après avoir procédé à quelques remarques pertinentes sur le rapport de Kafka à la langue allemande (il faut d'ailleurs se souvenir à ce propos d'un texte brillant de Gilles Deleuze), puis sur les usages des mots intimes ( l'impossibilité de prononcer le terme de « Mutter » (mère), en allemand, à l'égard de la mère), sur les études de Kafka dans le contexte de l'époque et enfin sur la tradition épistolaire qui donne à Kafka certains motifs d'écriture, l'auteur se déplace sur un terrain plus aventureux, mais classique. Il inclut la question d'Auschwitz dans l'écriture de l'écrivain, l'engageant dans une sorte de préscience de l'extermination. Il ne lui semble donc pas « difficile d'établir un lien circonstanciel mais néanmoins inévitable entre l'œuvre kafkaïenne et ce que devient l'Europe occupée et sous le joug du parti nazi ». Le paradoxe proprement kafkaïen est alors le suivant : « Plus on insistera sur le fait que Kafka ne put prévoir directement et concrètement la Shoah, plus il sera évident, aux yeux de tous, que personne n'a été capable de décrire ce système politique comme il le fit, deux décennies avant qu'il ne se réalise dans les faits ». Ce qui est sûr, c'est que ce paradoxe devait être réfléchi. Il n'est pas certain cependant que l'idée d'une intuition (de la Shoah, non pas en général mais de celle-ci en particulier), de la part de Kafka, suffise à régler le problème. Du coup, la généralisation entreprise ensuite tombe un peu à plat : « L'œuvre kafkaïenne est peut-être la première apocalypse moderne puisque, contrairement à d'autres écrivains contemporains qui composèrent également des œuvres de ce genre, il utilise l'ironie pour décrire l'exercice du pouvoir absolu contre l'individu », ce qui ne relève pas exactement du même registre d'analyse. Il aurait sans doute mieux valu approfondir la question des rapports entre la loi positive, la Loi et l'écrasement de l'individu, sans prendre le risque de faire de l'œuvre de Kafka un oracle, une prophétie ou une vision flamboyante. Pourtant, l'auteur ne résiste pas à l'idée d'une préfiguration par Kafka de l'histoire du XXe siècle, sans noter qu'entre la question de l'individu réprimé et celle de la Shoah il conviendrait de tisser des liens plus solides (quant à parler de « l'expérience nazie »   , il y a sans doute un autre fossé).

La sixième méditation referme le parcours des cercles concentriques annoncé. Le problème de l'accès à la Loi, à la sagesse divine et au nomos est omniprésent autant dans l'œuvre de l'écrivain que dans la tradition hébraïque. Occasion est ainsi donnée à l'auteur de reconstruire pour le lecteur les traits saillants de la loi juive. C'est sans doute la méditation la plus éloignée des textes de référence, même si le thème est aisé à saisir : le légendaire kafkaïen vise l'interprétation de la Torah et l'accès à son noyau. L'auteur se lance dans l'analyse du conflit entre judaïsme et christianisme. Il y a d'ailleurs plus de scepticisme dans son propos à ce niveau : « On ne peut affirmer que les versets cités du Nouveau Testament soient, dans la parabole Devant la loi (interne au Procès) une présence intertextuelle proprement dite, mais ils peuvent néanmoins contenir une évocation de ce que Kafka a voulu dire en l'écrivant ». Il reste cependant que l'étude se poursuit en s'attardant maintenant sur les thèmes de l'accès à la loi, la porte et le gardien, la lumière, la vie sur le seuil de la loi, la dialectique du dehors et du dedans (ce qui correspond fort bien au texte du Procès).

D'une certaine manière, pour conclure et fermer ces méditations avec une dernière perspective, l'auteur nous renvoie à Gerschom Scholem et à Walter Benjamin. Tous deux font de l'œuvre de Kafka une question de lisibilité du monde et de transmissibilité de la Parole. Ce qui revient à faire de Kafka l'auteur même de l'essence de la transmission, impossible mais réelle de la Sagesse et de la Loi. Echec, dit Benjamin ! Question toujours vivante, dit Scholem ! Ce qui revient dans tous les cas à nous renvoyer du côté de La Métamorphose