De Valéry à Michaux, de Descartes à Merleau-Ponty, l'étude d'une conception particulière de la création.

Combinant approche littéraire, réflexion philosophique et théories scientifiques, l’ouvrage de Thomas Vercruysse nourrit une triple ambition : monographique – saisir la conception valéryenne de l’esprit en diachronie ; philosophique – définir une conception particulière de la création (la « cartographie poétique ») commune à l’art et aux sciences naturelles ; historienne – présenter, à partir de cette conception de la création, une communauté ouverte et implicite d’écrivains a priori hétérogènes (Valéry, Mallarmé, Artaud, Michaux, Segalen, Bataille).

Dans la première partie, intitulée « Forclusion et formalisme : la cartographie analytique », l’auteur retrace, sous la figure tutélaire de Descartes, le « premier formalisme valéryen ». À la suite d’une crise culminant avec la fameuse « nuit de Gênes » qui signe l’adieu provisoire de Valéry à la poésie et lancera (deux ans plus tard) le début de la rédaction des Cahiers, l’écrivain va s’attacher à fixer une topologie mentale, une « analytique du dedans »   , un système de l’esprit envisagé ici d’un point de vue purement mécaniste : « Étudier l’homme implique de démonter et remonter des mécanismes dont les pièces et les modèles sont en nombre fini »   . Le monde serait fait de structures que le penseur se doit de mettre au jour, grâce à une « méthode déductive »   . Afin d’étudier cette conception systématique où règnent les mathématiques pures et le « registre scopique », Thomas Vercruysse, tout en étudiant des figures tels Gladiator, Teste ou Narcisse, convoque des savants ayant influencé Valéry, comme Leibniz, Lulle et Laplace, mais également des penseurs plus proches du « contexte épistémique dans lequel [il] évolue »   , à savoir Hilbert et Turing.

Ce souci de maîtrise absolue est toutefois rapidement vécu comme étouffant pour la création artistique, et des brèches se forment petit à petit dans le système valéryien. Lorsqu’il découvre, entre autres, la théorie scientifique du réflexe, modèle « à la fois non symétrique et irréversible »   , l’écrivain se rend compte que sa « mécanique de l’esprit »   est intenable. Même si la « rêverie euclidienne […] ne sera jamais complètement délaissée par Valéry », il opère un changement de paradigme quant à sa manière d’envisager le fonctionnement mental et au premier formalisme est substitué un « second » formalisme.

« Les fragmentations de l’édifice », deuxième partie de l’ouvrage, révèlent ainsi un Valéry en mouvement, ouvert à l’évolution scientifique, qui cherche à échapper cette fois au déterminisme, à la pensée du « programme »   et à la forclusion du système initialement revendiquée. La constatation d’une « self-variance » propre à l’esprit – « dissolution continuelle, spontanée des objets de la conscience »   – le conduit à poser l’équation « Penser = changer »   et à renverser le cartésianisme au nom d’un contre-cogito : « Je pense, donc je ne suis pas »   . Au sein de cette conscience décentrée font dès lors irruption le dehors et le corps sensible (la triade « Corps-Esprit-Monde »), et à la spécularité première, dont le pôle « Narcisse-Apollon » constituait le parangon, est substituée la figure dionysiaque de Protée. À la manière de Michaux et de Segalen, Valéry, dans Degas Danse Dessin, s’ouvre à l’imprévisible et à l’aléatoire. Le passage des mathématiques pures aux mathématiques appliquées fait prévaloir le « modèle d’une thermodynamique de l’esprit »   et le pouvoir créateur échappe alors « à la nécessité serrée, mécanique, des enchaînements de causalité »   . L’ouvrage envisage la poétique des différents auteurs notamment par le truchement du « diagramme » : contrairement à l’axiomatisation mathématique, qui cherche à « mettre de l’ordre »   , le diagramme est un « geste manuel qui, brouillant les coordonnées, ouvre un nouvel espace de combinaisons de sensations »   . Ce mode de pensée, qui traduit un « refus de se mouler dans les modèles a priori livrés par la conscience réflexive »   , permet de saisir l’informe et la « défiguration » propre à l’art moderne.

Malgré ses différents apports à la recherche valéryienne, comme par exemple le rapprochement inédit de l’écrivain avec Artaud par le biais du concept d’« ontologie de la volta »   , La Cartographie poétique ne se présente pas comme une énième monographie sur Valéry. L’originalité de l’ouvrage tient sans doute à la méthode heuristique déployée dans l’ultime partie (« La cartographie poétique : les avatars du poïein »), méthode qui consiste à penser, à partir de la poétique d’écrivains particuliers, une poïétique générale – au sens de morphogenèse – observable à la fois dans l’art moderne et dans la nature. L’étude de Valéry permet ainsi à l’auteur de tisser un lien entre sciences et art, lien qui inscrit pleinement l’ouvrage dans l’« épistémocritique » développée par Michel Pierssens. Si l’étude de la création des formes naturelles était la tache aveugle des sciences naturelles en raison de la difficulté mathématique à modéliser le discontinu, la parution de l’ouvrage de René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse (1972), « s’inscrit en rupture de la conception galiléenne qui était une lecture de la nature à partir de la géométrie d’Euclide »   . Thomas Vercruysse cherche ainsi à montrer que le dispositif de création de ces « poètes cartographes »   du tournant du XXe siècle « constitu[e], à certains égards, une préfiguration »   de ce bouleversement scientifique.

La « cartographie poétique », formule qui donne son titre à l’ouvrage, traduit avant tout un nouveau rapport à l’espace : contrairement à la cartographie dite « galiléo-cartésienne », « il s’agit non pas de mesurer une surface, mais d’éprouver un volume »   . La cartographie poétique est un processus, un tracé en mouvement : il s’agit de « l’entreprise d’élucider ou de capturer l’apparaître de la forme »   . Grâce à ce concept forgé à partir de ses recherches sur Valéry, l’auteur cherche à penser les formes, et plus précisément la manière dont les formes se créent ; la cartographie se doit ainsi d’être poétique et non cartésienne, puisque la morphogenèse, qui est de l’ordre du discontinu et de l’imprévisible, met à mal l’analytique. La figure de la danseuse constituerait ainsi la métaphore de cette disposition créatrice particulière : « En tant qu’elle est transport, elle déplace le sens, traçant dans le regard du spectateur un symbole fugitif »   . En examinant des personnages comme Athikté de Valéry ou la danseuse de Mallarmé, l’auteur développe, en convoquant E. Straus, Meschonnic et Merleau-Ponty, toute une réflexion littéraire et philosophique sur la danse comme mouvement de déprise extatique, qui ouvre un espace (lisse) de liberté.

Outre les concepts féconds qu’il forge afin de spécifier sa recherche – « hétéropoétique »   , « chaosmos »   , « communauté en spirale »    –, Thomas Vercruysse trace avec beaucoup d’érudition une réflexion en mouvement, qui procède par « coups d’état intérieurs »    : le lecteur suit une pensée tâtonnante qui se déploie sous ses yeux et qui emprunte, au fur et à mesure des chapitres, de multiples détours avant d’aboutir. Si l’envers de ce procédé a pour risque de perdre le lecteur dans des digressions parfois moins utiles au développement – la réflexion sur le juron, par exemple    –, les aller-retours, à la fois chronologiques, interdisciplinaires (philosophie, linguistique, sémiologie, art, science) et transnationaux, témoignent d’une volonté de complétude qui demeure toujours justifiée par le corpus étudié. La Cartographie poétique s’adresse ainsi non seulement aux spécialistes de Valéry et aux poéticiens, mais également aux philosophes, et aux chercheurs se consacrant aux rapports entre danse et littérature