Un ouvrage qui, à l'aide de l'outil philosophique, entend débarrasser le concept de pervers des fantasmes et idées préconçues qui sont communément projetés sur lui.

Avec Pervers : Analyse d'un concept, Pierre-Henri Castel sort le lecteur d'une appréhension naïve de la perversion en la réduisant à un concept méticuleusement examiné à l'aide de l'outil philosophique. Il était temps. Car commence à lasser la récurrence, débilitante, d'expressions dont il semble qu'aucune psychothérapie de victime ne puisse plus se passer au jour où tous les bourreaux, petits ou grands, sont appelés « pervers narcissiques ».

En opposition à la démarche d'une criminologie judiciarisée qui recherche les facteurs psychobiologiques permettant d'identifier les pervers afin d'éviter les récidives criminelles, Castel nous propose de regarder la perversion, non comme une disposition intrinsèque du coupable, mais comme une disposition extrinsèque. Ce qui a de quoi surprendre : d'une part, les psychanalystes lacaniens (et Pierre-Henri Castel est psychanalyste, membre de l'Association Lacanienne Internationale) considèrent que la perversion, à côté de la névrose et de la psychose, est une structure, ce qui la rapproche d'une disposition intrinsèque, d'autre part, les termes disposition et extrinsèque entrent en contradiction. Parler de disposition extrinsèque est donc a priori paradoxal.

Pourtant, l'intérêt d'une telle formulation est réel : elle engage à regarder le pervers autrement et même à déconsidérer son importance dans le cas des crimes contre l'humanité comme les génocides, où le système pervers suffit à générer des actes hautement destructeurs, rendant inutile la recherche du pervers responsable ou de la perversion des acteurs   .

Obtenir du lecteur qu'il regarde le pervers autrement n'est pourtant pas une mince affaire. Car les actes associés à la perversion fascinent : « l'impensable et le bouleversant dressent un obstacle majeur sur le chemin de la conceptualisation »   . Castel s'oppose à ce mouvement de fascination en mentionnant que le pervers, si pervers il y a, jouit d'être « reconnu » comme pervers (notamment au tribunal) : « il se peut bien qu'il y ait des gens qui pensent être pervers, et avec de bonnes raisons. Cela ne les métamorphose pas pour autant en ce pour qui ils se prennent »   . En fait, au dénommé pervers, « Il lui importe suprêmement de faire croire qu'il a réussi à toucher au Mal - c'est même son obsession (...) »   . Mais Castel, en citant Lacan dont il salue le travail qui a révélé la dimension intersubjective de la perversion   , mentionne que face à l'acte « pire que mal », penser que nous sommes confrontés à un système pervers impersonnel devrait nous dispenser de « croire sur parole » celui qui « s'autoproclame pervers »   , l'ironie étant peut-être dans ces cas-là la réponse la plus appropriée   .

Qu'en est-il alors de ces criminels qui visent répétitivement le pire, c'est à dire la déchéance de leurs victimes, et semblent n'être ni désireux ni susceptibles de fonctionner en dehors de fantasmes, scénarios et jouissances prévus pour nuire ? Dans ces cas, le constat du retour irrépressible de ce mode de fonctionnement autorise certainement à parler de sujet pervers ; « je n'affirme pas qu'il soit impossible qu'il existe un sujet pervers (qui voudrait nuire absolument à ce qui fait l'intime subjectivité de ses victimes) »   , précise Castel qui, à travers cet essai, ne vise pas à générer des certitudes et de nouvelles catégorisations ou refus de catégorisations autour de la perversion. « En général, d'ailleurs, une philosophie qui s'inspire de Wittgenstein n'élimine rien du tout : elle caractérise des usages conceptuels, elle les borne à leur domaine de pertinence, et elle les inscrit dans des formes de vie qui tiennent aussi compte du corps, des rapports sociaux et de la culture. »  

Comme d'autres ouvrages de cet auteur, citons A quoi résiste la psychanalyse   , Pervers relève plutôt du pavé soigneusement lancé dans une marre de stériles répétitions. En l'occurrence, ce qui est visé, c'est la vanité d'une démarche criminologique très en vogue qui tente de disséquer la psychobiologie du pervers en n'apportant rien sur la question de ce qui explique son rapport à lui-même ou à l'autre et occulte malheureusement le délaissement dans lequel s’enfonce la légion des victimes non consentantes. « Cette criminologie privilégie la mise en évidence des ‘tendances’ mauvaises du côté des groupes agrégés statistiquement d'agents ‘dangereux’, en les déconnectant à grand renfort de sophistication mathématique des difficultés morales et sociales des milieux vulnérables, lesquelles posent des problèmes d'ordre politique. »  

Au-delà de ce rejet épidermique de la criminologie contemporaine, quand il parle des génocides, des crimes contre l'humanité   , Castel répond à une question problématique : comment se fait-il que des actes qui, visant la déchéance de l'autre, sont reconnus comme pervers, puissent être perpétrés par des bourreaux qui ne relèvent de cette catégorie de la perversion aux yeux de personne ? « Des hommes ordinaires », disait l'historien Christopher Browning  

Castel, qui distingue l'acteur (qui pose des actes) de l'agent (qui les fomente), explique que le système pervers peut soit être organisé par un autre que celui qui le met en actes, soit même se passer d'un tel coupable à désigner. Cette manière de voir laisse la place pour des tendances perverses ou tendances à la perversité qui sont bien loin de concerner seulement les autoproclamés ou déclarés pervers : elles concerneraient même parfois le médecin qui, tentant de contrecarrer chez son patient une tendance homosexuelle, viserait à tel point le joint constitutif de son être que son acte pourrait être rangé dans la catégorie même de la perversion qu'il semblait combattre   .

L'ouvrage, s'il se penche sur une perversion qui est aussi un objet pour la psychothérapie et la psychanalyse, ne semble cependant pas avoir de prétention à s'exprimer sur ce qu'il conviendrait de faire pour aider un pervers à s'orienter dans un sens qui soit moins destructeur : « Lutter contre le triste penchant des pervers à la récidive, c'est comme combattre la regrettable propension des objets fragiles à se casser »   , mentionne-t-il. Pourtant, il recèle quelques notations cliniques qui ne sont pas dénuées d'intérêt.

Sur la question de la nature du mystérieux, pour ne pas dire fascinant plaisir que le pervers prendrait quand il jouit de ses actes, Castel conteste « l'hypothèse selon laquelle il doit exister une qualité phénoménologique intrinsèque du plaisir à agir perversement, qualité qui le distingue en tant que tel du plaisir normal. Il serait plus aigu, plus bouleversant, etc., ce que promet souvent la littérature érotique. Bien plus, cette qualité de jouissance motiverait le pervers à agir. Mais c'est douteux. »   En disant cela, il apporte un peu de raison dans la fascination pour la perversion qui pourrait nous orienter à croire que la machination perverse, comme le promet le pervers lui-même, occasionne un plaisir supplémentaire, alors que le pervers jouit de ce qu'il vous fait ou de ce qu'il vous fait faire, voire de ce qu'il se fait (faire) dans le cas du masochiste. Sur ce sujet, Castel abaisse également la température de nos évaluations en rappelant que si la jouissance du sadique n'est pas d'une intensité supérieure, le masochiste n'est pas non plus atteint d'une inversion du ressenti qui transformerait la douleur en plaisir   : il souffre de ce que son corps subit, la jouissance qu'il en tire relevant non d'un plaisir autre mais du triomphe qu'il obtient, ou qu'il fantasme devant son bourreau lui-même défaillant devant sa défaillance... invulnérable   .

Une autre notation, plus éloignée du propos de l'ouvrage, a néanmoins de quoi durablement interpeler le lecteur : « Si mon propos [de la p.39] a quelque conséquence, il débouche sur une hypothèse clinique précise : dans tout cas de paranoïa, il faut chercher la sollicitation perverse à laquelle le paranoïaque n'a pas su faire face. » Cette remarque, donnée en note de bas de page   , est extrêmement intéressante, surtout dans un contexte où les psychanalystes ont bien du mal, sur le sujet du déclenchement de la psychose, à sortir du modèle issu du cas Schreber de Freud, dont la psychose s'était déclarée au moment de son accès à de hautes fonctions.

Il semble qu'en effet, le propos de Castel soit souvent conséquent. Dans ce registre, ce qu'il dit sur l'usage de la littérature pour étayer les théories psychopathologiques est aussi digne d'être relevé : s'apprêtant à proposer, dans la seconde partie de son ouvrage, un travail sur Sade   , il rectifie par avance ce que le lecteur pourrait en attendre : « Entre les romans de Sade ou de Sacher-Masoch et la vie ordinaire d'individus aux tendances masochistes ou sadiques, il y a si peu de rapport, qu'appliquer des constructions théorico-cliniques déduites des premiers à l'intelligence des performances des seconds a tout juste la valeur d'une analogie - et peu de pouvoir heuristique. Le sujet pervers coïncide-t-il bien avec un individu en chair et en os (classiquement, tel ou tel grand écrivain, qui a la bonne idée de livrer clé en main aux psychanalystes les détails de son scénario de prédilection : Sade, Genet, Mishima, etc.) ? On peut en douter. »   Ce à quoi il ajoute que « Lacan n'affirme justement jamais que le pervers à la Sade ou à la Sacher-Masoch existent. Lacan illumine plutôt un jeu de semblants, entre sujets régis par leur rapport à l'Autre, et où le pervers apparaît comme une référence idéale. »  

Proposant à son lecteur de prendre ses distances par rapport à cette figure idéale du pervers qui est davantage un fait de discours qu'une réalité tangible et descriptible à des fins préventives, Castel approche pourtant la question du diagnostic différentiel de la perversion en distinguant les différents effets produits par l'écoute des criminels : « S'il est méchant (un wrongdoer), il inspirera du mépris, ou de la colère ; s'il est pervers et malfaisant (un evildoer), il causera sans doute davantage de l'angoisse et de l'effroi. Folie (ou déraison) et perversion sont d'ailleurs loin de se confondre, à cet égard. Le fou criminel ne vise pas des fins universelles dans ses actes - il peut tuer de façon horrible, sous l'empire de motifs égoïstes, mais nullement avec l'ambition de désubjectiver autrui. »  

Au-delà du changement de perspective que nous propose l'auteur, reste ouverte la question de savoir ce qu'un psychanalyste peut faire d'autre avec un pervers que de lutter contre la propension des objets trop durs à ne pas se ramollir avec le temps, si j'ose dire pour pasticher la formulation qui se trouve plus haut. A ce propos, il mentionne dans l'essai qui suit, Sade à Rome, le récit qu'un de ses collègues psychanalystes lui fit à propos d'un pervers qui menaçait de provoquer un meurtre de masse : « angoisser mon collègue en distillant certains détails propres à glacer le sang semblait lui suffire »   .

Pour ma part, il me semble qu'à côté d'une criminologie étranglée par l'obligation à laquelle sont tenus les criminologues, ces travailleurs du crime, d'évaluer des dangerosités avec des calculs actuariels, pourrait se développer une autre approche de la cure analytique ou de la psychothérapie du pervers. Cette autre approche aurait très certainement à s'orienter vers le développement de l'imaginaire du pervers, imaginaire auquel on reproche souvent sa pauvre répétitivité. Or, et c'est là le seul reproche que je ferai au livre, quand, au milieu d'un paquet un peu large qui comprend pêle-mêle des révisionnistes (lesquels ?) et des antisémites (lesquels ?) aussi pervers les uns que les autres, Pierre-Henri Castel ajoute des « comiques » qui, sur le sujet de l'antisémitisme, jouent aux petits sadiques (pour ne pas nommer Dieudonné ?)   , il oublie que dans la psychose comme dans la perversion (et la liste n'est pas exhaustive), la création de personnages, dût-on les incarner au risque de se confondre ou d'être confondu avec eux, est l'une des voies qui se dessinent pour orienter la pulsion vers la parole   et le récit plutôt que vers la destruction réelle des figures imaginaires qui auraient été aptes à la canaliser. Ce n'est pas la voie la plus facile. Ceux qui la prennent le font au risque de se faire conspuer, mais il faut savoir qu'ils la prennent plutôt que de prendre d'autres voies infiniment plus dangereuses pour l'autre ou pour soi.

Il est peut-être là, le danger de l'approche philosophique de la perversion qui prévaut dans cet essai : elle donne la possibilité de démontrer, logiquement, beaucoup de choses. Mais il faut buter sur la clinique dans sa dimension thérapeutique ou non thérapeutique pour pouvoir affirmer que les convictions induites par la démarche philosophique ne seront pas bazardées au premier contact avec un pervers « en chair et en os ». Or les pervers ne se précipitent pas chez les analystes. Le fondement de leurs travaux est donc malheureusement sujet à caution. Encore une fois, là où l'on croit pouvoir attraper le pervers, il échappe