L'ouvrage donne corps à ce que de nombreux travaux laissaient entrevoir : la possibilité d'une production discursive de l'homosexualité. Et il la met au jour dans les romans de la deuxième moitié du XIXe siècle.

Le point d'appui de la recherche est affiché d'emblée, plutôt en forme d'hommage qu'en forme de démonstration ou d'argument d'autorité. Il s’agit de la théorie des discours construite par Michel Foucault, cependant un peu trop souvent reprise et résumée, ce qui alourdit le volume et le détourne parfois de précisions nécessaires sur les objets analysés. Comme point d'appui, elle est présentée ici sous la forme d'une double consistance : la productivité des études de langue anglaise analysant des romans grâce à cette théorie ; l'importance de reconnaître que les discours peuvent être traités comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent. Autant affirmer que les romans peuvent être lus et approchés en termes de performativité. Il est vrai que l'objectif généalogique de Foucault a bien été de retracer les conditions historiques de production des objets discursifs. Depuis ses travaux, il n'est plus question de se lancer à la recherche de l'essence de tel ou tel objet, mais d'en déterminer la provenance. Appliqué à l'homosexualité relevée dans les romans, ce projet détermine une conception constructiviste des objets de recherche et d'analyse.

Ceci admis, l'auteur applique cette « méthode », on l'aura compris, au thème de l'homosexualité, considérée ici comme un thème discursif et non comme réalité sociale vécue, et analysée au travers de romans du XIXe siècle. Ce qui importe à l’auteur, c'est sa mise en discours, la conceptualisation des relations de même sexe. La prétention n'est donc pas d'affirmer que ce siècle a enfin trouvé la désignation adéquate de ce phénomène. Elle est de repérer les traits d'un discours qui conçoit l'attirance pour les personnes de même sexe en termes identitaires. Telle est la particularité de l'homosexualité ainsi référée au cadre du XIXe siècle, dès lors que ce siècle fixe les conditions particulières de ce qui devient, justement, l'homosexualité. L'auteur nous propose ainsi d'assister à la naissance d'une catégorie qui, à d'autres égards, est aussi juridique et politique, mais qui se trouve ici être romanesque. C'est là le sens du titre de l'ouvrage : « produire une identité ». Il suggère exactement le point de vue constructiviste dont il était question ci-dessus, ce qui oblige, dans le même temps, à statuer sur le sujet du discours qui fait émerger ces notions d'identité et d'homosexualité, en les présentant comme le résultat de la rencontre d'un faisceau complexe de facteurs sociaux, politiques, économiques et scientifiques. L'auteur précise, à juste titre, qu'une telle théorie du discours implique simultanément une analyse des relations qui autorisent à parler de cet objet, mais aussi des avantages ou des inconvénients qui en découlent. En un mot, l'auteur invite à étudier un personnage de roman, en refusant logiquement de le rapporter à une essence ou à une réalité, mais en déterminant les contraintes caractéristiques du discours romanesque contribuant à fabriquer une telle subjectivité. Ajoutons, pour faire bonne mesure, que l'auteur ne se contente pas de se référer à Foucault, même s'il s'agit de son recours majeur. Il en appelle à tous les représentants et représentantes des courants constructivistes, ainsi que les théoriciens queer. Le point commun de ces références, c’est qu'elles conçoivent l'identité comme le résultat d'un processus social de production, de nombreuses déterminations entrant alors en jeu : différentielle, axiologique, symbolique, groupale, temporelle, physique et métaphysique.

Venons-en, par conséquent, à ce personnage, dans le discours romanesque de la seconde moitié du XIXe siècle et, précisons-le, dans un contexte dominé par la science. Les dates d'exploration choisies – 1859-1899 – ne le sont évidemment pas par hasard. La première limite correspond au roman de Joseph Méry intitulé Monsieur Auguste, qui serait, selon l'auteur, le premier roman français prenant pour sujet central l'homosexualité. La seconde limite renvoie à l'édition en volume d'Escal-Vigor et de Monsieur Antinoüs et Madame Sapho, de Luis d'Herdy. On aura compris que l'auteur porte son regard sur une période antérieure à celle d'autres romans mieux connus – ceux de Colette, de Gide et de Proust  – de même que le corpus ne comprend pas Nana de Zola, parce que le roman a déjà fait l'objet de nombreuses études. Il ne comprend pas non plus quelques romans célèbres de Balzac plus ou moins consacrés à cette question, quoique l'auteur garde le souci de comparer, à quelques moments stratégiques de son raisonnement, les options des auteurs choisis aux formulations balzaciennes, elles-mêmes empruntées à Cuvier. Il n'en reste pas moins vrai que, selon les choix opérés, ce sont avant tout les contraintes du projet réaliste qui façonnent les formes que prend le genre. Mais d’autres contraintes existent : par exemple celles qui résultent de la double naissance de l'appareil d'Etat moderne et de l'identification « scientifique » des populations jugées potentiellement dangereuses, les scientifiques secondant les administrateurs dans la volonté générale de fixer des identités repérables et contrôlables.

Au demeurant, la question se pose de savoir pourquoi la sexualité devient le critère identitaire par excellence de l'homosexualité ? Toujours appuyé sur les propos de Foucault, l'auteur nous renvoie à la construction de la scientia sexualis, qui a rendu possible les taxinomies très élaborées grâce auxquelles ont été classées les moindres variations du comportement des individus, à cette époque. Il est donc bien question du pouvoir social exercé sur les individus, à quoi se mêle non moins le droit. Le juge se donne pour tâche de déceler le degré de responsabilité de l'accusé. Il requiert l'appui des experts, des scientifiques. Bref, la construction de la catégorie d'homosexualité s'opère à la charnière de nombreux processus dont l'auteur n'examine pas seulement la formulation attribuée dans les romans choisis, mais encore la formulation subjective assumée. Il est d'ailleurs remarquable d'observer que le vocabulaire a du mal à se stabiliser : dira-t-on sodomie, homosexualité, pédérastie, uranisme, inversion ? Chaque terme a bien sûr une histoire différente, dont l'auteur retrace les repères décisifs, ce qui ne sort pas l'homosexualité de cette position qui vient d'être forgée : à la fois pathologie et nécessité pour valoriser l'hétérosexualité.

Analysant l'œuvre signalée de Méry, l'auteur montre comment cet écrivain se situe dans la lignée de l'argumentation réaliste. Ce n'est pas pour rien que Méry déclare dans la préface de Monsieur Auguste avoir voulu combler une lacune, dans l'exploitation littéraire d'une individualité perverse, odieuse, excentrique ou fatale. Comme l'explique l'auteur, c'est un argument qui ne fait sens que si on lui donne pour cadre le projet d'enregistrement méthodique des éléments du monde, prôné par les réalistes. Cette stratégie argumentative ne calme d'ailleurs pas les protestations émises après la lecture ou du moins la parution de tels ouvrages. Même si le roman prétend se placer du côté du savoir, les réactions des lecteurs sont vives. La stratégie rhétorique consistant à faire appel à la réalité et aux sciences pour déplacer les frontières du représentable en art, ainsi que la protestation de l'utilité sociale de leur œuvre, ne justifient pas l'entreprise aux yeux de tous. Quant aux auteurs qui veulent apparemment se conforter dans un rôle d'éducateur avec leur ouvrage, ils ne réussissent pas non plus toujours à faire admettre leur parti pris (une analyse précise du cas Escal-Vigor sera développée plus loin dans l'ouvrage). Cela étant, on ne peut croire non plus que les auteurs adoptent des stratégies romanesques de ce type uniquement pour attirer l'attention des lecteurs dans un contexte de surproduction de romans.

Il est évident aussi que le roman de ce type est dominé par le secret d'une vérité soumis au modèle hétérosexuel. En obligeant les auteurs des romans à représenter des personnages engagés ou voulant s'engager dans des relations de même sexe, selon la poétique, le plus souvent, de l'énigme, la culture hétérosexuelle détermine en même temps la fonction que les actes ou désirs homosexuels vont remplir pour ces personnages. D'une certaine manière, ils allaient en devenir la vérité. De même, l'hétérosexualité (qu'on en parte ou qu'on y revienne) excuse tout, même si elle est pratiquée dans des variantes a priori moins valorisées que celle représentée par un couple hétérosexuel monogame marié, faisant l'amour en privé et avec un but procréatif.

Pour différencier les romans entre eux, on soulignera aussi que le déséquilibre entre homosexualité et lesbianisme est grand. Dans nombre de romans du corpus utilisé, il y a des scènes érotiques entre femmes décrites tout à fait ouvertement, alors qu'il n'y a pas de scènes d'intimité masculine équivalentes, les plus explicites étant les baisers entre les héros d'Escal-Vigor.

Néanmoins, pour revenir sur les romans, l'auteur entreprend une étude aux accents multiples. Par exemple, il analyse les noms des personnages, leurs comportements, et montre ainsi que l'onomastique joue un rôle important dans la négativation des homosexuels. Les auteurs utilisent volontiers des anthroponymes signifiants, baptisant leurs personnages de noms et prénoms symboliques empruntés à l'univers des mythes et des légendes, à l'histoire des relations de même sexe ou aux discours contemporains. De là les nombreuses Sapho, et autres Méphistophéla. Au travers des nombreux exemples cités, on perçoit aisément qu’à côté des caractéristiques relevant de la sexualité, ce sont celles ayant trait au respect des normes de genre qui composent le rôle thématique homosexuel et, en même temps, décident de la distribution des valeurs parmi les personnages. Se déclinent ainsi des univers axiologiques où la non-conformité aux rôles sociaux de genre engendre automatiquement la négativité.

Suivent alors des études plus précises sur le temps dans ces romans, l'espace aussi, puisque l'instauration de relations métonymiques entre personnage et espace est productrice de l'identité homosexuelle dans la mesure où elle contribue à la spécifier et conduit à la mise en place à la fois d'un déterminisme et d'un symbolisme identitaires. Difficile de dire de manière mécanique si les détails rapportés coïncident avec une réalité historique. Il est clair que certains lieux par exemple (le bal Bullier, les fortifications), se situent bien dans une certaine échelle de précision. Les bains turcs près de l'opéra ne souffrent pas non plus de doutes. Le fait que le héros de Sodome soit abordé par un prostitué homosexuel alors qu'il est en train de se promener sur les Champs-Elysées peut également être considéré comme un détail historiquement juste. Certains secteurs de racolage cités dans ces ouvrages ne sont pas contestés (Palais Royal, Tuileries). Ce qui peut être plus précisément mis en question, chez les auteurs cités, c'est plutôt le choix de ces lieux typiques, à l'exclusion d'une circulation des héros dans d'autres quartiers de Paris.

Le lecteur l'aura compris, la spécificité majeure de l'homosexualité par rapport aux catégories identitaires d'ordres divers (social, économique, biologique,...) consiste bien sûr à utiliser à cette fin un critère sexuel. Cette sexualisation cependant n'est pas liée uniquement à l'avènement de la société bourgeoise. Il a requis des emprunts aux conceptions de la médecine de l'époque, en l'occurrence à des conceptions psycho-sexuelles. Si d'une certaine manière, une partie des personnages homosexuels constitue bien une transposition de la pensée médicale dans le genre romanesque, ce n'est pas une explication suffisante. Il faut encore tenir compte d'une évolution interne du genre romanesque même. Elle est marquée par le développement d'une intériorité des personnages. Le roman psychologique offre alors des ressources nouvelles aux romanciers. Et de ce fait, l'investigation de l'homosexualité est conçue comme recherche d'une essence psychique plutôt que comme un constat autour d'actes ou d'une série d'actes. Aussi l'auteur consacre-t-il tout un chapitre à cette question de la médicalisation des personnages de roman et de leur psychologisation, en tant qu'elles rejoignent la logique de la production d'une identité homosexuelle spécifique.

La récapitulation qui conclut l'ouvrage (p. 209) est tout à fait bienvenue pour celui qui veut tirer de cet ouvrage le plus d'enseignements possibles. Il est clair qu'il ressort des romans de ce corpus que l'homosexualité définit un rôle thématique dans la mesure où, tout en jouant le rôle de composante principale du noyau identitaire, elle appelle quasi automatiquement toute une série de comportements