François Bon nous offre un exercice intelligent de réinvention de l’abécédaire.

Fragments du dedans, le nouvel ouvrage de François Bon, est le fruit d'une réflexion sur l’idée d’abécédaire. Cette idée est redevenue fréquentable de nos jours et les lecteurs ont sans doute aperçu bon nombre d’ouvrages de ce type dans les librairies. Voilà déjà une première question, implicitement soulevée par ce livre. Pour faire fructifier le débat sur ce plan, François Bon place une citation d’Yves Bonnefoy en exergue de l’ensemble : « Les abécédaires sont un pont jeté entre la réalité du monde, une réalité déjà travaillée par le langage, et l’emploi que l’on peut faire de celui-ci d’une façon qui peut être libre, et même gratuite. »

Ainsi orientés dans la lecture de cet abécédaire, nous ne sommes pas surpris que la notion même d’abécédaire soit commentée à la fois à la lettre qui lui correspond et dans différents autres articles, de A à Z. L’ordre des lettres bien observé est sans doute moins important que le plaisir de se heurter à la contrainte proposée : celle de n’avancer que dans cet ordre où les mots se classent. Et François Bon s’y prête volontiers en y ordonnant des rubriques choisies, traitées différemment, puisque les unes font l’objet d’un discours abondant, tandis que les autres sont réduites à l’état de phrase unique. On pourrait d’ailleurs chercher à recroiser le projet de François Bon à partir de critères de ce type : explications longues ou courtes, humoristiques ou sérieuses, idées reçues ou raisonnements, etc.

Mais ce n’est pas l’essentiel. Revenons au principe de l’abécédaire qui, malgré toutes les critiques dont il peut souffrir, donne pourtant lieu à des ouvrages pouvant susciter des pensées, aider à développer un discours, compléter un savoir, bref, offrir les moyens d’un exercice de pensée. François Bon y revient souvent. Dans un premier temps, il lui trouve l’avantage de promouvoir des textes qui ne sont plus conçus comme des blocs (on ira voir aussi à cette lettre) : textes compacts, impossibles souvent à lire en continu ! Parfois cette contrainte le lasse. Aussi décide-t-il par exemple de placer autant de « D » que possible. A « Dictionnaire », la comparaison entre le dictionnaire et l’abécédaire vire à l’avantage du premier. A la lettre « F », il décide de proposer une contre-indication : et si « j’ » accumulais tous les mots en « F » qui ne nous intéressent pas ? Cela dit, il ne le fait pas, ce qui est dommage, sans doute. C’est comme si l’on pouvait déroger à la contrainte en effrayant un peu l’éditeur. Du côté des « M », au mot « mort », la question rebondit, mais cette fois négativement : « les abécédaires sont idiots » (une aberration que « mort » vienne juste avant « mot »). A la lettre « N », une autre hypothèse voit le jour : et si, pour échapper à la contrainte, une autre possibilité était exploitée, celle de pousser au maximum l’agrégat de tout nom propre ayant compté pour l’auteur durant sa vie ? Ces déclinaisons de l’idée d’abécédaire comme des modes de sa réalisation ne se contentent donc pas de répondre à la sollicitation de l’éditeur. Elles interrogent d’ailleurs moins l’abécédaire que le contenu qu’un auteur peut y placer, afin d’organiser le rapport avec le lecteur.

Dès lors que ce lecteur accepte de se prêter au jeu, il est rapidement saisi par un système de classement implicite du contenu des rubriques. Quatre grandes catégories se détachent de ce travail. La première concerne les notions qui commentent la question de l’écriture ; la deuxième, celles qui renvoient à une anthropologie ; la troisième décline les rubriques concernant la culture ; et la dernière se concentre sur la nature. Outre quelques cas particuliers, ici laissés de côté (Cri, Loisir, Musée), les notions s’intègrent parfaitement à cette classification et s’articulent très bien entre elles.

Dans le premier groupe, on peut suivre le fil conducteur suivant (nous simplifions les références) : Apostrophe, Ardu, Chant, Cahier, Donc, Discipline, Grammaire, Lettre, Ni, .... Sur ce chemin, on rencontre une idée-force : le langage est sans doute bien une arme, mais une arme contre soi-même. Ce n’est pas nécessairement la continuité « cahier, noter, crayon » qui importe, mais plutôt cette idée, citée implicitement aussi au travers des ateliers d’écriture conduits par François Bon, que le langage constitue un univers qui, comme l’univers physique, est un objet fermé sans bord ni frontières.

Dans le deuxième groupe, le lecteur retrouve exactement les catégories traditionnelles d’une anthropologie générale : Animal, Fuite, Jeu (traité très négativement, à la différence de toute une tradition philosophique), Meuble, Pantalon, etc. Si l’on prend l’alphabet dans l’autre sens, on peut suivre le chemin suivant : Volonté, Voir, Ville, etc. Les éléments d’un univers particulier se mettent en place et permettent de suivre la trajectoire de François Bon qui n’est pas avare de remarques incidentes (sur ses joies et ses peines, ses confiances et méfiances…).

Dans le troisième groupe, les articulations sont plus culturelles : « Film » rencontre « Cirque », « Télévision » jouxte « Voyage », non sans que « Penser » et « Pourquoi » occupent une partie du terrain. La composition est ici plus centrée sur les objets culturels qui entrent dans des discussions encore nombreuses. Cela étant, François Bon ne les aborde pas nécessairement avec un œil de philosophe critique. Dans le dernier groupe enfin, nous retrouvons la nature : le Cheval, la Foudre, le Froid, la Météo bien sûr, le Son, le Temps (évidemment pas dans toutes ses acceptions).

Terminons ces quelques remarques en citant des notions plus difficilement classables : par exemple, « Clef à Molette ». L’entrée est plus évidente du côté de « Escalier », encore que le mot même entraîne à une belle envolée analogique entre les sons du mot et la fonction de l’escalier dans la maison