Une analyse nuancée et approfondie qui met en question le statut officiel de Baudelaire comme poète « moderne ».

À l’instar de celle de Walter Benjamin, un impressionnant corpus d’études rend hommage à l’œuvre de Charles Baudelaire comme parangon de la poésie moderne. Non seulement l’auteur des Fleurs du mal aurait inventé le terme de « modernité » dans ses propositions théoriques sur l’art, mais il aurait également forgé une poétique moderne mettant en scène les réflexions de l’homme sur la rapide évolution de la vie urbaine sous le Second Empire. Ces rêveries sur la grande ville devenues légendaires participeraient tantôt de l’angoisse, tantôt de l’émerveillement de Baudelaire face au nouveau.

Dans la lignée de l’ouvrage du même auteur sur les « antimodernes » (Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005), Antoine Compagnon se donne ici pour objectif d’élucider le développement de la pensée baudelairienne, l’élaboration d’une poétique et le curieux comportement de l’auteur vis-à-vis de la modernité. Est-il vraiment moderne ? Peut-on même hasarder le qualificatif d’ « antimoderne », dénomination plus audacieuse ? Ou bien le critique maintient-il délibérément dans le flou la position du poète sur cette question en le qualifiant d’ « irréductible » ? Pour arriver à ses fins, Antoine Compagnon nous offre une étude fascinante de la pensée de Baudelaire sur les quatre « choses modernes » qui abondent dans ses poèmes en prose : la presse, la photographie, la ville et l’art.

La thèse est claire : la position de Baudelaire à l’égard du moderne est ambiguë, et ne cesse jusque dans ses derniers écrits d’osciller entre la fascination et le dégoût. Le chapitre intitulé « Un poète journaliste »   commence par souligner un paradoxe déjà reconnu dans d’autres études sur Baudelaire : la haine du poète envers la presse et son désir acharné d’être publié dans les journaux. Antoine Compagnon propose d’analyser cette tension comme un conflit interne entre le moderne et l’antimoderne. D’un côté, l’auteur soutient que, pour Baudelaire, la presse tend un miroir à l’homme moderne en révélant sa perversité. Le journal ne fait que prouver sa déchéance, son goût du crime, son refoulement sexuel. De l’autre, Baudelaire se fait « poète-journaliste » sans états d’âme, en publiant ses poèmes en prose dans de nombreux journaux. Sans doute le besoin d’argent y était-il pour beaucoup, ce qui ne faisait qu’aiguiser son ressentiment envers la presse.

En plaçant les poèmes tels « L’étranger », « À une heure du matin », « Le gâteau » et « Les tentations » dans le contexte de leur publication dans La Presse, Fontainebleau, Le Boulevard et Le Figaro à côté de la publicité, des nouvelles de la Bourse et des faits divers, Antoine Compagnon restitue avec brio la puissance des attaques de Baudelaire contre la presse, contre le monde moderne qui y figure et contre les lecteurs de journaux qui, selon l’allégorie du « Chien et le flacon » préfèrent les « ordures soigneusement choisies » aux « parfums délicats ». Mais cet argument est-il vraiment en rapport avec la thèse de départ ?

Nous ne voyons rien de contradictoire, rien d’ « irréductible » dans cette stratégie efficace, consistant à amener le combat à la porte de l’ennemi. En cela, Baudelaire serait résolument antimoderne. Cependant, si contradiction il y a, elle apparaît dans l’évolution de sa poésie. Antoine Compagnon suggère qu’une des motivations de publier dans la presse était le « désir de feuilleton », c’est-à-dire l’envie d’entreprendre un nouveau « projet expérimental »   que constitueraient les textes du Spleen de Paris. Et, dans ce cas, le choix de la fragmentation que représente le genre du petit poème en prose équivaudrait à une « modernisation » poétique par son imitation des publications en journal du roman-feuilleton. Nous regrettons que le chapitre n’y entre pas en profondeur.

Un quart de l’ouvrage est consacré aux pensées de Baudelaire sur la photographie, et pour cause. Dans ses critiques sur l’art, le poète vitupère longuement contre l’avènement du daguerréotype ; il dénonce ce médium de la modernité comme complice de la peinture réaliste, symbole du triomphe d’une technique auxiliaire sur le génie créatif et agent d’une véritable désacralisation du monde. Antoine Compagnon propose une lecture éclairante de certains poèmes en vers et en prose, comme autant de réflexions sur les menaces de la photographie et la supériorité de l’imaginaire. Il commence par s’appuyer sur d’autres études pour établir l’association entre la photographie et la mort qui sous-tend plusieurs poèmes des Fleurs du mal, à savoir « Le voyage », « La mort des amants » et « Le rêve d’un curieux ». Ce dernier texte érigerait la pose chez le photographe en allégorie du poète face à la mort.

Par la suite, Antoine Compagnon offre une nouvelle lecture de plusieurs poèmes en prose dans le prolongement de cette position antimoderne. Par une exploitation de l’association commune à l’époque entre la photographie et le soleil, « Les fenêtres » et « Le crépuscule du soir » effectueraient un renversement de valeurs : l’imaginaire du poète se libère à l’abri du jour, en l’occurrence dans l’obscurité du foyer ou au coucher du soleil. Si l’on est convaincu des références au jour dans la poésie de Baudelaire, comme autant d’allusions à la photographie, l’un des titres préliminaires du recueil ‒ Poèmes nocturnes ‒ en dirait long sur l’aversion du poète pour la photographie.

Malgré une telle position antimoderne, Antoine Compagnon relève aussi d’intéressantes affinités entre le poète et le médium. Tout d’abord, l’analogie (fréquente au XIXe siècle) entre le daguerréotype et le petit poème en prose ‒ celui-ci ayant emprunté à la photo la méthode de la « saisie sur le vif » ‒ suggère une fascination (inconsciente ?) pour cet art moderne. Étant donné le dégoût manifeste de Baudelaire envers la photographie, l’auteur trouve curieuse sa dépendance à l’égard des épreuves photographiques pour ses études sur les œuvres d’art de l’époque. Mais nous nous demandons si le désir de Baudelaire de se procurer des reproductions photographiques n’est pas plutôt conforme à sa conception de la photographie comme technique auxiliaire, à exploiter à des fins plus spirituelles.

Toutefois, cette fascination est moins équivoque lorsqu’il s’agit du portrait photographique du poète lui-même. Baudelaire se prêtait volontiers au jeu et, malgré sa condamnation des portraits-cartes comme objets de consommation participant d’un commerce vulgaire, distribuait fièrement à ses amis son propre portrait en guise de carte de visite. En outre, Antoine Compagnon constate que nous connaissons une quinzaine de portraits de Baudelaire, ce qui est un chiffre élevé par rapport au nombre de représentations de ses contemporains. Pour ce détracteur de la photographie, cela semble relever du paradoxe. Et, pourtant, l’intelligente analyse de ces portraits qu’expose l’auteur ne fait qu’atténuer l’argument en faveur du caractère irréductible du poète. Il explique que si Baudelaire se soumettait au photographe, c’était d’une façon rebelle : le sujet « donn[ait] du sien », résistait à la pose immobile et devenait ainsi l’auteur de son portrait   . Antoine Compagnon semble donc résoudre l’apparente irréductibilité de la position du poète en expliquant que « sa résistance opiniâtre à [cette] invention moderne » venait de l’ « immobilité de la photographie »   . L’artiste aurait alors transformé la photographie en lui enlevant ce qu’il y abhorrait. La pensée baudelairienne se révèle donc constante, à travers ses essais et sa poésie, dans son exécration de l’immobile et son éloge du flou.

Deux chapitres explorent l’intérêt que Baudelaire porte à la ville moderne et à ses acteurs, à savoir le gaz et la foule. L’antimoderne ne cesse d’accompagner toute mention de la ville, dans Le Spleen de Paris, d’épithètes telles que « horrible » et « immonde ». Le visionnaire moderne a tout de même consacré à la métropole ses Tableaux parisiens et Le Spleen de Paris. Son apostrophe « Je t’aime, ô capitale infâme ! » serait emblématique de ses sentiments concomitants de répugnance et de fascination à l’égard de la ville. Or, l’analyse d’Antoine Compagnon découvre une philosophie bien plus complexe qui, au lieu de souligner une oscillation constante entre le moderne et l’antimoderne, met plutôt en question la notion même de modernité sans pour autant l’afficher.

Pour l’auteur, dans la poésie baudelairienne, le moderne reprend paradoxalement les critères de l’antique dont il croyait se dégager. Par sa lecture des « Petites vieilles », du « Cygne », des « Yeux des pauvres » et de « Perte d’auréole », une association imprévue entre la ville nouvelle et le « vieux chaos » devient manifeste. Pour Baudelaire, l’ « Haussmannisation » équivaut à « une désagrégation, le résultat dont Paris serait sorti déboussolé et encore plus chaotique »(p. 175)). Qui plus est, selon Antoine Compagnon, les poèmes opèrent des analogies entre le nouveau Paris et Babylone, symbole séculaire du chaos antique que la modernisation aurait paradoxalement ressuscité   . Plus loin, l’auteur esquisse un autre rapprochement intéressant entre le moderne et l’ancien dans les écrits de Baudelaire sur la foule. Phénomène de la grande ville éveillant chez le flâneur l’anxiété de la déperdition de soi, la foule offre également la possibilité d’une union mystique car elle fait accéder à l’expérience de la réversibilité, cette théologie (primitive) de la convertibilité des contraires (de la solitude et de la multitude) que Baudelaire a fameusement appelée la « sainte prostitution ». Derechef, « la ville [par ses foules] ramène l’homme à ce qu’il y a en lui de plus primitif »   .

L’auteur poursuit l’exploration de la confusion entre le moderne et l’ancien chez Baudelaire dans son ingénieuse analyse du motif du gaz, élément inséparable de la ville moderne. Les poèmes du Spleen ne cessent de mentionner l’éclairage au gaz qui expose les activités de la nuit, contribue à la sûreté des citadins et devient par là le symbole du progrès urbain. Mais justement, pour Baudelaire, au lieu de chasser les activités criminelles, les nouvelles lanternes ne font que transformer la ville en une « grande barbarie éclairée au gaz »   . Après tout, c’est « sous les éclairs de gaz » que le narrateur rencontre Mlle Bistouri, personne monstrueuse rongée d’obsessions morbides. Antoine Compagnon constate que l’association baudelairienne entre gaz et barbarie est justifiée étymologiquement, compte tenu du fait que « gaz », néologisme flamand, provient du latin « chaos ». Et, cependant, c’est également par le biais du gaz ‒ cette fois dans son potentiel explosif ‒ que Baudelaire échappe au monde moderne « désenchanteur, éclairé au gaz et adepte de la gazette »   . En effet, l’auteur découvre toute une poétique de l’explosion (de gaz, de rire, de poudre) résonnant à travers les poèmes en prose. « Symbole d’énergie et de transgression, elle délivre [le poète] de la vie domestiquée »   . En étalant ces obsessions du gaz, contradictoires selon les apparences, Antoine Compagnon nous fait comprendre, sans le dire pourtant, que s’il y a oscillation entre le moderne et l’antimoderne chez Baudelaire, nous avons surtout affaire à un poète antimoderne qui sait tirer profit du monde (moderne) dans lequel il vit. De fait, l’auteur constate que pour Baudelaire, « le chaos urbain a la puissance de la poésie ; l’artiste de talent sait extraire des fouillis et des chaos de brumes ‟la poésie profonde et compliquéeˮ »   . Nous trouvons que ce résumé, pertinent, s’apparente à l’idéal qui aurait inspiré Les Fleurs du mal : celui d’extraire la Beauté du Mal.

Le dernier chapitre de l’ouvrage, consacré à l’intérêt que Baudelaire porte à la caricature et à l’exploration de sa préférence singulière pour Constantin Guys (qu’il place au-dessus d’Édouard Manet), semble s’éloigner des questions qui dominaient l’étude jusqu’ici. Au lieu de poursuivre le fil de l’irréductibilité dans la position de Baudelaire sur le moderne, au lieu de laisser le lecteur apprécier une œuvre difficilement cernable qui résisterait à la conclusion, l’auteur se contente de faire un résumé parmi d’autres de ce que le poète avait théorisé comme étant la beauté moderne, évoquant son élévation du comique à l’épique et son élément d’autodérision ancré dans le dédoublement de soi. Il y a pourtant beaucoup de mérite dans l’ouvrage d’Antoine Compagnon. Alors que le titre et l’introduction annoncent le thème principal de l’irréductibilité (du poète face au moderne), se dégage, des lectures perspicaces de l’œuvre poétique mise en rapport avec les essais critiques, le journal intime et la correspondance, le portrait d’un artiste faisant preuve d’une pensée complexe qui n’a cessé de mettre en question la notion même de modernité comme rupture avec l’ancien