Un ouvrage essentiel du sociologue Max Weber, dans une nouvelle traduction assortie de commentaires éclairants.

Sur le même ouvrage, voir également la recension : "La ville, miroir de la société."

Passons sur les considérations techniques qui ont abouti à la constitution de ce volume. Les spécialistes de Max Weber (1864-1920) sauront s’y retrouver. La note éditoriale précédant le texte résume les difficultés. Passons aussi sur le jeu des traductions qui n’est pas indifférent, mais qui, là encore, sera aisément repéré par les spécialistes. Le passage de l’allemand au français n’est pas simple, il relève moins de difficultés de langue que de difficultés culturelles, évidemment. Ceci surmonté, il nous reste un volume incontournable de réflexions sur la ville, susceptible de passionner, certes les spécialistes, mais aussi les étudiants en philosophie, en histoire de l’art, en urbanisme, en sociologie, à tout le moins. Encore convient-il de souligner que l’examen auquel l’ouvrage nous entraîne n’a pas pour objet l’urbanisme, mais les rapports entre la ville et le ou les citoyens. Weber poursuit de son commentaire l’établissement en ville des forces sociales, il s’intéresse aux bailleurs de fonds, aux activités commerciales, à la domination des métiers, et au poids des conseils divers à partir des lignages ou des cours de justice du Moyen Âge. Il instaure des chronologies qui, au passage, peuvent déstabiliser un Français, dans la mesure où les Français rapportent systématiquement les institutions modernes à la constitution de l’Etat central, tandis que les Allemands abordent avec beaucoup plus d’aisance et de précision la question des communes médiévales dont ils font la source du mouvement urbain. Bref, il ne se contente pas d’une vague définition de la ville en entité politique autonome. Il s’attache à la cité-Etat, celle qui donne un statut au citoyen, en le faisant porteur de droits spécifiques, et en le laissant déployer les caractéristiques culturelles de son groupe social, ainsi qu’une conduite spécifique.

L’édition sous notre main renvoie à un manuscrit faisant partie de ceux qui ont été retrouvés après la mort soudaine de l’auteur. La date probable de rédaction est 1911. Cette édition déploie les thématiques suivantes : Concept et catégories de ville (chapitre 1), La ville d’Occident (chapitre 2), La ville patricienne au Moyen Age et dans l’Antiquité (chapitre 3), La ville plébéienne (chapitre 4). L’ouvrage a été traduit dans plusieurs pays. Mais comme le signale encore le traducteur sa réception a été fort diverse : aux Etats-Unis, l’ouvrage est considéré comme un essai de sociologie urbaine, en Allemagne, comme une charge contre les valeurs démocratiques bourgeoises, en Italie, comme une ode à la liberté communale bourgeoise. Ce n’est pourtant pas seulement cela qui doit être retenu. C’est aussi la mise en perspective de cet ouvrage avec ceux de Georg Simmel ou de Walter Benjamin, lorsque l’un et l’autre analysent les styles de vie modernes émergeant des mutations de la grande ville ou de Métropolis (pour parler comme Fritz Lang).

Au demeurant, Max Weber a laissé sous ce titre, Die Stadt, un livre foisonnant, fascinant même, comme on le ressent vite et comme le souligne le traducteur (Aurélien Berlan), par la richesse du matériau historique constatable à chaque page, laquelle rassemble des références, des textes juridiques, des ouvrages littéraires, des travaux d’historiens, et des cartels de bibliothèques médiévales, par exemple.

Première remarque de Weber marquée au coin du bon sens : une ville n’est pas la somme d’habitations séparées. Ce n’est même pas une affaire de proximité des habitations ou des maisons. Et par conséquent, surtout pas non plus un problème de quantité. Poursuivre en ce sens, c’est se heurter à des batailles de chiffres pour connaître le seuil à partir duquel un ensemble de maisons constitue une ville (on connaît l’histoire : combien de grains de sable pour former un tas ?). En tout cas, donc, « la taille ne saurait être à elle seule décisive ». On ne peut non plus en passer par un critère économique (ville de métiers). Encore faut-il introduire des critères de pouvoir, l’existence sur place d’échanges de biens qui ne soient pas uniquement occasionnels, disons la présence d’un marché. En un mot, la ville est une agglomération marchande, qui est le lieu de naissance de la notion de fonction, de la discipline militaire, des partis politiques,... La ville, écrit Max Weber, est la troisième composante des formes de domination politique modernes. Et à ces formes de domination, il convient d’associer la construction d’un éthos rationnel de conduite de vie.

Ceci établi, et qui nous oblige, de notre côté, un siècle après cet écrit, à distinguer la ville et l’urbain (ce que Weber n’a pas encore de raisons de faire), l’auteur s’attache à dessiner des types de villes : ville de consommateurs, ville de producteurs, ville de marchands... tout en précisant que « les villes réelles se situent presque toutes au croisement de plusieurs types et ne peuvent donc être classées qu’en fonction de la composante économique qui dans chaque cas prédomine ». Si la ville n’est en effet pas une accumulation d’individus, mais un groupement articulé dans lequel opèrent des régulations des rapports d’échange et de production, le mode de réglementation des rapports de propriété foncière, notamment, diffère de celui qui a cours à la campagne. La propriété foncière urbaine et sa rentabilité ne sont pas identiques. Encore cet agencement ne suffit-il pas, puisqu’il existe aussi des fonctions spécifiquement urbaines, la plus importante étant le regroupement reposant sur une « sociétisation » (proposition du traducteur) de type institutionnel. Entendons par là : que la qualité de « citoyen » relève d’un droit commun, et qui distingue ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent y accéder.

Viennent ensuite toutes sortes d’analyses complémentaires de la part de Weber, portant sur la manière dont la relation à l’agriculture se brise (il prend l’exemple de Cologne au Moyen Age) pour donner lieu à la ville. Le citoyen de plein droit des villes antiques, contrairement à celui des villes médiévales, est précisément caractérisé par le fait de posséder une parcelle de terre lui permettant de se nourrir. Ce n’est plus le cas ensuite. Autrement dit, Weber avance une autre notion : le type de relation que la ville, vecteur de l’artisanat et du commerce, entretient avec la campagne environnante qui lui fournit ses denrées alimentaires, fait partie d’un complexe de phénomènes qu’on appelle « économie urbaine ». Viennent évidemment aussi des analyses portant sur la sphère politique. Ce n’est d’ailleurs que si le concept économique de ville trouve à s’articuler au concept politico-administratif que la ville possède un territoire spécifique.

Analyses aussi, fort passionnantes, de la Polis grecque, de sa mutation à partir de la transformation du pouvoir du roi sur la ville en domination des notables exercée par les membres des lignages patriciens capables de porter les armes. Le lecteur ne devant pas imaginer trouver dans l’ouvrage un seul passage sur telle ville. Weber, en fonction du commentaire, va vers une ville et y revient quand c’est nécessaire. La Polis reviendra sur la scène à propos de Périclès, largement plus loin. Et non moins essentielles sont les analyses de la ville qui devint une sociétisation de type institutionnel, autonome et acéphale, une collectivité territoriale active, que ses fonctionnaires transformèrent en organes de cette institution. Non moins incontournables sont les analyses de la ville de La Mecque, et la manière dont, au Moyen Âge, elle se présentait sous l’aspect typique d’une agglomération patricienne. Sans oublier le détour par la ville de Venise, dont l’auteur examine la situation politique avec précision, en parcourant les documents qui concernent les doges, et leur autonomie.

En réfléchissant à ces analyses, proposées par Weber, on est évidemment frappé par la somme de connaissances que le parcours opéré met sous les yeux du lecteur. Les notes du traducteur viennent soutenir ce constat, en précisant ce que l’époque de Weber pouvait fournir comme documentation ou recherches. Mais on peut aller bien au-delà de ce sentiment. Weber porte à s’interroger sur deux choses : d’une part le rapport entre concept et genèse de la ville, d’autre part la construction de l’outil méthodologique qu’est l’idéal-type. Sur le premier plan, il ne cesse de refuser les idéalisations si nombreuses dans les discours de l’époque, que ce soit sur la ville ou sur d’autres thématiques. Et pour éviter de laisser le lecteur entrevoir une essence de la ville se déployant au fil de l’histoire, il montre comment le concept de ville est d’autant moins unique qu’il est engendré par des formes de villes différentes et en transformation constante. Quant à la construction de l’idéal-type (par abstraction, mise en cohérence d’un certain nombre de traits empiriques), cette forme de pensée qui lui est propre, elle organise le parcours, en se calant sur le plan de l’ouvrage donné ci-dessus.

Pour compléter cet aspect, on remarque non moins rapidement que Weber ne cesse d’entretenir des dialogues constamment repris avec Marx. Il s’attache à repérer des processus, des forces et des rapports de force, des développements et des exceptions, des lignages qui s’accaparent des droits, des conditions d’évolution, des fondations de villes... Mais ce n’est pas tout. Il importe à Weber de montrer en quoi la ville occidentale, dans sa spécificité, a pu constituer un facteur explicatif de l’émergence de l’Occident moderne, et plus spécifiquement du capitalisme rationnel et de sa bourgeoisie. Yves Sintomer, en fin de parcours, résume le propos ainsi : la ville occidentale, et en particulier la commune médiévale d’Europe du Nord, a été le premier berceau des citoyens-bourgeois ; elle a représenté une étape cruciale dans la formation du capitalisme occidental. En l’occurrence, Sintomer relie alors ce propos à ce qui est le mieux connu chez Weber : l’éthique protestante, en tant qu’elle vient dans une seconde étape développer une affinité avec le capitalisme et la ville.

Moyennant quoi l’approfondissement du parallèle entrepris sur tout un chapitre entre les cités grecques et les communes médiévales permet de mieux comprendre aussi que Weber ne déploie pas du tout une pensée des stades de développement de la ville à partir d’un noyau originellement grec. Weber s’oppose résolument à la théorie des stades qui faisait les belles heures de l’Ecole historique allemande. Cette théorie organisait une succession mécanique entre l’économie domestique, l’économie urbaine, et l’économie moderne. Ces stades devaient se succéder dans l’histoire. Telle n’est pas l’option de Weber. Il n’est pas de chemin régulier et normal ou ascensionnel en cette affaire. Il y a des bifurcations constantes, imprévues, contingentes, dans les chemins pris par l’histoire. Parfois même des répétitions, encore ne sont-elles apparemment que des retours en arrière. De surcroît, appliquer de tels schémas aux autres cultures, cela revient à soumettre toutes les formes de ville au carcan de la spécificité de dynamiques locales. Weber renonce à l’idée d’une histoire universelle, tant parce qu’elle est unifiante à mauvais escient, que parce qu’elle réduit souvent l’une à l’autre l’onto- et la phylo-genèse. Mieux vaut l’histoire comparée et le respect de la spécificité des contextes requise par la théorie de l’idéal-type.

Au terme du parcours, reste tout de même la question de savoir pourquoi la ville est une spécificité de l’Occident ? C’est bien là que le capitalisme moderne s’est épanoui. Comme le précise Sintomer, Weber ne donne pas une réponse unique à cette question. Il distingue deux types d’arguments : socio-économiques et socio-politiques. La réunion de ces deux types d’arguments éclaire l’essentiel : organisation du travail, conduite de vie, rationalisation du comportement économique, affirmation d’une classe bourgeoise, constitution d’une entité juridico-politique, émergence de citoyens libres, ainsi que d’une administration autonome,...