Où commémoration rime avec dépolitisation, décontextualisation, confusion et récupération.

Jean Jaurès est à n'en pas douter l'une des rares figures consensuelles habitant la mémoire de la société française, toutes sensibilités politiques confondues, en ce début de XXIe siècle. À l'occasion du centenaire de son assassinat toutefois, les commémorations et surtout la vague de publications qui l'accompagnent permettent d'observer les ambiguïtés et contradictions multiples que recouvre cette unanimité. S'il apparaît normal, voire évident, que chaque auteur impliqué se donne les moyens de développer un point de vue personnel sur la figure et l'héritage jaurésiens, il est regrettable de constater qu'un tel pic de demandes éditoriales permet trop souvent le passage de l'interprétation à la récupération, en desserrant l'étau des exigences intellectuelles. Les cas les plus flagrants, il faut le souligner, ne sont pas les plus efficaces : ainsi, les ouvrages de Bernard Carayon   et Bernard Antony   sont assurés de ne trouver leur public qu'au sein des franges les plus extrêmes de la droite française – sans doute déjà fondamentalement imperméables aux travaux et analyses de Madeleine Rebérioux, de Jean-Pierre Rioux, et a fortiori de Vincent Duclert et Gilles Candar. Le livre écrit par Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson nous semble en revanche bien plus problématique, dans la mesure où il sombre dans un ésotérisme tout personnel : plutôt que d'afficher clairement leur angle d'attaque et leurs ambitions, les auteurs développent une analyse partiale et partielle, enveloppée d'une rhétorique confuse et confusionniste, qui vise à dépolitiser Jaurès, au travers d'une hagiographie sobrement intitulée Jaurès le prophète. Résultat : notre homme devient une figure quasi-christique, un fils prodigue de l'Église catholique.

Une analyse centrée sur quelques textes


L'objectif affiché par les deux auteurs est le suivant : écrire « un essai qui ne fera pas œuvre d'historien ni de biographe ; qui n'apportera pas de nouvelles informations factuelles sur la vie du grand homme, ni ne prétendra à l'exhaustivité sur un parcours à l'effarante richesse. Mais un essai qui propose – texte-source à l'appui – un fil conducteur crédible, stimulant, original dans le dédale de cette existence remarquable. Ce fil conducteur ? Le spirituel, suivi à travers les principales facettes – de fait inséparables et quasi simultanées – de cet homme-fleuve   . » De fait, l'ouvrage se structure autour du commentaire quasi-linéaire de quelques textes de Jaurès, analysés au fil de neuf chapitres, après un premier chapitre introductif sur la jeunesse du grand homme, qui semble tout droit sorti de La Légende dorée.

Les chapitres 2, 3 et 4 sont exclusivement consacrés à la thèse principale de doctorat de Jaurès, De la réalité du monde sensible, que les auteurs présentent comme la pierre angulaire de la pensée jaurésienne, qui sous-tendrait l'ensemble de son action politique, et serait le fondement de toute analyse rigoureuse du personnage. Le chapitre 5 s'attarde sur sa thèse secondaire, Premiers linéaments du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel, qui aurait été pour Jaurès « l'occasion d'établir et de diffuser une véritable théologie politique articulée à une analyse socio-économique et anthropologique, le tout à la gloire de la justice et de la dimension "religieuse" du socialisme. »   Le chapitre 6 analyse un long article, intitulé « La question sociale, l'injustice du capitalisme et la révolution religieuse », l'un des rares textes où Jaurès aborde directement la question de l'Église et de l'Évangile, se faisant pour simplifier le partisan du second contre la première : bien que non diffusé par son auteur   , il serait selon Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson « l'une des clés de l’œuvre et du parcours jaurésiens, à la lumière de laquelle ces derniers doivent être relus ou élucidés    ». Le chapitre 7 s'attarde sur la place du matérialisme et de la science chez Jaurès, le chapitre 8 à son interprétation de la laïcité et à son anticléricalisme, le chapitre 9 à son passage de la métaphysique au « "charbon" politique    », c'est-à-dire aux luttes sociales, à l'affaire Dreyfus, aux questions des colonies et de la peine de mort, et le chapitre 10 enfin, à ses positions pacifistes, notamment au travers d'une analyse de L'Armée nouvelle.

Un flou factuel dérangeant


Du point de vue de l'historien comme du philosophe, ce qui frappe à la lecture de cet « essai » n'est pas tant l'originalité – proclamée plus que réelle – des thèses défendues par les deux auteurs que l'imprécision permanente qui les entoure. Sur le plan des faits, tout d'abord, il y a de quoi déranger le lecteur attentif, puisque dates et localisations sont d'une précision aléatoire : exemple parmi d'autres, le Tarn est désigné comme la « petite patrie languedocienne    » de Jaurès. On peut aussi s'étonner que l'obédience robespierriste de Jaurès puisse causer un malaise aux deux essayistes, qui soulignent l'opposition du socialiste à la peine de mort   , alors même que Robespierre lui-même se disait opposé à une telle sanction en dehors des cas strictement politiques, comme le montre son discours de 1791 à la Constituante   . Plus généralement, la Terreur est qualifiée de « totalitaire »   , ce qui est à la fois caricatural et anachronique   . La Révolution n'est pas la seule occasion d'erreurs, qu'il s'agisse de la réalité de la situation coloniale   ou, factuellement, du duel de 1904 entre Jaurès et Déroulède : les auteurs affirment que le premier se rend en Espagne provoquer le second sur son lieu d'exil   , alors que l'échange de tirs a lieu côté français, près d'Hendaye.

Les références et l'appareil critique sont frappés du même amateurisme, tant les citations sont mal sourcées : les numéros de pages manquent, ou s'avèrent trop imprécis, ce qui complique les vérifications   . Du reste, qu'il s'agisse des textes issus de la plume de Jaurès lui-même ou des analyses empruntées à des spécialistes des questions jaurésiennes, les citations mobilisées au cours de l'ouvrage semblent bien trop souvent envisagées hors contexte, tronquées ou maladroitement orientées afin de correspondre au point de vue contestable des auteurs.

Jaurès dans le chaos des concepts


Ces péchés seraient sans doute véniels, si de telles imprécisions ne se doublaient pas d'un flou conceptuel lui aussi permanent – et déstabilisant pour le lecteur. Faisant profession de s'attacher à éclairer l'aspect métaphysique et philosophique de l’œuvre de Jaurès   – objectif on ne peut plus louable – les auteurs donnent le ton dès l'introduction en servant à leur lecteur un florilège d'amalgames et de raccourcis fâcheux. Ainsi, le « charisme » politique de Jaurès est dès les premières pages envisagé « dans son sens premier – c'est-à-dire chrétien – du terme grec khârisma, celui de "don" extraordinaire accordé par Dieu    », comme pour insuffler de but en blanc une dimension religieuse, et même prophétique, à l'essence du personnage. Plus grave, c'est quasi-indifféremment que sont employés les termes de « symbolique », « mystique » et « immatériel » dès l'introduction   , qui sont, dans toute la suite de l'ouvrage, bientôt rejoints par « spirituel    », « surnaturel    », « religieux », « prophétique », « idéal » et « métaphysique »   , notions qui, sans jamais être définies ou même précisées, sont envisagées comme un bloc, qui témoignerait de la religiosité prophétique de Jaurès, tout en laissant le lecteur dans un flou d'amalgames nébuleux dénués de sens.

Au-delà des raccourcis qui semblent nourrir leur thèse, le dessein des auteurs d'éclairer la facette de Jaurès philosophe tourne court lorsqu'ils entreprennent, dès leur chapitre 2, « Jaurès métaphysicien », d'expliquer en quoi consiste la métaphysique et en quelle mesure « la démarche métaphysique jaurésienne prend fondamentalement sens dans le contexte intellectuel de son temps    ». Encore faudrait-il se donner les moyens de comprendre le contexte en question ! Non contents d'attribuer à la métaphysique la définition de l'ontologie   , autrement dit de n'avoir pas la moindre idée de ce que leur introduction annonçait comme étant la clé permettant de « pénétrer le mystère Jaurès au miroir de son mobile le plus profond    », Éric Vinson et Sophine Viguier-Vinson, dès qu'il s'agit de préciser le contexte philosophique du dernier tiers du XIXe siècle, versent dans un enchaînement incontrôlé de termes en « -isme », festival de confusions et de simplifications abusives. À titre d'exemple, la démarche métaphysique de Jaurès est présentée comme s'opposant à « deux grandes positions philosophiques alors dominantes et leurs versions dérivées : le subjectivisme (et l'idéalisme, le relativisme, le spiritualisme, le néokantisme...) d'une part, et d'autre part le matérialisme (et le positivisme, le mécanisme, le scientisme...)   . » Il n'est guère nécessaire d'avoir recours à des trésors d'érudition philosophique pour voir ce que cette délimitation et ces assimilations peuvent avoir d'artificiel et de forcé.

Faux-sens et non-sens philosophiques


Au-delà de ces graves manques de rigueur, qui empêchent de prendre philosophiquement au sérieux les analyses proposées, il nous semble qu'au fond les auteurs font un contre-sens sur la façon dont Jean Jaurès lui-même conçoit son travail philosophique : ils en font un penseur systématique, intégralement cohérent et totalisant, de ses thèses à L'Armée nouvelle, sans évolution sensible. Pour eux, « tout se tient chez Jaurès »   . Mais vouloir faire de Jaurès l'égal philosophique d'un Kant, d'un Hegel, ou même d'un Bergson, c'est se tromper fondamentalement sur le sens de son travail métaphysique. Si Jaurès est effectivement un métaphysicien, imprégné des travaux hégéliens et kantiens, féru d'idéal et d'absolu – comme en témoignent ses deux thèses ainsi que l'ensemble de ses textes plus politiques –, il n'en demeure pas moins avide d'inscrire son action dans le réel. Marx, à peine évoqué par Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson qui ne semblent le considérer que comme un vague élément de la réflexion économique de Jaurès   , fait ainsi figure de grand absent de leur analyse « philosophique ». C'est d'ailleurs là que le bât blesse le plus, dans la mesure où il semble bien que c'est fondamentalement dans la métaphysique marxienne, et dans le dialogue critique avec celle-ci, que Jaurès trouve les moyens de forger une synthèse entre idéal et réel, comme en témoignent tant ses écrits métaphysiques que ses discours politiques   .

Du reste, si les auteurs visent juste, dans une certaine mesure, en affirmant l'importance de la thèse principale de Jaurès, De la réalité du monde sensible, leur absence de compréhension de ses enjeux, mais aussi leur attachement à des chevilles rhétoriques, lyriques et métaphoriques, de rigueur dans les travaux de métaphysique à la fin du XIXe siècle – en particulier universitaires –, leur fait perdre la perspective éminemment politique, républicaine et socialiste de la réflexion de Jaurès, pour qui les questions d'idéal et d'unité n'avaient pas uniquement vocation à s'incarner au sein de systèmes théoriques. Pressés de trouver dans les thèses de Jaurès une justification de son attachement à la religion, les deux auteurs semblent négliger à la fois la nature de ses références métaphysiques et le contexte de rédaction de ses travaux, ainsi que les exigences qui y ont trait.

Le poids de la religion, l'absence du socialisme


Ces défauts structurels dans l'analyse conceptuelle ne sont malheureusement pas contrebalancés par la finesse de l'étude des textes, décontextualisés et sélectionnés selon une « représentativité » qui recouvre surtout la volonté des auteurs de démontrer leur thèse    : celle que, au fond, Jaurès n'aurait été socialiste que de façon contingente, alors qu'il était spirituel, religieux, mystique par nécessité, avec l'idée de faire du grand homme ainsi dépolitisé un modèle universel pour nos contemporains. Sans peur de l'anachronisme, sans que ne soient réellement interrogés les contextes de rédaction, d'énonciation, de réception des textes utilisés, les auteurs font de Jaurès une tête de proue de l'humanisme et de l'humanitarisme chrétien, à grands renforts de confusion entre charité et justice sociale   , tandis que le socialisme est de fait disqualifié à la fois comme non universel et comme suspect de mener au totalitarisme   . Dans une sarabande endiablée de comparaisons à peine ébauchées, il est ainsi rapproché entre autres d'Emmanuel Mounier   , de Gandhi   , de Marc Sangnier   , de Robert Badinter   , mais aussi de la philosophe Simone Weil   ou de Pierre Teilhard de Chardin   , jusqu'au feu d'artifice de la conclusion, où l'on apprend qu'en tant que spirituel engagé, que mystique militant, Jaurès « est en bonne compagnie, aux côtés de l'émir Abdelkader, Gandhi, Emmanuel Mounier, Simone Weil, Martin Luther King, Abraham Joshua Heschel, Vaclav Havel, Ibrahim Rugova, Nelson Mandela, le XIVe dalaï-lama, Aung San Suu Kyi et quelques autres   ... »

Surtout, tout cela serait bel et bon, à la limite, si cette défense et illustration mal fondées des aspects consensuels de Jaurès ne masquaient pas une récupération de fait par une tendance du catholicisme d'une part – marquée par un fort sentiment d'obsidionalité   conjuguée cependant à une grande ouverture aux autres religions, qui s'est développée dans le sillage du concile de Vatican II –, et d'autre part par la recherche d'une nouvelle Union sacrée, qui serait nécessaire pour sortir de la crise économique, pensée comme une crise de civilisation : « Face à cette situation angoissante, tout le monde cherche la solution qui nous tirera d'affaire et permettra au bateau de se redresser. Tout le monde attend l'homme ou la femme providentiel(le) pour nous sortir de ce mauvais pas. Et deux noms reviennent dans les conversations : celui de de Gaulle et celui de Jaurès, ce dernier en tout cas chez ceux dont le cœur penche à gauche   . » Les grandes figures du passé sont faites pour être réinterprétées dans les débats politiques ; mais encore faut-il assumer de se placer dans le champ du politique, et non prétendre s'en extraire à peu de frais en parlant de religieux pour se parer des apparences de l'objectivité et de la neutralité ; assimiler Jaurès à l'idée d'homme providentiel, c'est ainsi, à ce qu'il nous semble, passer de la réutilisation à la trahison.

Pourquoi ce livre ?


Il faut reconnaître qu'Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson ne prétendent pas faire œuvre de philosophes, d'historiens, de théologiens, ou même de « jaurésologues    » ; et, en un sens, cette apparence d'humilité est heureuse, compte tenu de leur recours permanent au raisonnement analogique   , aux concepts mal définis et à la mise en regard mal fondée – les liens établis à plusieurs reprises avec l'hindouisme, la mystique soufie, la kabbale et le New Age au nom de la philosophia perennis sont plus qu'étonnants   . Pourtant, ils ne font pas non plus œuvre de vulgarisation, puisqu'ils se posent en opposition avec la recherche universitaire sur Jaurès, taxée d'« historiographie officielle    », attaquant par exemple frontalement Jean-Pierre Rioux   – lorsque ce dernier rejette les analyses des travaux de Jaurès faisant œuvre de « classifications, dont la profusion montre assez la faible originalité du propos » –, tout en s'attribuant au passage un statut de francs-tireurs, au vu la bibliographie déjà disponible sur la question   , en ayant malgré tout recours à des arguments d'autorité   et enfin en se plaçant sans honte sous la protection d'intellectuels médiatiques comme Jacques Julliard   , Régis Debray   et Luc Ferry   , à grands coups d'allusions flatteuses mais somme toute peu pertinentes.

Le lecteur ne peut en outre s'empêcher de ressentir un certain malaise à la lecture d'expressions montrant un certain mépris des auteurs pour le grand public   , à qui semble malgré tout être destiné l'ouvrage puisqu'il s'agit, au travers de la présentation de la pensée de Jaurès, « "postmoderne" avant la lettre    », de « ressaisir l'âme de notre roman national    », « relier, dynamiser et concrétiser la quête de sens individuelle et collective, en pleine faillite du "désordre établi"    ». Mais tout cela se fait au prix d'une décontextualisation constante et d'un confusionnisme omniprésent qui minent définitivement tout le propos de l'ouvrage : fondamentalement, on ne peut « rallumer tous les soleils » dans un tel brouillard.

C'est à se demander à qui il faut faire référence en affirmant : « "Ils ont tué Jaurès..." Ce "ils" désigne d'une certaine façon tous ceux dont la mémoire et l'analyse se sont si longtemps accommodées d'un Jaurès amputé de l'essentiel à ses propres yeux   . »


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