Un aperçu des convictions philosophiques de Jaurès au fondement de ses engagements politiques.

Très paradoxalement, la pensée philosophique et métaphysique de Jaurès demeure la grande inconnue de son œuvre et de son engagement alors qu'elle en constitue la source première, l'origine discrète. A cette méconnaissance, on peut trouver plusieurs raisons qui, toutes, convergent pour passer sous silence des écrits dont la connaissance par le public serait pourtant essentielle à l'éclairage historique de la genèse de cet homme politique d'exception que fut Jaurès.


En premier lieu, les textes philosophiques jaurésiens sont indéniablement des écrits de formation et de jeunesse dont il ne faut pas dissimuler le rôle qu'ils ont pu jouer dans la maturation du personnage. Ainsi, certains ont pu considérer ces travaux comme partiellement inaboutis. Jaurès n'est évidemment pas présent tout entier dans ses écrits philosophiques mais à l'inverse on ne saurait comprendre Jaurès sans se pencher sur ces derniers, et ce point est souvent mésestimé.


En outre, autre obstacle, ces textes s'inscrivent dans une manière d'aborder la philosophie qui constitue en elle-même une forme historique bien particulière. En effet, l'œuvre de Jaurès est un témoignage de ce qu'était l'enseignement philosophique sous la IIIème République, un enseignement tourné vers les pensées établies, antiques et classiques, où ni Hegel ni Marx n'avaient encore droit de cité, si ce n'est, pour le premier, à travers l'héritage quelque peu déformant de Victor Cousin. Il régnait en ces temps une patriotique défiance envers la pensée allemande. Certes, de cette mise à distance émergeait encore un Kant qui n'était, tout bien considéré, que le continuateur en rationalisme de Descartes et donc du génie français.


La pensée commune est ainsi que Jaurès aurait produit une œuvre qui n'aurait pas surmonté les outrages du temps mais se contenterait d'être une matière documentaire secondaire pour historiens curieux autant que rigoureux. De plus, le siècle qui nous sépare du décès de Jaurès aurait fait son œuvre et aurait calqué sur nos esprits tant de réflexes et de crispations qu'elle nous rendrait incapable d'appréhender une pensée qui, tout en se réclamant du socialisme, n'en demeure pas moins empreinte d'une indéniable dimension religieuse et métaphysique, même si la religion de Jaurès demeure fondamentalement étrangère et hostile au dogmatisme des religions révélées dont il demeure un critique à la fois sans concession et d'une probité profonde. Cette étrangeté serait alors le miroir que tend notre époque au caractère "désuet" de l'œuvre.


Enfin, il ne serait pas évident que Jaurès ait puisé dans son travail philosophique les raisons d'un engagement politique : au contraire, c’est plutôt l'engagement qui aurait constitué une bifurcation menant Jaurès à abandonner la paisible carrière d'enseignant pour se consacrer à une immersion dans le grand fleuve de l'histoire. Il y aurait une rupture qui rendrait le travail philosophique jaurésien quelque peu marginal. C'est sans doute l'affirmation la plus sujette à discussion et la plus centrale pour le travail d'un historien confronté à l'œuvre philosophique de Jaurès.


Toutes ces raisons semblent ainsi poser d'inviolables scellés sur une œuvre dont le contenu ne serait que peu d'apport à la philosophie en tant que telle et ne fonctionnerait pour l'historien qu'à la manière d'un négatif qui lui permettrait de saisir l'envers de la biographie du futur leader socialiste. Elle en constituerait le rebut nécessaire, ce que Jaurès devait abandonner pour devenir Jaurès.


Ces quatre éléments convergents doivent être fortement nuancés : il ne convient pas d'oublier tout d'abord que Jaurès est un témoin de l'influence du philosophe socialiste Lucien Herr sur les jeunes esprits de l’Ecole Normale Supérieure dont il constitue la plus belle réussite. Cette formation intellectuelle passait par une connaissance pointue des philosophies d'Outre-Rhin. Il est ainsi rigoureusement faux de dire que Jaurès n'ait pas très tôt eu une bonne appréhension de Hegel et Marx. La thèse latine de Jaurès s’intitule « Les premiers linéaments du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel ». Elle développe l'idée d'un lien entre la pensée issue de la Réforme et la naissance de l'idée socialiste en insistant sur le caractère émancipateur de l'intention luthérienne. La réflexion de Jaurès n'est pas si éloignée de celle qu'Ernst Bloch appliquera à Thomas Münzer.


L'idée d'une philosophie trop marquée par la pensée officielle doit donc être écartée. Notre regard sur le socialisme de cette époque ne doit pas être biaisé par notre perception contemporaine. Le socialisme d'alors en France demeure fortement influencé par la mentalité « quarante-huitarde » et sa dimension utopico-religieuse. Il est donc nécessaire de lire Jaurès en philosophe et de l'évaluer comme tel avant de replacer ce travail dans une perspective historique.


Il est heureux que le livre de M. Benjamin, malgré ses nombreux défauts sur lesquels nous reviendrons, nous permette d'accéder de manière chimiquement pure à la pensée métaphysique de Jaurès sans que cette dernière ne soit soumise à une quelconque minoration ou contextualisation. Si ce livre possède un grand mérite, c'est bien de se livrer à un portrait de Jaurès en métaphysicien, de mettre à distance la science historique, toute considérable qu'elle soit, et ainsi de nous permettre, paradoxalement, de faire de cette pensée un sujet d'études historiques digne d'intérêt. De même que Jaurès tourna le dos à la philosophie pour entrer en politique, faisant là un choix de philosophe, l'historien doit momentanément tourner le dos à l'histoire pour saisir l'essence de l'engagement jaurésien.


Du monde sensible au monde réel : un parcours vers le socialisme


La thèse de Jaurès, De la réalité du monde sensible, trace déjà une problématique fondamentale liant implicitement la métaphysique à un regard sur le monde social alors qu'elle semble, à première vue, strictement éloignée de toute considération politique et, pour reprendre le mot de son auteur, "de pure métaphysique". Les premières lignes, où Jaurès évoque la nécessaire réconciliation du "philosophe et du vulgaire", apparaissent en effet comme une première formulation de son plaidoyer en faveur du réalisme philosophique opposé à un idéalisme rationaliste dominant dans l'Université d'alors et incarné par Jules Lachelier, dont Jaurès discutera le célèbre Du fondement de l'induction mais auquel il empruntera aussi l'idée d'un monde se faisant lui-même, en devenir.


Le réalisme philosophique est donc la conception du monde qui favorise cette réconciliation, tout en s'inscrivant dans une démarche rationaliste que Jaurès tente de préserver. Il s'agit de passer de l'idée de l'Etre à l'Etre lui-même et de refuser l'intellectualisme du kantisme hexagonal. Jaurès cite à cette fin dans l'introduction de sa thèse le bon sens de Sganarelle, dialoguant de manière savoureuse dans le Dom Juan de Molière, opposant aux raisonnements fumeux d'un philosophe aux accents immatérialistes l'évidence de l'expérience immédiate. Le philosophe tarnais vise à souligner précisément que le vulgaire qui raille le philosophe se raille lui-même tandis que le philosophe qui méprise le vulgaire se méprise lui-même, puisqu’au-delà des conditions de chacun, nous sommes à la fois enracinés dans une expérience primordiale du monde et susceptible de penser cette expérience dans ce qu'elle a d'irréductible à l'intelligible pur. Il y a chez Jaurès, de ce point de vue, une dette philosophique contractée à l'égard d'Aristote. On peut discerner dans cette introduction de thèse ce souci futur du peuple qui prend ici les aspects d'une philosophie du concret : la philosophie doit au moins porter sur la concrétude du monde pour être susceptible de prendre en compte l'expérience quotidienne, donc le donné le plus commun et le plus fondamental.
 

La prose de Jaurès ne demeure pas moins solaire dans ses écrits philosophiques que dans ses discours : la chair du monde, pour anticiper une expression chère à Merleau-Ponty, semble y prendre corps totalement lorsqu'il décrit comment les sens établissent la cohérence de nos perceptions. Il émane des écrits métaphysiques de Jaurès une poésie du sensible qui est un des traits majeurs de l'expérience littéraire à l'aube de la modernité telle qu'elle se déploiera de Stendhal à Proust comme l'avait démontré Jean-Pierre Richard   . Puisant dans l'expérience sensible la matière de son discours et de son œuvre et en faisant de ce réel sensible le sujet de sa thèse, Jaurès est donc un homme habité par ce tournant de la modernité.


On perçoit ainsi que, loin de se révéler un choix conjoncturel, le sujet de thèse de Jaurès s'inscrit dans la cohérence d'une pensée qui va l'amener à délaisser la vita contemplativa pour la vita activa. On ferait ainsi un contre-sens en pensant que le choix ultérieur de la politique est un délaissement de la philosophie : ce choix est totalement inscrit dans une démarche de dépassement de la philosophie au nom de la réalisation de la philosophie. A ce titre, Jaurès, à défaut d'être marxiste, se prévaut déjà d'une attitude marxienne de transformation du monde par la philosophie et de transformation de la philosophie par le réel.


La doctrine elle-même se présente comme un retour au réel, et donc, comme la justification métaphysique du mouvement que Jaurès effectuera en se consacrant à la vie politique et au socialisme. Le contenu de cette doctrine n'est pas moins éclairant par le déplacement qu'elle induit et par l'originalité des conceptions qu'elle défend. Loin de la prédominance métaphysique du visuel de la tradition platonicienne, et loin du réductionnisme sensualiste du matérialisme vulgaire, Jaurès réhabilite ainsi le toucher et son rôle dans la perception du réel comme « sensible ». Ce réel apparait alors plutôt comme le faisceau déterminé par la conjonction du donné, de ce qui est perçu par les sens et de l'esprit pour égale part. Cette réhabilitation du toucher est moins anecdotique qu'il n'y paraît car elle fait de Jaurès un penseur du lien nécessaire entre la connaissance et l'action. Si le connaître nécessite l'abolition de la distance qu’instaure le visuel par le toucher qui concrétise l'objet, alors l'action devient le corollaire du connaître. Agir c'est connaître de même que connaître c'est agir. Cette philosophie trace une continuité entre le sensible et l'intelligible.


Si l'action prolonge le connaître, alors on conçoit que l'action politique ne puisse se passer de la science, et qu’elle s'inscrive elle-aussi dans une démarche de connaissance du monde social. On cite souvent Lucien Herr comme étant celui qui a dirigé Jaurès vers le socialisme mais on oublie le dialogue constant entre Durkheim et Jaurès. Or, l'idée d'une réalité objective du monde sensible ne peut que s'inscrire dans un processus d'objectivation tout aussi important du monde social qui lui est parallèle. Ce que Jaurès fait du connaître ne peut que déboucher sur une conception du sujet comme être social et rejoindre ainsi l'objectivation du concept de société chez Durkheim. Si le réel sensible possède une objectivité, alors les faits sociaux doivent, comme forme complexe de ce réel, requérir toute l'attention du philosophe. On peut ainsi voir que Jaurès comme Durkheim répondent à ce primat du sensible de manière complémentaire. C'est ainsi dans ce rapport de la connaissance à l'action et donc du monde intelligible au monde sensible que se noue l'alliance entre sociologie et socialisme.


La réalité du monde sensible est le fondement nécessaire de la réalité du monde social. Elle est également le postulat philosophique qui amène à prendre tous les degrés du réel au sérieux, du plus simple, le phénomène chimique, au plus complexe, le phénomène social, dont la différence est de degrés et non de nature. Lorsque Jaurès déclare ainsi que « le hasard a ses lois simplement plus complexes que celle de l'évidente nécessité des phénomènes physiques », il ne dit pas autre chose que Durkheim lorsque ce dernier vise à objectiver les phénomènes sociaux. Si l'un fonde par ce biais les sciences sociales modernes, l'autre fonde alors un type de rapport au politique fondé sur la compréhension première du réel. On pense ici aux travaux de Wolf Lepenies sur le passage de la littérature à la sociologie comme connaissance du réel et la transmission de témoin entre Zola et Durkheim   .
 

Jaurès est ainsi l'homme politique qui incarne un idéal-type. Il est révélateur de ce basculement hors d'une connaissance intuitive de la vie sociale à travers le grand roman réaliste vers la démarche positive issue de la naissance de la sociologie. Le réformisme jaurésien naît de ce souci à la fois de ne jamais négliger le réel, y compris en ce qu'il a de plus contraignant, et de poser une analyse des faits sociaux en préalable à la réponse politique. Mais ce réalisme qui appelle l'action fait de cette dernière un prolongement nécessaire de la connaissance. La philosophie de Jaurès ne laisse pas d'alternative, elle oblige à faire du réel quelque chose sur lequel on doit agir au fur et à mesure que l'on en possède une meilleure connaissance. Ce réformisme n'est donc pas pour autant une « paix prématurée avec le réel » telle qu’Ernst Bloch définissait la philosophie hégélienne.


Le Dieu de Jaurès et la religion de l’Avenir


L'originalité de la position purement philosophique de Jaurès ne doit cependant pas a contrario être surestimée. Elle s'inscrit en effet dans les cadres intellectuels de la pensée française de cette époque, comme en témoigne le dialogue critique avec Lachelier. C'est ce qui différenciera Jaurès de Bergson, alors que ce dernier dédie pourtant son Essai sur les données immédiates de la conscience à Lachelier : cette dédicace ressemble à un adieu au paradigme rationaliste kantien en vigueur, adieu réalisé grâce à une utilisation du concept d'intuition qui dépasse définitivement le pensé pour laisser place au vécu. Bergson saura tracer de nouvelles voies et redéfinir le cadre problématique de la philosophie française. Avec Jules Lagneau et Emile Boutroux, Jaurès se situera pour sa part pleinement dans ce cadre en voie d'épuisement et de nos jours bien oublié. Le déplacement de Jaurès vers le réalisme n'est perçu philosophiquement que comme un positionnement à l'intérieur d'un paradigme dont les termes étaient déjà posés et qu'il n'allait pas contribuer à renouveler. C'est cette perception qui vaudra à l'œuvre de Jaurès un relatif désintérêt de la part des philosophes de métier. En outre, le réalisme jaurésien qui ramène nécessairement le réel vers les objets du monde et donc vers leurs propriétés ontologiques sera perçu par beaucoup comme un néo-aristotélisme archaïsant.


Cependant, du point de vue de l'historien, ce qu'implique cette position dans la définition du socialisme jaurésien est beaucoup plus important, parce qu'elle nous amène à en saisir à la fois l'originalité et la postérité autant que la distance qui nous en sépare. Jaurès est en effet le témoin d'un mode de pensée, d'une conception du monde que nous ne pouvons plus penser en tant que telle, caractérisée par le lien qu’elle établit entre socialisme et métaphysique.
 

Devant les textes philosophiques de Jaurès, nous sommes parfois habités par un sentiment cosmique et une aspiration vers la transcendance, saisis par la même étrangeté fascinée que Walter Benjamin éprouvait envers le texte de Blanqui, L'éternité par les astres. Il y règne en effet un souffle et une profondeur de réflexion, un enracinement de la politique dans l'ontologie et même dans la cosmologie qui est à la fois tellement éloigné de notre présent, et qui pourtant résonne dans l'expérience quotidienne que chaque homme fait du rapport entre sa vie sociale et sa place dans l'univers. On peut d'ailleurs s'interroger sur cette convergence avec Blanqui et y voir une caractéristique d'un socialisme français, utopique et métaphysique. A ce titre, Jaurès demeure donc à la fois le continuateur d'un socialisme d'inspiration romantique pétri de religiosité humaniste qui était celui de la IIème République et, on l'a vu, le contemporain de l'objectivation sociologique de la société qui constitue un cadre d'analyse antiromantique par excellence. Il existe donc dans la pensée jaurésienne une tension fondamentale entre ce romantisme antipositiviste dont il est issu et cette conception du socialisme qui lorgne vers la science à travers Marx et la sociologie naissante.
 

La question de Dieu est ainsi fondamentale dans la pensée de Jaurès. Sa conception de Dieu est d'ailleurs fondamentalement déterminée par cette contradiction entre rationalisme et romantisme puisque d'une part il admet un Dieu mais d'autre part il l'identifie à l'Etre. On pourrait ainsi conclure que Jaurès se réclame d'un panthéisme proche de Spinoza, mais il n'en est rien car la définition que Jaurès donne du panthéisme dans ses cours ne recouvre pas sa propre doctrine. Le Dieu de Jaurès est bien plutôt déterminé par la conception aristotélicienne de Dieu comme Acte. Rappelons que pour Aristote, Dieu est le premier moteur, il est l'Acte pur. Mais Jaurès, en confondant Dieu et l'Etre, introduit une conception de Dieu à la fois comme acte et puissance. Dieu est l'Etre mais il est aussi en puissance puisque le monde est en devenir perpétuel. Ainsi Dieu est à la fois supérieur au monde en tant qu'il est Acte et immanent en tant qu'il est Puissance. Il y a donc un DIEU et un DIEU-MONDE qui est UN mais dont les manifestations sont multiples et qui est éternel et incréé. De façon assez paradoxale, l'exploration des doctrines médiévales ferait de Jaurès un lointain descendant de Gersonide, philosophe juif qui postulait la co-éternité du monde et de Dieu.
 

Cette dialectique de l'acte et de la puissance correspond à une dialectique du réel et du possible qui fondera l'engagement politique de Jaurès. On voit donc que cet engagement n'est pas délié d'une certaine conception des rapports du monde et de Dieu. Le Dieu de Jaurès est un Dieu à la fois consubstantiel au monde et transcendant, en ce qu'il est l'Etre. Il est donc inachevé. Le possible devient alors le lieu privilégié de l'action humaine comme lieu de l'achèvement. La catégorie du possible fondamentalement ontologique dans ses écrits philosophiques se muera en une importante catégorie politique dans le discours de Jaurès homme politique qui renoue ainsi avec une forme de messianisme.
 

Cette place d'une réflexion sur Dieu dans la construction de l'engagement jaurésien a de quoi surprendre tant nous sommes habitués à lire le socialisme à travers le matérialisme et à lire l'histoire de la gauche sous la IIIème République à travers le combat laïque. Pourtant, cette question ne fait qu'illustrer la cohérence de la démarche de Jaurès et la continuité entre sa réflexion philosophique et son engagement politique. En outre, elle illustre le fait que maints républicains avaient développé des conceptions religieuses éloignées du dogme mais qui visaient à conférer à la République un véritable contenu spirituel.
 

Des fins ultimes de l'homme à l'organisation sociale la plus souhaitable pour ce dernier, il n'y a pas de séparation et le socialisme doit alors se concevoir comme l'alliance de la volonté humaine et de la nécessité de nature. Le rôle du socialisme est alors de combler l'écart entre la Puissance qui constitue l'essence du Dieu-Monde immanent et l'Acte qui en constitue la dimension transcendante. Ainsi, le socialisme a selon Jaurès un rôle régénérateur et messianique qui est de faire accéder le Monde à un devenir Acte, à une réalisation des possibles. Pour Jaurès, le socialisme doit se concevoir comme « le prélude d'une vaste rénovation religieuse » : « le socialisme pourra renouveler et prolonger dans l'humanité l'esprit du Christ, elle n'en fera ni un Dieu, c'est à dire un despote organisateur d'une théocratie, ni, selon la plate exégèse des démocrates christianisants, un philosophe ou un sans-culotte ». « C'est le socialisme qui ouvrira la société réfractaire et dure à l'influence pénétrante de l'idée religieuse. Il ne sera pas une religion, il ne créera pas de religion, mais il mènera la religion à la vie même. »  


Ces citations illustrent l'importance de cette dimension socialiste romantique liée à une morale eudémoniste d'inspiration aristotélicienne visant à un souverain bien qui serait le bonheur individuel et collectif réalisé à travers une forme politique qu'est le socialisme comme Cosmos. Dans La question religieuse et le socialisme, Jaurès se révèle en outre tout-à-fait hétérodoxe par rapport aux positions socialistes traditionnelles. Il ne conçoit le matérialisme que comme un moment du socialisme qui sera dépassé lors de la réalisation de celui-ci et qui débouchera vers une ouverture sur le divin, et il ne conçoit pas de société sans religion ou sans idéologie qui en tienne lieu, regrettant à ce titre que l'attitude du mouvement socialiste sur la question ne puisse davantage être « discutée et examinée ».
 

Le socialisme est une étape de la montée de l'humanité vers une plus grande perfection, vers la transcendance. Pour autant la laïcité est un combat fondamental car les religions dogmatiques instituées ne relèvent en rien du véritable esprit religieux qui, d'une certaine manière, ne se réalisera qu'avec le socialisme et se confondra précisément avec le rejet des dogmes et par leur remplacement par une morale du bonheur individuel et de la solidarité liée à un sentiment religieux authentique. Jaurès conçoit ainsi la religion, à la manière de Durkheim, comme la projection d'une communion ressentie et vécue au sein du monde social. Mais il en inverse les termes, car là où Durkheim voit la religion à la fois comme une résultante de ce sentiment de communion et comme une formation sociale qui entretient ce sentiment, Jaurès ne veut voir dans la religion que l'état final d'une société où ce sentiment est réalisé par une certaine organisation matérielle et par la socialisation et la répartition des biens et richesses.
 

C'est alors dans cette conception rationaliste de la religion, tout en soulignant le rôle positif du sentiment religieux comme signe de communion, que Jaurès réalise la synthèse entre l'élan utopique du socialisme français et la scientificité de l'analyse sociologique. On constate aussi tout ce qui sépare Jaurès de Marx sur la méthode philosophique autant que sur la finalité du socialisme, ce qui expliquera en partie l'attitude ambiguë que Jaurès entretiendra toujours avec l'œuvre du génie de Trèves.


Un ouvrage en demi-teinte


On le constate, la philosophie de Jaurès ne doit pas être rejetée dans l'anecdotique: elle n'est pas pour l'historien une simple borne chronologique, ni le brouillon ou le prélude à un engagement politique qui aurait constitué le vrai Jaurès. Elle est le creuset et la substance de ce qui a fait la grandeur de Jaurès et sa hauteur de vue. La philosophie de Jaurès demeure cette philosophie dépassée vers la vita activa et à ce titre, s'inspirant en cela encore des lectures d'Aristote, elle demeure une vie philosophique et une vie bonne. Le retrait de la philosophie s'inscrit ainsi comme un acte philosophique suprême, mais surtout comme un acte philosophique totalement lié à la conception de Jaurès de l'action comme fin de la connaissance, et de l'Acte comme fin vers lequel tend l'Etre comme vers sa propre perfection.


Le mérite de ce livre et surtout de sa première partie est de mettre en lumière ces éléments trop oubliés et de proposer une bonne analyse de la métaphysique de Jaurès. Se voulant pure analyse philosophique, l'ouvrage de M. Benjamin tombe cependant trop souvent dans des considérations assez étrangères à son objet, parfois laissé de côté pendant plusieurs pages pour éclairer certains concepts comme celui de religion: vaste programme dont la place ne semble pas nécessairement idoine au sein d'un livre comme celui-ci.


Il semble avoir manqué à cet ouvrage un travail de relecture et de cadrage, ce qui est dommage au vu d'un questionnement très bienvenu. La deuxième partie est ainsi gâtée par des réflexions très personnelles de l'auteur sur la politique contemporaine ou sur les concepts de réformisme et de capitalisme. Cet éparpillement et ces digressions nuisent hélas considérablement au propos. Au final, en dehors d'une première partie assez claire et pédagogique, ce livre manque tout de même d'une certaine rigueur minimale en maints endroits. Il est regrettable ainsi que l'auteur nous inflige son analyse de l'influence de Ségolène Royal sur le socialisme sans que cette analyse, étrangère à l'objet du livre par ailleurs, ne soit en outre étayée par d'autres considérations que des lieux communs qui ne dépassent guère l'échange autour du zinc des cafés parisiens.


Le livre finit alors par tomber des mains et laisser une impression de gâchis. Mieux vaut comme alternative emprunter à la BNF le désormais indisponible Jaurès philosophe de Jean-Marc Gabaude   et lire les articles consacrés à cet aspect philosophique de l'œuvre dans Les cahiers Jaurès

 

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