Une remarquable étude, d'inspiration foucaldienne, sur la constitution de l'environnement global comprise comme forme de savoir répondant à des fins d'ordre social et produisant des effets de pouvoir.

Il arrive parfois que certains livres apportent une réponse à une question qu’ils ne posent pas - ou alors de manière indirecte. Celui de Sebastian Vincent Grevsmühl est assurément de ceux-là. La question que le signataire de ces lignes (comme tant d’autres probablement) n’a pu s’empêcher de se poser est de savoir ce que Michel Foucault (1926-1984) aurait bien pu écrire sur le sujet de l’écologie et de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise environnementale » s’il avait vécu assez longtemps pour être le témoin de la prise de conscience mondiale de la gravité des dégradations multiformes infligées à la nature, de l’émergence de l’écologie politique dans l’espace public international, des mobilisations citoyennes en faveur de la préservation de la nature et de la multiplication des discours philosophiques, sociologiques, anthropologiques, littéraires, etc., prenant l’environnement pour objet de réflexion ou thème d’écriture – ensemble de phénomènes qui constitue peut-être l’événement le plus marquant du dernier tiers du XXe siècle et de ce début de XXIe siècle.

Mais la question, dira-t-on, est biaisée, car Foucault aurait-il écrit quoi que ce soit sur un tel sujet dont on n’a aucune raison de penser, après tout, qu’il l’aurait intéressé puisque, de fait, il n’en a jamais parlé ? Dans la biographie qu’il lui consacre, Didier Eribon rapporte une anecdote savoureuse donnant une idée de l’intérêt que l’homme, si ce n’est le philosophe, portait à la nature. Au cours d’un voyage en Suisse effectué en compagnie de sa collègue Jacqueline Verdeaux en 1952, Foucault affichait la plus complète indifférence au spectacle environnant. « Lui montrait-elle un paysage superbe, un lac étincelant sous le soleil, qu'il se mettait à marcher avec ostentation vers la route en disant : ‘Moi, je lui tourne le dos’ »   . Si donc l’on veut savoir ce que Michel Foucault pensait réellement sur les divers sujets qu'il a abordés au cours de sa carrière intellectuelle, il faut et il suffit d’ouvrir les livres qu’il nous a laissés et d’examiner ce qu’il y dit noir sur blanc. Pourquoi attribuer à Racine, demandait justement Sartre dans L’existentialisme est un humanisme, la possibilité d’écrire une nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l’a pas écrite ?

Mais à défaut d’avoir lui-même écrit sur l'écologie – affirmation qui n’est d’ailleurs pas tout à fait exacte, car il se trouve au moins un passage, certes peu significatif, dans les Dits et écrits où il est explicitement question des mouvements écologiques et de leur prétention à tenir un « discours de vérité »    –, d’autres, s’inspirant de ses travaux, l’auront peut-être fait, si ce n’est à sa place, du moins dans une perspective qui aurait pu être la sienne et qui peut plus ou moins légitimement se réclamer de lui ? Compte tenu de l’immense influence qu’il a exercée dans tous les domaines, et dont les ouvrages et articles portant expressément le nom de « Foucault » sur leur page de couverture, dans les titres de leurs chapitres, dans leur index et dans leur bibliographie, ne permettent pas de prendre la juste mesure, le contraire serait pour le moins étonnant. Il est à peine exagéré de dire qu’il n’est pas un seul domaine académique où l’influence de Foucault ne se fasse sentir aujourd’hui, de la philosophie aux études littéraires en passant par la sociologie, l’histoire, la géographie, l’ethnologie, l’anthropologie culturelle, les cultural studies, les gender & queer studies, les études juridiques, la philosophie animale, etc., sans négliger l’impact profond des concepts, des protocoles de pensée et des procédés de recherche, composant sa fameuse « boîte à outils », qu’il a mis en circulation (la microphysique du pouvoir, les techniques disciplinaires, la gouvernementalité, la normalisation, la résistance, l’esthétique de l’existence, etc.), sur l’ensemble des mouvements sociaux et activistes luttant pour la reconnaissance des droits des prisonniers, des membres de la communauté homosexuelle ou bisexuelle, pour l’émancipation des femmes et, de manière générale, contre toutes les formes de discrimination.

Pourtant, alors même que certains concepts et thèmes de recherche foucaldiens semblaient se prêter à un usage particulièrement prometteur dans une perspective environnementale, à commencer bien sûr par le thème relativement tardif du biopouvoir qui fait sa première apparition sous sa plume et dans ses cours en 1976 (d’abord dans le dernier cours du 17 mars 1976, puis dans le dernier chapitre de La volonté de savoir d’octobre 1976), force est de constater que c’est en écologie que son influence a le moins pesé à ce jour. Tout se passe comme si les chercheurs sensibles aux questions environnementales lui avaient rendu la politesse en lui tournant le dos avec plus ou moins d'ostentation. Rares sont les travaux ayant su tirer un réel bénéfice des écrits de Foucault pour développer une problématique originale en la matière, et plus rares encore sont ceux qui ont pour auteurs des chercheurs francophones   . L’ouvrage remarquable à tous égards de Sebastian Vincent Grevsmühl, issu d’un travail doctoral soutenu en 2012 lauréat du prix de la meilleure thèse en histoire des sciences et des techniques, met un terme définitif à cette situation paradoxale, en livrant une contribution d’autant plus précieuse qu’elle ne cherche en aucune façon à plaquer une approche foucaldienne sur les questions environnementales, mais en retrouve bien plutôt, chemin faisant, l’inspiration essentielle et l’incontestable puissance d’élucidation.

De quoi est-il question dans ce livre ? Pour le comprendre, le mieux est peut-être de partir, comme le fait l’auteur lui-même, de l’image d’un lever de Terre observé depuis la Lune, qui fournit d’ailleurs l’illustration de la page de couverture. En replaçant la vie humaine dans une perspective cosmique, les clichés de la Terre vue de l’espace semblent avoir eu pour effet d’inspirer universellement le sentiment de l’extrême vulnérabilité de notre existence au sein de cet écosystème unique, fragile et extrêmement précieux au sein duquel la vie a émergé. Si les philosophes avaient pu être tentés par le passé, comme le dit Bergson au début de L’évolution créatrice, par le travail des fenêtres closes et des rideaux tirés, en faisant comme s’ils ne vivaient pas sur une planète où grouillent et se pressent animaux, plantes, insectes et protozoaires en tout genre, l’image de la Terre vue à distance a sans doute puissamment contribué à rappeler à l’humanité tout entière sa condition terrestre et sa finitude, en la contraignant à poser le problème de sa responsabilité au sein de la biosphère. 

Telle est du moins la thèse que défend, parmi d’autres, l’un des principaux théoriciens d’éthique environnementale, Holmes Rolston, qui estime que de telles images – qui sont probablement celles qui ont été le plus diffusées dans l’histoire de la photographie, au point d’en faire le tout premier « visiotype » (pendant visuel du « stéréotype ») –  ont peut-être plus fait pour la cause environnementale que tous les Sommets de la Terre réunis, toutes les publications savantes et populaires, toutes les manifestations et actions militantes depuis le début des années 1970. Paradoxalement, il se pourrait que la principale découverte des expéditions lunaires fut, non pas la lune, mais la Terre elle-même, ainsi qu’en témoigne Edgar Mitchell, membre de l’équipage d’Apollo XIV :

« Tout à coup, se profilant derrière le cercle de la lune, en un mouvement très lent d'une immense majesté, un joyau bleu et jaune étincelant a commencé à grandir à l'horizon, une lumière, une sphère délicate de couleur bleu ciel parcourue de veines blanches légèrement tourbillonnantes, s'élevait graduellement comme une perle minuscule en se dégageant d'un immense océan de mystère opaque. Il m'a fallu quelque temps pour prendre pleinement conscience qu'il s'agissait là de la Terre… de notre chez-nous »   .

Le lever de Terre observé depuis la lune, apparenté à une expérience épiphanique, c’est-à-dire à la révélation d’une transcendance qui inspire un sentiment de crainte respectueuse mêlée d’admiration, suffirait à lui seul à imposer l’idée d’une responsabilité globale, et à provoquer une conversion intérieure conduisant à renoncer aux prétentions de celui qui, hier encore, rêvait d’être maître et possesseur de la nature pour se mettre à veiller sur la création à la manière d’un protecteur et d’un gardien bienveillant.

En admettant que l’on tienne pour justifiée la thèse selon laquelle les clichés de la Terre vue à distance ont joué un rôle historique déterminant dans l’éveil des consciences – ce qui ne va pourtant pas de soi    –, le moins que l’on puisse dire est que cette version des faits ne raconte qu’une partie de l’histoire, en oubliant que l’âge spatial, en rendant possible une nouvelle vue synoptique sur la planète, a par là même suscité une nouvelle perception de la planète, en faisant naître une vision de la Terre compris comme artefact, comme objet radicalement fermé et limité, et donc en toute conséquence aussi gérable et manipulable. Le problème, autrement dit, avec la thèse qui lie les photographies de la Terre depuis l’espace à l’émergence d’une réflexivité environnementale d’ordre écologique, et qui a promu ce genre de clichés au rang d’« icône pop écolo », comme le dit avec malice Sebastian Grevsmühl, tient à ce qu’elle méconnaît la profonde ambiguïté des images satellitaires et des métaphores qu’elles inspirent, où le sentiment d’émerveillement va de pair avec les espoirs de contrôle et de maîtrise spatiale. Il existe une tension irrésolue entre contemplation esthétique et sentiment de toute-puissance, entre pensée écologiste et rêves technocratiques de domination d’un système considéré dans sa globalité, qui est au cœur de notre rapport à la nature, de notre façon de la comprendre et d’agir en son sein.  

L’ambition du livre de Sebastian Grevsmühl est d’examiner les origines et l’évolution historique de la représentation et de la pensée d’un monde fini (à la fois au sens des limites de l’exploitation rationnelle du globe, et au sens de la représentation synoptique d’un monde clos), en montrant comment cette connaissance de l’environnement global et des lois qui gouvernent la nature a toujours été intimement liée à la volonté de maîtriser l’environnement, allant de la production de climats artificiels dans les serres, les dômes, les biosphères, jusqu’aux projets d’amélioration environnementale dont la moderne géo-ingénierie du climat global constitue une approche centrale. En un geste foucaldien, il s’agit de montrer qu’il n’y a ni antériorité ni extériorité du savoir sur le pouvoir, que le savoir ne se constitue pas pour lui-même en un lieu où seraient suspendues toutes les relations de pouvoir, mais que le savoir est un aspect du pouvoir en ce qu’il est lié à des pratiques de pouvoir et qu’il répond à des fins d’ordre social déterminées, en l’occurrence, par le contrôle environnemental.

Mieux encore, Sebastian Grevsmühl démontre, en mobilisant une riche documentation, que la plupart des technologies qui ont permis de mettre en place la surveillance environnementale du globe, d’où proviennent les premiers clichés de la Terre vue de l’espace, sont elles-mêmes issues de programmes militaires de la Seconde Guerre mondiale. De là cette étrange complicité, que l’ouvrage analyse magistralement, durant toute l’histoire de la constitution de l’environnement global comme objet de science, entre savoirs militaires et pensée écologiste, technophilie et respect de la nature, domination spatiale et finitude terrestre, aspirations managériales et revendications éthiques.

Or ces fantasmes de contrôle et de gestion rationnelle, d’« ingénierie totale », d’inspiration nettement technocratique, qu’alimente la vision synoptique de la Terre vue d’en haut, reconduisent eux-mêmes des effets de pouvoir dont il importe de bien mesurer les dangers politiques pour la démocratie. Car la possibilité d’une gestion systémique intégrale des ressources naturelles – dont l’idée est évoquée par la métaphore du « vaisseau spatial terre » forgée par Buckminster Fuller, figure centrale dans ce livre – s’inscrit dans un projet politique visant à long terme, de l’aveu même de son concepteur, à se substituer purement et simplement à la politique.

Un autre éminent penseur de la Terre entière – James Lovelock, connu pour la formulation, avec Lynn Margulis, de l’hypothèse Gaïa – appelle lui aussi de ses vœux, dans la même ligne, la prise de possession du pouvoir par des experts de l’environnement global, seuls capables d’assurer la survie de tous, et regrette l’extrême lenteur du « processus d’apprentissage concernant notre relation avec la Terre ». Dans une interview réalisée en 2010, il demande explicitement la suspension de la démocratie pour faire face à cette situation d’urgence à laquelle la crise environnementale nous confronte :

« Nous avons besoin d’un monde plus autoritaire (…). Nous sommes devenus une sorte de monde égalitaire et insolent où tout le monde peut dire ce qu’il pense. Cela est très bien, mais il y a des circonstances spécifiques – une guerre est un exemple typique – où vous ne pouvez plus laisser passer cela. (…) Quelle est l’alternative à la démocratie ? Il n’y en a pas. Mais même les meilleures démocraties s’accordent sur le fait que, lorsqu’il y a une guerre majeure qui s’annonce, la démocratie doit être mise temporairement en suspension. J’ai l’impression que le changement climatique peut représenter un problème aussi grave qu’une guerre. Il est peut-être nécessaire de mettre la démocratie en veilleuse »   .

La pensée de la Terre comme totalité produit des effets de pouvoir, de la même manière que, circulairement, elle définit une configuration de savoir répondant à des exigences et à des intérêts du pouvoir. Au bout du compte, la moderne géo-ingénierie met en œuvre une représentation de la nature dans le cadre de ce que Carl Schmitt appelait un « état d’exception », défini par la possibilité de suspendre les règles générales et les normes éthiques dans une période de crise, dont bénéficie, non plus les décideurs politiques, mais les savants-technocrates qui, forts de leur connaissance de l’environnement global, prétendent être les seuls à pouvoir diriger le « vaisseau-spatial Terre ».

Comme le note Sebastian Grevsmühl dans les fortes pages qui concluent son travail, en une référence marquée (et, il faut le dire, attendue) à Foucault, la représentation synoptique de la Terre considérée dans sa globalité est donc au discours sécuritaire et à l’état d’exception ce que le panoptisme est à la société disciplinaire telle que Foucault l’avait étudiée dans Surveiller et punir : de la même manière l’architecture panoptique (c’est-à-dire l’architecture carcérale permettant potentiellement la surveillance continue des détenus, provoquant chez eux une sorte d’autocontrôle même en l’absence de surveillant) peut être tenue pour le modèle dont les effets de pouvoir caractéristiques se déploient dans tout le corps de la société disciplinaire, de même le régime scopique du planisphère traduit des effets de pouvoir en fournissant l’outil clé de l’administration technique et de la gestion biopolitique de la population dont se servent encore aujourd’hui les géo-ingénieurs