Enfin en traduction française le livre de Michael Sandel sur les limites morales du marché, qui a été un formidable succès de librairie à l'échelle mondiale.

Imaginez que vous ayez les moyens de payer quelqu’un qui pourrait vous éviter de faire le pied de grue dans des bâtiments administratifs ou devant la billetterie d’un stade. Qu’y aurait-il de mal à recourir à ses services ? Si vous pouvez rétribuer un sans-abri pour qu’il attende à votre place, pourquoi quiconque se plaindrait de cette transaction profitant à tout le monde ? Et si vous préférez vendre votre billet plutôt que de l’utiliser vous-même, en empochant une plus-value de 10%, pourquoi devrait-on vous en empêcher ?

A la réflexion, deux arguments peuvent même justifier que l’on fasse prévaloir dans ces cas-là la logique de marché : le premier renvoie au respect de la liberté individuelle, et le second à la maximisation du bien-être ou de l’utilité sociale. N’est-il pas légitime de dire, en effet, que tout individu devrait être libre d’acheter et de vendre ce qui lui plaît tant qu’il ne viole les droits de personne ? En outre, lorsqu’il est démontré que les échanges marchands bénéficient aux acheteurs et aux vendeurs à la fois, ne peut-on en conclure qu’ils sont synonymes de bien-être collectif, et donc parfaitement justifiés ?

Mais modifions légèrement les exemples précédemment cités pour mieux mettre en évidence les problèmes moraux qu’ils soulèvent. Lorsque le pape Benoît XVI s’est rendu pour la première fois aux Etats-Unis pour y célébrer des messes dans deux stades de New York et de Washington, la demande de places a été largement supérieure au nombre de sièges disponibles. Les cent quatre-vingt-quinze diocèses catholiques du pays et les paroisses locales ayant distribué des billets d’entrée gratuits, des ecclésiastiques ont essayé d’interrompre les inévitables transactions consécutives à cette distribution (un seul billet offert était quelquefois vendu plus de 200 dollars sur Internet) en proclamant que l’accès à un rituel religieux n’est ni achetable ni vendable : "Ces genres de billets ne devraient pas être négociables, a déclaré une attachée de presse du diocèse de Washington. La célébration d’un sacrement ne saurait être payante."

Bel exemple de conflit entre les valeurs marchandes et un bien sacré. Voulez-vous d’autres exemples ? Que diriez-vous si l’on payait vos enfants pour qu’ils aient de bonnes notes, non pas sous la forme des récompenses que leurs parents leur promettent (qui sont déjà en soi moralement critiquables), mais sous la forme institutionnalisée d’une incitation pécuniaire prise en charge par l’école elle-même ? Si vous pouviez vous offrir l’attribution du prix Nobel de littérature, le feriez-vous ? S’il vous fallait débourser une cinquantaine d’euros par mois pour obtenir le numéro de téléphone portable personnel de votre médecin, consentiriez-vous à le faire ? Accepteriez-vous de louer votre front à un annonceur publicitaire qui vous paierait environ 700 euros pour y faire tatouer temporairement un slogan à la gloire de telle ou telle entreprise ?

Tous ces exemples, et bien d’autres encore, sont issus du formidable livre de Michael J. Sandel paru en 2012 aux Etats-Unis, immédiatement traduit dans une demi-douzaine de langues, qui a remporté un succès de librairie au moins aussi grand que le livre de Thomas Piketty, Capital au XXIe siècle   , et qui vient de paraître aux éditions du Seuil, dans la belle traduction de Christian Cler, préfacé par Jean-Pierre Dupuy. A la lecture, l’on comprend vite les raisons d’un tel succès, auquel il était difficile de s’attendre de la part de ce professeur à Harvard qui compte parmi les plus importants penseurs de la philosophie morale et de la philosophie politique de la seconde moitié du XXe siècle et qui a notamment signé un ouvrage difficile et exigeant portant sur Le libéralisme et les limites de la justice   livrant l’une des critiques les plus pénétrantes jamais avancées à ce jour de la monumentale Théorie de la justice de John Rawls   . Michael Sandel a en effet choisi de composer ce livre en multipliant les études de cas, dont chacune se présente comme un puzzle excitant l’imagination, de sorte que la réflexion philosophique se voit liée à la description de situations souvent cocasses et pourtant ordinaires sur lesquelles l’auteur nous invite à méditer.

L’ambition théorique de l’ouvrage est clairement indiquée dès l’introduction. Il s’agit de critiquer le postulat selon lequel le marché n’affecterait pas ni se souillerait les biens qu’il régule – autrement dit : que l’échange marchand ne touche pas à la nature même du bien échangé, en vertu d’une improbable neutralité axiologique du marché. Nous vivons à une époque où quasiment tout peut être acheté et vendu. Le marché et les valeurs marchandes – cela a été dit et redit maintes fois – ont envahi des sphères de la vie où ils n’ont pas leur place. L'argent n'est pas seulement un équivalent universel des marchandises, mais un medium régulateur des rapports sociaux qui infiltre toute la sphère sociale, en ses multiples systèmes fonctionnels, et propose une définition consumériste des sphères d'existence privées et des modes de vie personnels. "Par on ne sait quelle effrayante aventure, écrivait déjà Charles Péguy en 1914, par un monstrueux affolement de la mécanique, ce qui ne devait servir qu'à l'échange a complètement envahi la valeur à échanger. Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l'échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu'elle a été anéantie, puisque l'appareil de mesure et d'échange et d'évaluation a envahi toute la valeur qu'il devait servir à mesurer, échanger, évaluer"   . Marx l’avait fort bien compris : en désignant la monnaie comme l’"équivalence générale", il énonçait bien plus que le principe de l’échange marchand, pour renvoyer au principe d’une résorption générale de toutes les valeurs possibles dans cette valeur que définit l’équivalence, le caractère échangeable ou convertible de tous les produits et de toutes les forces de production.

Cette puissance d’englobement œcuménique du capital est plus ou moins explicitement théorisée en économie sous le chef de deux principes justifiant une pleine et entière confiance dans les mécanismes du marché. Le premier énonce que la commercialisation d’une activité ne la change pas et que les relations marchandes n’évincent jamais les normes non marchandes. Pour cette raison, rien n’autorise à ne pas étendre le marché à chaque aspect de la vie : si un bien auparavant non commercialisé devient négociable, aucun préjudice ne s’ensuit – ceux qui désirent l’acheter et le vendre peuvent le faire, ce qui accroît par là même leur utilité, tandis que ceux pour qui ce bien est inestimable sont libres de s’abstenir de se livrer à ce commerce. Le second énonce que le comportement éthique est une marchandise qu’il convient d’économiser, et que la prudence invite à ne pas trop compter sur l’altruisme, la générosité, la solidarité ou le devoir civique, car ces sentiments moraux sont des ressources rares qu’un usage trop intensif risque d’épuiser. Mieux vaut par exemple pour reconstituer un stock de sang tabler sur l’intérêt personnel des éventuels donneurs qui seront rémunérés pour cet acte que de s’en remettre à la générosité du public.

En soumettant ces principes à une critique serrée, Michael Sandel propose de débattre publiquement de ce que veut dire "maintenir le marché à sa place", en définissant ce que doivent être ses limites morales. La question est de savoir s’il y a des choses que l’argent ne devrait pas pouvoir acheter, et si oui, pour quelles raisons, lesquelles et en fonction de quels critères. La réponse nuancée qu’il apporte consiste à montrer patiemment, en s’appuyant sur une multitude cas concrets, de quelle manière la marchandisation d’un bien modifie sa signification originelle et à souligner l’importance morale des attitudes et des normes que l’argent risque d’éroder ou d’évincer, non pas du tout pour diaboliser le marché, mais pour nous faire découvrir en creux, la condition nécessaire (mais non suffisante) d’un échange marchand acceptable : à savoir, précisément, qu’il ne corrompe pas le bien sur lequel il porte. La thèse de Sandel ne va nullement à dire que la corruption consécutive à la marchandisation d’un bien est inéluctable, mais qu’elle peut se produire dans certains cas, qu’il est pour cette raison d’autant plus nécessaire d’examiner attentivement, les uns après les autres, pour savoir en vertu de quelle logique elle s’effectue. Il n’est pas vrai que la valeur d’un bien reste la même, qu’il soit fourni par le marché ou par n’importe quel autre canal. Mais il n’est pas vrai non plus que la transformation de certaines choses en marchandises (disons : les toasts de mariage, les cadeaux, etc.) les détruisent purement et simplement, même si ce procédé les diminuent bel et bien. Michael Sandel a réussi le tour de force d’écrire un ouvrage tout en finesse, travaillant avec subtilité à délimiter le domaine à l’intérieur duquel les échanges marchands sont bien fondés, d’une écriture qui demeure de bout en bout sobre et jubilatoire