Jean-Louis Revardel présente ici l'haptonomie, « science de l'affectivité », fondée sur le « toucher » ; un toucher proprement tactile mais aussi affectif/émotionnel, dont le thérapeute partage le vécu avec son patient. L'ouvrage recense ainsi les modalités thérapeutiques susceptibles de provoquer une « puissance d'agir » entravée sinon perdue chez le sujet, en allégeant la charge pathologique qui grève son existence.

Avant de s'interroger sur la dimension thérapeutique de l'haptonomie, il faut en préciser les contours. Selon son fondateur (F. Veldman), l'haptonomie est une science phénoméno-empirique, adossée à des faits humainement perceptibles. Quel serait donc le statut d'une « science de l'affectivité », d'une science sensible à la vulnérabilité humaine, attachée à « comprendre » plus qu'à expliquer, délestée des déterminismes du monde physique ? Est-il même possible de « dépasser » la causalité scientifique sans renoncer à la prétention d'y souscrire, au moins en tant que « science » de l'affectivité ? C'est la question qui vient irrésistiblement à l'esprit. Dominique Décant-Paoli   invoque des postulats pluridisciplinaires (médecine, psychologie, psychanalyse), prend appui par ailleurs sur la phénoménologie, pour rendre compte de la dimension « expérientielle » de l'haptonomie. Mais c'est la théorie du chaos de R. Thom, la physique quantique qui fournissent les fondements épistémologiques spécifiques de l'haptonomie, ce dont Jean-Louis Revardel entretient le lecteur dans un autre ouvrage, L'Univers affectif.

Dans Haptonomie et psychothérapie, il est question de la pratique haptonomique, de sa dimension thérapeutique, qui ne s'inscrit dans aucune codification particulière mais vise à rendre moins vulnérables, à « confirmer affectivement » des patients atteints par la maladie de Parkinson, ceux sortis d'un coma, « traumatisés » par des événements douloureux accidentels, voire purement psychiques. On comprend donc que l'haptonomie est essentiellement une pratique d'accompagnement. Dans cet ouvrage qui porte les traces de sa formation de biologiste, Jean-Louis Revardel indique l'existence d'une « hypothèse » théorique jusque là inexplorée. Il nous apprend que l'haptonomie, « science de l'affectivité », entretient des rapports étroits avec les neurosciences. Mais l'auteur ne prétend pas que les qualia – aspects subjectifs de la sensation, selon ses mots – sont nécessairement produits par le système neuronique et en émergent mécaniquement. Son propos est plutôt de démontrer que l'approche haptonomique ne peut ignorer les localités corporelles : les régions, structures, organes et réseaux anatomophysiologiques sont en effet investis émotionnellement. Les « sphères ontiques » déterminent les états émotionnels, à l'image de la synesthésie, par exemple, qui met en jeu les structures néocorticales et le système limbique. Là encore, mentionner l'origine embryonnaire de la synesthésie, invoquer une forme de « sélection neuronale », n'interdit pas de s'interroger sur les perceptions engendrées par le corps « propre ». C'est même ce qui intéresse au premier chef Jean-Louis Revardel.

Haptonomie et psychothérapie

L'haptonomie (« loi » du toucher) a pour vocation de lever les limitations rencontrées par un individu dans son existence, de le désencombrer d'obstacles multiples, qu'il s'agisse de phobies, de troubles névrotiques, de sentiments de déréliction, de traumas. Le contexte théorique, on l'a vu, se veut phénoménologique, inspiré par la compréhension plus que par l'objectivation, ce pour quoi Merleau-Ponty sera convoqué, un peu hâtivement, il est vrai. Quoi qu'il en soit, « comprendre » consiste à saisir le monde par les sens, via la sensibilité et la sensualité. Ce postulat soutient l'édifice haptonomique et détermine les modalités thérapeutiques d'une pratique qui, pour ce motif, n'est pas codifiée et ne veut pas l'être. Le thérapeute formé à l'haptonomie peut se laisser envahir par ses émotions et par ses affects, à condition, cependant, de pouvoir en « mesurer » la portée. Le contre-transfert se révèle déterminant et, dans le même temps, scruté dans son intensité. On sait que Ferenczi a conceptualisé et mis en œuvre un dispositif d' « analyse mutuelle » qui laissait place à ce partage affectif (et soulevait certains problèmes). D'après Jean-Louis Revardel, le dispositif thérapeutique s'inscrit dans un espace-paysage, qui enveloppe et pénètre, s'instituant ainsi comme paysage-milieu. Le phénoménologue Maldiney   insistait, dans ses textes, sur l'espace de la rencontre, fondateur de l'intersubjectivité. On remarque au passage que les thérapeutes se veulent « tendres » mais incitent le sujet à « se tenir droit », attitude étrangère à la psychanalyse freudienne et lacanienne, le renforcement du moi étant jugé contrarier l'autonomisation du sujet, sans qu'il s'agisse pour autant de le « dénarcissiser ». L'école anglaise de psychanalyse, néanmoins, met en pratique le « holding », le « handling » (Winnicott), et le Hongrois Ferenczi, rappelons-le, pouvait même pleurer devant ses patients. En haptonomie, le thérapeute est dépositaire des affects et émotions du sujet, et c'est un co-vécu qui s'exprime là. Demeure la question de savoir comment le sujet peut être fécondé par cette situation duelle spécifique.

Corps et âme

Parce qu'il est question de constance charnelle dans le rapport à l'autre, l'haptonomie se fonde sur la corporalité mais non sur le corps. Le corps est « animé » parce qu'il s'entrelace au psychique (y compris dans sa rationalité) et à la sphère affective – sorte de tiers surdéterminant – En ce sens, l'haptonomie fait effectivement écho à certains énoncés phénoménologiques (de Husserl à Merleau-Ponty), ceux-là mêmes qui décrivent le corps « propre » – la corporéité – composé d'une âme « récapitulant » ce que ressent le corps, sans constituer un pouvoir de subjectivation en tant que tel. L'originalité de l'haptonomie est à chercher dans sa finalité, déjà entrevue : effacer les limites qui séparent de l'autre et du monde, accroître la « puissance d'agir », au sens spinoziste. Les émotions, (qu'il est nécessaire de distinguer des affects parce que si ces derniers nous instruisent, voire nous font souffrir, les émotions peuvent nous désorganiser), soutiennent un geste qui fait fi des limites corporelles, ouvrent sur un champ intersubjectif sinon illimité, du moins non délimité. Dans ce contexte, l'intimité oriente vers l’ « extimité » (le terme est de Lacan, qui en fait un usage théorique opposé), l'intériorité achemine vers l'extériorité, et le cœur de l'être est appelé ainsi à s' « extendre ». Selon F. Veldman, le tonus de communication affective contribue à faire émerger le sentiment de confiance, d'affectivité confirmante, dont est demandeur l'individu en détresse. Mais l'haptonomie ne vise pas uniquement à pénétrer plus avant l'intimité de l'autre : elle s'en tient également à un contact de surface, dès lors que le patient refuse d'aller plus loin, ou pressent que c'est impossible pour lui. De ce point de vue, l'haptonomie s'adresse à la personne et non à son corps seul, et sa dimension est éminemment éthique.

Les modalités thérapeutiques

L'importance accordée au corps, à l'affectivité, aux sentiments, à ce qui relève du « sentir » en général, explique que l'haptonomie use de modalités elles-mêmes apparentées à leur objet. Le tissu affectif qui relie au monde et aux autres devient le symbole de l'« entre-deux » existentiel et c'est à ce niveau que tout se joue. Le thérapeute est confronté sans cesse à la question de la limite : il choisit envers et contre tout d'accueillir le patient, de le sécuriser, mais ne se complaît pas dans une proximité « confusionnelle ». Pour provoquer une « libération » affective chez le patient, il lui faut même maintenir une certaine distanciation. Patient et thérapeute n'occupent pas la même place.

Le travail sur le corps, sur l'affectivité brisée, demeure la pierre de touche de l'haptonomie : il s'agit en effet de « toucher » soit le corps, soit l' « âme » – disons le thymos, au sens grec, le siège mystérieux des affects – soit les deux réunis. Le chapitre consacré aux « Meurtrissures du corps et de l'âme »   souligne la nécessité de réintroduire la vie (ici libido vitalis et non pas sexualis) dans un corps traversé par des douleurs physiques, dans une « âme » altérée par des souffrances psychoaffectives, les deux étant le plus souvent liés. Si trauma il y a, c'est parce qu'il existe un facteur déclenchant, mais aussi un lieu d'engrangement de l'événement subi, sans qu'il soit possible de repérer la localisation exacte de sa « mémorisation ». A l'instar de Freud, Jean-Louis Revardel rappelle que les blessures somato-psychiques sont toujours présentes, toujours opérantes mais en haptonomie, le rapport au passé n'est pas déterminant. Grâce au toucher tactilo-affectif, les chagrins tissulaires, selon l'expression de Catherine Dolto, sont « dépassés ».

De surcroît, la « narrativité » qui s'exprime là est expressive : l'espace relationnel est infra-langagier, de l'ordre de la « vibration ». Empathie et « philia » soutiennent l'attitude du thérapeute, dont la destination est de toucher « en réciprocité ». C'est surtout sa présence qui est requise, cet « être en avant » fondé sur l' « happerception », c'est-à-dire une façon non consciente de sentir, susceptible de toucher au-delà de soi. « Vivre au contact » de l'autre suppose à nouveau proximité et distance et L'Être-ensemble mobilise donc la compassion, en droit universalisable (mais qui signifie malgré tout « souffrir-avec », « pâtir-avec »).

L'haptonomie pourrait même renvoyer au stoïcisme philosophique, voire à Descartes (ce dont l'auteur ne parle pas) lorsqu'elle prescrit de vider les représentations de leur pouvoir pathogène, de prêter main forte au kairos (moment opportun). Mais là s'arrête bien entendu l'analogie, parce que si l'haptonomie veut clarifier la connaissance sensible, atteindre la pleine conscience de l'expérience (pour le patient), elle se fonde sur l'évidence des données affectives et non pas sur la raison, excepté chez le thérapeute, légitimé à vivre ses émotions mais réputé pouvoir s'en déprendre. D'ailleurs, dans le registre esthétique, de l'ordre de la sensation et du beau tout ensemble, l'haptonomie fait aussi l'hypothèse que la « guérison » procède du recouvrement d'un matériau originaire précoce, archaïque : des germes de vie, inhibés dans leur développement, des grains de jouissance à restaurer. Cette volonté de « retrouvailles » est bien entendu pensée autrement par la psychanalyse, bien que la fin d'une analyse puisse coïncider avec une forme de joie spinoziste   , sinon avec une réconciliation avec soi en tant que telle, rapportée, par Lacan par exemple, à l'imaginaire (le sujet, en fin d'analyse, est encore coupé de sa subjectivité, mais de façon non pathologique).

Dans tous les cas, l'haptonomie partage quelques invariants avec la plupart des psychothérapies existantes, mais s'en distingue dans l'attention qu'elle accorde au goût pour la vie, expressément convoité, à la délectation esthétique (l'ouvrage comporte des dessins et « tableaux » de patients très évocateurs), à la « philia » guidante, élan « modéré » vers le patient. Concrètement, le thérapeute pratique des levées d'engrammes négatifs, pour abaisser les défenses des patients et provoquer le déploiement de leur personnalité. L'auteur distingue à ce propos sentiment de complétude (une sorte de sentiment de soi dont le sujet peut être privé sans le savoir) et sentiment d'entièreté de l'être, constamment réactivé dans l'individu, hic et nunc, sur tous les modes (bien-être mais aussi maladie etc.).

On l'aura compris, les métaphores spatiales sont essentielles en haptonomie. Se libérer de soi c'est pouvoir s' « espacer », ce qui veut dire habiter un espace familier, qui nous permet précisément de partir sans angoisse à la dérive. Tous les passages relatifs aux phobies sont, de ce point de vue, très intéressants, bien que Jean-Louis Revardel délaisse délibérément toute « anamnèse » du patient ou genèse de la phobie, toute analyse en termes de projection etc., comme chez Freud. Il présente l'haptonomie comme ce qui agit de façon « non thématisée » sur le vécu du patient, par le truchement du corps, de l'affectivité, en priorité, mais aussi du langage.

En conclusion

La position haptonomique est certes originale. La lecture du livre de Jean-Louis Revardel évoque une poétique de l'espace – pour reprendre le titre d'un ouvrage de Bachelard – qui satisfait l'imagination. Il est vrai que la (re) « viviscence » obtenue auprès des patients en souffrance est souvent impressionnante mais elle laisse subsister quelques zones d'ombre. Que penser d'une pratique qui fait de la tendresse le détour obligé pour prendre soin d'un patient ? Transfert et contre-transfert sont confrontés au non-délimité, sinon à l'illimité, selon la description de Jean-Louis Revardel lui-même. On suppose donc que c'est au prix d'une identification au thérapeute que la « guérison » s'accomplit, dans le hic et nunc. L'extension psychique et corporelle recherchée pourrait caractériser tous les types de psychothérapies (excepté les thérapies cognitivo-comportementalistes, arrimées à des « résultats » tangibles et quantifiables, quasiment) et la psychanalyse elle-même.

Doit-on souscrire sans réserve à l'idée de « présence » affective : que devient le patient une fois le thérapeute disparu ? La sphère de l'affectivité et de la chair comportent peut-être moins d' « évidence » que l'haptonomie ne le suggère. Il peut venir à l'esprit que l'haptonomie ne convient qu'à certains sujets, un peu comme la psychanalyse présuppose une « efficacité symbolique » que d'aucuns ignorent superbement. A chacun sa psychothérapie ? Sans doute, à condition, néanmoins, de souligner combien Freud et Lacan distinguaient soigneusement la psychanalyse de toute tentative de « restauration » d'un état archaïque, et même de toute forme de psychothérapie, pour Lacan en particulier. Dis-moi quel fut ton psy. et je te dirai qui tu es, à cela près qu'une psychanalyse « classique » fait découvrir – selon des modalités langagières – la jouissance, l'inconscient réel, dirait Lacan. L'inédit que l'haptonomie peut (r)éveiller n'est pas sans lien avec la « tuché » aristotélicienne (revue par Lacan), cette rencontre – pleine de surprise – avec un réel insoupçonné. Mais cette « irruption » procède de contextes cliniques et d'analyses théoriques opposés.

A vouloir embrasser une anthropologie doublée d'une éthique dont l'idéal n'est pas contestable, l'haptonomie souffre peut-être d'une trop grande généralité, même si ses effets sont perceptibles. Qui pourrait s'opposer à l'idéal qu'elle présuppose : tendre à « confirmer affectivement » un individu afin que se déploient en lui autonomie, conscience de soi, authenticité, raison, responsabilité pour soi et pour l'autre, dignité ? Mais découvrir l'être-bon-en-soi, comme le préconise Dominique Décant-Paoli, serait considéré, par la psychanalyse lacanienne, par exemple, comme l'expression d'une position imaginaire.

Dominique Décant-Paoli estime que l'haptonomie ne constitue en rien une approche avec le « corps » ni avec « le toucher », qu'elle ne travaille pas, selon une opinion répandue mais fausse, avec les émotions. Cette délimitation est instructive – bien qu'elle ne redouble pas les propos de Jean-Louis Revardel – et suggère qu'une pratique qui met la raison à distance pour rendre la peau (et l'affectivité…) plus douce, ne peut manifestement se passer de théorie. Le paradoxe, c'est que l'haptonomie conjugue neurosciences, « pensée de la complexité » et délicatesse relationnelle. Ce saut conceptuel théorique et hors du concept, dans la pratique ? – rend-il vraiment raison du rapport théorie/pratique dont l'haptonomie est aussi redevable ? C'est la question qui demeure après lecture de l'ouvrage, dont les effets ne sont cependant pas « invisibles »