Deux ouvrages complémentaires portant sur l'oeuvre de François Truffaut viennent de paraître : le catalogue de l'exposition Truffaut que propose la Cinémathèque française et une réédition d'un ouvrage sur sa méthode de travail aux Editions des Cahiers du Cinéma.

Trente ans après la disparition de François Truffaut, la Cinémathèque française propose une grande exposition, doublée d’une rétrospective des œuvres de ce cinéaste phare de la Nouvelle vague. A cette occasion, paraissent deux très bons ouvrages. D’abord, le catalogue de l’exposition, recueil de contributions et de documents coordonné par Serge Toubiana, rend compte avec beaucoup d’attention de l’œuvre du cinéaste en reprenant la mise en valeur inédite des très nombreuses notes de travail opérée par l’exposition. La seconde parution, la réédition de l'ouvrage Truffaut au travail (Editions des Cahiers du Cinéma), relate avec une précision d’orfèvre le travail de création du cinéaste, film après film, depuis son premier court-métrage, Une visite, à Vivement dimanche, son dernier film (1983).

Le texte éclairant signé de Serge Toubiana au début du premier ouvrage rappelle que l’amour de l’écriture constitue sans doute le trait le plus distinctif du réalisateur. Cinéaste du romanesque, Truffaut a beaucoup écrit, annoté, archivé et collectionné, conservant avec la plus grande attention aussi bien des textes de référence que des articles mineurs. Fidèle de la Cinémathèque, il confie dès les années 60 ses documents préparatoires pour les Quatre cent Coups à l’institution d’Henri Langlois, abondant en « dossiers bleus » un fonds qui n’a depuis cessé de prendre de l’importance. Son cinéma, moins structuré autour de constantes visuelles (contrairement à d’autres cinéastes comme Jacques Demy), est essentiellement nourri de phrases et de réflexions d’auteurs dont il s’inspire. Truffaut, cinéaste écrivain, défenseur de la littérature (Fahrenheit 451 en est l’illustration la plus parfaite), tourne ainsi Jules et Jim (1962) suite à sa rencontre heureuse avec le roman de Henri-Pierre Roché, dont il aime et cherche à adapter la « morale esthétique » à force de lectures et d’annotations. L’objet restant de ce processus de lecture-écriture est d’ailleurs un livre annoté, raturé et éventré, travaillé au corps, selon Toubiana, pour en faire « accoucher le film ». L’homme qui aimait les femmes, co-écrit avec Michel Fermaud, est autant l’histoire d’un coureur que d’un écrivain – Bertrand Morane – qui décide d’écrire l’odyssée de son rapport aux femmes. Matière romanesque pétrie de textes recomposés (les trois nouvelles de Henry James, L’autel des morts, Les amis des amis et La bête dans la jungle pour composer le film La Chambre verte), le cinéma de Truffaut s’éloigne des écarts pris par un Jean-Luc Godard avec une littérature qu’il aime tout autant mais qu’il traite de manière opposée. Les deux cinéastes, liés par le film A bout de souffle dont Truffaut a écrit une première version du scénario en 1959, dériveront ensuite sur des lignes cinématographiques divergentes. 

Dans un autre texte de ce recueil, Bernard Benoliel s’attache à relire l’œuvre de Truffaut au prisme du motif des flammes (physique et amoureuse) et de la texture de la peau (et de la page) qui émaillent l’œuvre (de La peau douce à Fahrenheit 451). Karine Mauduit, quant à elle, étudie le goût de Truffaut pour l’archive, ses manies de collectionneur, son amour des images et sa passion pour les critiques de films qui tendent à reconstituer la personnalité des acteurs et des metteurs en scène au travail ; cette passion culmine en 1962 lorsqu’il entame son livre d’entretien avec Hitchcock. Truffaut, dans son ambition de reconstituer une pensée intime au travail, a lui-même laissé derrière lui quantité de traces du travail de sa propre pensée. 

Le catalogue se déploie ensuite selon les différentes étapes choisies par l’exposition : d’abord, en présentant la vie de François Truffaut, sa jeunesse, sa légendaire cinéphilie et sa fréquentation assidue de la Cinémathèque ; puis son travail de critique aux Cahiers du Cinéma où il entre en 1953 encouragé par André Bazin, puis au magazine Arts ; enfin, la place particulière qu’il tient au sein de la Nouvelle vague, réalisant Les 400 coups en 1959 à seulement 28 ans. Avec Jean-Pierre Léaud, Ana Karina, Bernadette Lafont, Jean-Claude Brialy et Jean-Paul Belmondo, une nouvelle génération d’acteurs incarne cette année-là le nouveau cinéma des « Jeunes Turcs » que sont Truffaut (28 ans), Godard (29 ans), Chabrol (29 ans) et Rivette (30 ans). Un chapitre de l’ouvrage est intelligemment dédié au personnage d’Antoine Doinel, sorte de double de Truffaut incarné par Jean-Pierre Léaud, dont la présence grandit de film en film et caractérise ce cinéma introspectif, littéraire, sensible et torturé, œuvre d’un « extrémiste des sentiments ».

Les archives permettent aussi à Toubiana de décrypter en détail la méthode de travail de Truffaut : écriture, tournage, montage, mise en musique, et même communication auprès des journalistes, sont savamment pensés. On comprend par exemple que le tournage constitue pour Truffaut un moment de vie privilégié, créatif tout en étant harmonieux et organisé - au contraire de Godard qui aimait, dit-on, les atmosphères conflictuelles. Il est vrai que Truffaut aime tant le tournage qu’il en fait le sujet de La Nuit américaine en 1973.

L’acte de création de Truffaut est également dévoilé par une grande rigueur d’analyse et force détails dans le très réussi Truffaut au travail de Carole Le Berre. Très bien illustré (photos de tournage, extraits de films, scripts annotés), cet ouvrage se pose en référence de tout admirateur de l’œuvre du cinéaste qui souhaiterait, comme celui-ci le faisait vis-à-vis de ses illustres contemporains, observer un esprit créatif en marche. 

On comprend ainsi combien l’organisation d’un cadre et d’un environnement protégé a pu être importante pour le travail de création du cinéaste. Sa société de production d’abord, les Films du Carrosse, lui permet de produire l’ensemble de ses films et de collecter le soutien essentiel des vendeurs internationaux pour des films aux budgets moyens qui n’étaient pas entièrement rentabilisés en France : « Je considère que je dois ma liberté de création à la fidélité du public américain, japonais, ou scandinave », a ainsi reconnu Truffaut. C’est aussi un lieu d’attache, un bureau où il pouvait se retrancher, collecter et conserver ses archives, recevoir ses amis et collaborateurs. 

Sa collaboration régulière, ensuite, avec des coscénaristes comme Marcel Berbert ou Suzanne Schiffman (d’abord scripte, puis assistante de production, coscénariste, et scénariste du Dernier Métro), et sa correspondance amicale avec Helen Scott, chargée des relations avec la presse au French Film Office à New York, constituent les piliers humains de son travail de création.

Cet écosystème (que Carole Le Berre qualifie de « système Truffaut ») permet au cinéaste de mener rapidement plusieurs projets de front, en particulier après la production de Fahrenheit dont les ralentissements menacent de couler les Films du Carrosse. La stratégie est alors de développer plusieurs films en même temps afin de pouvoir changer de fusil d’épaule en cas de retard de production sur l’un d’eux. Dans cette logique, Truffaut essaye d’être rapide, restant à l’affut de la moindre idée ou nouvelle parution pouvant nourrir un nouveau projet de film. Au quotidien, il délègue à ses coscénaristes la tâche de préparer une première version de scénario autour d’une idée qu’il émet, puis travaille par « réaction », « s’insurge » contre ces textes pour faire émerger « sa » vision. Il les enjoint aussi à rassembler plusieurs idées dans une même scène, au lieu de construire une scène pour une idée. 

Au-delà de l’image de cinéaste assez sage et classique qu’on lui renvoie parfois, Truffaut doit être compris comme un dissimulateur, qui cherche à rassembler le plus grand nombre autour de films légers mais qui espère que ses films soient vus, sous leur apparente simplicité, comme « avec 40° de fièvre ». La radicalité des sujets qu’il aborde et le traitement rusé qu’il en fait frappent le spectateur, comme dans cette scène fondatrice des 400 Coups où la semi-nudité assumée de la mère d’Antoine Doinel devant son fils marque cinématographiquement l’inattention volontaire qu’elle lui porte et inscrit dans la durée les racines du besoin de reconnaissance qui caractérise son personnage.

D'une grande complémentarité, ces deux nouvelles parutions éclairent d'une lumière nouvelle l'oeuvre d'un cinéaste romantique, qui, à l'image de son personnage Antoine Doinel, cherche à conjuguer une grande sensibilité à une reconnaissance de ses pairs et du plus grand nombre.