Jacques Delors reste une référence en matière d'engagement européen, mobilisée par à peu près tous les candidats à un poste dans les enceintes européennes ou les quelques ministres qui, au niveau national, expriment un attachement européen et lui demandent encore parfois conseil... 

Stéphanie Baz-Hatem et Nadège Chambon ont choisi de lui consacrer un ouvrage à un moment où les interrogations sur le devenir du projet européen sont fortes. Les auteurs font néanmoins le choix de prendre de la distance à l'égard de l'actualité. Le propos est principalement axé sur la personnalité de Jacques Delors, les influences intellectuelles marquantes, les convictions, sa manière de faire et penser la politique. 

Si l'on peut regretter à la lecture que les auteurs s'appuient essentiellement sur des propos tenus dans la presse, dans des livres ou à l'occasion d'intervention publique, le résultat reste intéressant car il existe peu d'ouvrage sur la formation de Jacques Delors comme militant et politique. Les auteures, membres du think tank "Notre Europe", créé par Jacques Delors à Paris pour "contribuer au débat d'idées sur les grandes questions liées à l'avenir de la construction européenne", sont proches de leur sujet.

"Ce livre a été inspiré par notre souhait de partager ses clés de compréhension du monde contemporain, fidèles à des références intellectuelles, spirituelles et politiques qui transcendent le plus souvent les clivages partisans. Et puisque les apparitions de Jacques Delors se font rares, il est nécessaire de donner les échos récents d'une voix qui a tant plu aux jeunes et aux moins jeunes, aux Français, aux Européens, voire au reste du monde, de proposer une synthèse de ses réflexions sur des sujets qui concernent les anciennes et nouvelles générations". 

S. Baz et N. Chambon reviennent donc sur les convictions que Jacques Delors, catholique de gauche mais défenseur de la laïcité, fortement influencé par le personnalisme incarné par Emmanuel Mounier et Jean Lacroix mais aussi héritier de Marc Sangnier, a défendues tout au long de sa carrière politique : l'importance qu'il attache à la formation et l'éducation, le souci de donner une chance à tous, le rôle des syndicats, l'intérêt pour le monde associatif...  

Après une licence d'économie à la Sorbonne, Jacques Delors débute sa vie professionnelle à la Banque de France comme employé et gravit rapidement les échelons en suivant des cours du soir. Il devient haut fonctionnaire et s'engagera plus tardivement en politique.

Il est conseiller du Premier ministre gaulliste Chaban-Delmas en 1969,  élu au Parlement européen et président de la Commission économique et financière en 1979, ministre de l'Économie, des Finances et du Budget de François Mitterrand entre 1981 et 1984. Il est maire de Clichy en 1983-1984. C'est enfin en 1984 qu'il est nommé à la tête de la Commission européenne. Il restera dix années à Bruxelles. On se souvient aussi qu'il abandonne l'idée de se porter candidat à la présidence de la République en 1994 estimant ne pas avoir la majorité nécessaire pour mener sa politique...

Les auteurs expliquent qu'étant proche d'une vision scandinave ou rhénane du dialogue social, Jacques Delors dénote "dans un pays caractérisé par un monopole d'État sur les relations sociales et le conflit social". Il aspirait à une vraie démocratie sociale en France, un système politique basé sur un double compromis entre l'État et le marché d'une part et entre le patronat et les syndicats d'autre part. "En reconnaissant une place à l'économie dans sa façon de penser la société, il se situe à contrecourant de son camp mais également de l'héritage gaulliste. (...) En France, de cette victoire de l'économie sur l'idéologie date la véritable haine que lui voue Jean-Pierre Chevènement, ainsi que toute la gauche de la gauche. Le social-delorisme est ainsi devenu l'épouvantail des partisans de la rupture avec le capitalisme et des adversaires de l'intégration européenne".

"J'étais simplement un élément non assimilable du jeu politique français et un élément plus assimilable du jeu politique européen", 

Et c'est en effet surtout en tant que président de la Commission européenne qu'il aura le plus marqué les esprits. 

La présidence de Delors à Bruxelles est marquée par la relance de l'intégration par l'économie "le marché unique" qu'il ne souhaitait pas mais qu'il a finalement accepté par pragmatisme pour faire avancer l'intégration : "j'ai proposé aux dix chefs d'État une relance soit par la monnaie, soit par la défense, soit par une réforme institutionnelle qui aurait jeté les bases d'une fédération des États-nations (...). Je n'ai pas rencontré l'unanimité sur ces trois propositions".

Pour Delors, la relance du marché unique doit permettre d'offrir des débouchés et plus d'emplois et, in fine, "de résister à la mondialisation". On connaît son adage : "La compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit". 

En parallèle, avocat de l'Europe sociale ("Si pour faire l'Europe, il faut tuer le modèle social alors je dis non"), il travaille à renforcer l'implication des syndicats dans la prise de décision en lançant notamment les entretiens de Val-Duchesse. Le protocole sur la politique sociale, intégré dans le Traité de Maastricht, permettra d'ailleurs qu'un accord entre les syndicats puisse donner naissance à une directive communautaire. 

Jacques Delors est également à l'origine de la politique de cohésion économique et sociale européenne qui veille à réduire les écarts de développement entre les régions. La Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux est également un acquis de sa présidence. Il fait naître Erasmus en 1987 (c'est-à-dire la possibilité pour les étudiants d'étudier en Europe).

Enfin, Jacques Delors a inspiré l'Union économique et monétaire même si, dès le lancement de l'UEM, il n'endosse pas les choix qui ont été faits par les États membres. Jacques Delors souligne à juste titre les défauts de l'UEM: une union monétaire sans politique économique commune. "Le saut vers une monnaie européenne est plus radical que celui d'avoir choisi le marché unique ou bien d'autres choses. C'est un saut radical avec ses exigences particulières et peut-être que, depuis 15 ans, nous ne l'avons pas assez compris". 

Jacques Delors a toujours milité pour le renforcement de la coordination des politiques économiques nationales, la création d'un fonds européen de régulation conjoncturelle, l'harmonisation minimale de la fiscalité et a averti des problèmes structurels que posait l'Union monétaire. Pour lui, "le plus grave échec de la coopération entre États" est sans nul doute en matière de politique économique. 

Jacques Delors exprimera à de multiples reprises sa déception face au manque de volonté politique des États membres et au défaut de solidarité. Il critiquera aussi "la domination du néolibéralisme". Pour lui, la réduction des marges de manœuvre de l'État-nation n'est pas une bonne chose, car il revient à l'État d'investir notamment en matière de recherche, d'investissement. Ce rôle pourrait aujourd'hui être joué par l'Union européenne. Si Jacques Delors est bien trop réservé pour commenter la situation économique en Europe et en particulier en France, son point de vue est assez clair: la rigueur est incontournable mais il faut des actions en faveur de la croissance qui pourraient venir de l'UE. Delors se prononce en faveur d'une politique de croissance européenne permettant des politiques structurelles et d'investissement (recherche et développement, nouvelles technologies) plus efficaces si elles sont menées à l'échelle de l'UE. Mais pour cela, il faut donner à l'Europe le moyen d'agir et en premier lieu un budget adapté.

"Face à une mondialisation qui monte, à un chômage qui s'accroît, je tourne le dos aux sceptiques sourds et aux enthousiastes naïfs, je prends le parti des architectes". Les États membres devraient adopter des solutions de coopération, de mutualisation et d'intégration pour endiguer durablement la crise. Jacques Delors est d'ailleurs favorable aux euro-obligations sur la base du "partage des responsabilités". 

L'ancien président de la Commission européenne ne peut néanmoins que constater la montée du repli sur soi au niveau européen. Il n'hésite pas à s'attaquer aux préjugés consistant à nier l'existence d'une démocratie européenne: "le vice démocratique dont souffre aujourd'hui l'Europe réside avant tout dans le défaut d'implication des peuples et de leurs représentants.  S'il reconnaît qu'il faut améliorer la transparence et la visibilité de l'Union européenne, Jacques Delors déplore le manque d'engagement politique des dirigeants nationaux pour expliquer à leur population le sens des décisions prises et, par-là, les difficultés à faire exister un débat sur le projet européen dans chaque pays. Pour lui, c'est une nécessité car la nation reste "l'agora naturel".

Jacques Delors a toujours été un homme de conviction, de valeurs attaché  "à une certaine ligne de conduite". Il n'est pas rare d'entendre qu'il faudrait aujourd'hui un nouveau Delors. 

Attardons-nous sur sa définition de la politique : 

"La politique doit, en priorité, produire de la solidarité par le refus de l'injustice et de l'éclatement de nos sociétés. Investir dans la solidarité, tel est le sens profond pour tourner, là encore, le dos à l'hyperindividualisme. (...) Le  but essentiel de la politique est de donner à chacun la capacité de réussir sa vie, de comprendre la société, de progresser et d'entretenir sa connaissance. Plus vous êtes capables, plus on vous donne les moyens, plus vous êtes responsables, c'est ça le but de la politique"