Une approche de l’œuvre romanesque de Chandler méthodique, passionnante et exigeante.

Avec cet écrit, Fredric Jameson (né en 1934) nous rappelle qu’avant d’être un théoricien marxiste américain majeur du postmodernisme   , il est un inexorable critique littéraire particulièrement connaisseur du roman noir américain. Son rapport à l’œuvre de Raymond Chandler n’est pas nouveau   et cette étude est en partie reprise de son essai paru en 1993 dans l’ouvrage collectif Shades of Noir   . Il y étudiait déjà les particularités de construction de l’intrigue chez Chandler (non linéaire et parfois insensée, mêlant une écriture moderne à un romantisme sous-jacent) ainsi que l’influence du média radiophonique dominant alors, tout en adoptant une perspective heideggérienne sur le monde du polar. En utilisant les concepts de Monde et de Terre propre au philosophe allemand   , dans le but de saisir les spécificités de l’œuvre romanesque de Chandler, Jameson nous offre une lecture de son sous-texte historique, social et idéologique.

Ce court livre est une étude synoptique des textes de Chandler, principalement des romans dont le détective Philip Marlowe est le protagoniste principal   . Et c’est peut-être ici la grande force et la seule limite de cet essai. En faisant une étude globale de l’œuvre romanesque de Chandler, Jameson tisse des liens de livres en livres qui exposent pleinement les qualités propres à l’auteur de roman policier américain. Il éclaire sous un autre jour son maniement de la langue anglaise et sa peinture de la société américaine avec lesquelles il entretient un rapport singulier, probablement du fait de son éducation anglaise   . Par le refus de la métaphore, l’utilisation parcimonieuse de l’argot et des noms de marques, la concision propre aux descriptions de Chandler, Jameson nous fait pleinement saisir le rapport de l’homme de lettres à son objet et les liens qu’il entretient avec le roman à énigme britannique. Autant de caractéristiques qui feront de Raymond Chandler un des pères du roman hard-boiled à l’américaine.

Mais cette force de l’étude de Fredric Jameson est aussi une frontière car elle constitue un texte dense, qui navigue entre une grande limpidité et une réflexion exigeante pour le lecteur, croissante au fur et à mesure de l’analyse. D’autres critiques ont déjà souligné la difficulté des écrits de Jameson   . Ce n’est pas tant ici le phrasé de l’auteur que la somme des concepts à appréhender qui peut rebuter le lecteur, l’ouvrage étant captivant et agréable à parcourir.

Il est divisée en deux parties d’égale mesure qui tour à tour abordent la forme que prennent les écrits de Raymond Chandler – c’est la première partie intitulée la distraction comme perception – puis la métaphysique qu’ils recouvrent. Cette seconde partie est nommée Monde et Terre à Los Angeles en référence à l’esthétique développée à la suite des concepts de Martin Heidegger.

Les quatre premiers chapitres exposent la capacité du romancier à construire une intrigue dont l’enquêteur n’est que le déclencheur. L’enquête de Marlowe contraint à explorer le monde extérieur, passant d’un milieu social à un autre, conférant une nature épisodique aux rencontres avec les personnages secondaires. Eux-mêmes sont des visages de l’Amérique que dépeint Chandler et le détective en devient son radiographe. Le meurtre et la révélation de son auteur y sont cruciaux, mais à la différence de la littérature d’enquête classique où l’homicide est l’objet final à élucider, soutenant l’ensemble de la narration, chez Chandler l’intrigue est sans cesse contaminée par les violences que son héros rencontre au cours de la fiction. Ainsi, la révélation finale est atténuée car corrompue d’avance par le récit de la recherche. Mise en rapport aux autres violences du récit, qu’elles soient d’ordre privé ou public (bastonnade que subit Marlowe, tromperie, abus policiers), le meurtre est ainsi démystifié. De la sorte, le récit est duel dans sa forme (on suit une enquête mais celle-ci n’est pas essentielle à la résolution du meurtre bien qu’elle le soit pour le roman) et repose sur une dialectique entre la structure du récit noir classique     que Chandler reprend et répète, tout en la faisant évoluer à travers une perception du Monde alentour qui lui est propre.

Les cinq derniers chapitres abordent cette perception particulière du Monde. Jameson fait de Raymond Chandler « le poète épique de Los Angeles »   , qui offre une peinture dialectique de cet espace particulier, « urbain et naturel, simultanément et à tout moment »   . Jameson analyse tour à tour l’autonomisation des segments d’enquêtes, la double temporalité du récit (qui ajoute une narration assimilable à une voix-off empruntée au média radiophonique), le jeu des regards (comme trajet et découverte) et finalement les lieux et les personnages qui les habitent. Il dresse de la sorte le catalogue des procédés par lesquels « les romans de Chandler assurent la représentation d’une ‘totalité’ sociale en projetant sur elle la clôture d’un espace naturel ou géographique »   . Cette logique épisodique de la représentation de l’espace sociale, en relation et en opposition avec l’espace naturel où la météo et son cycle confèrent une temporalité aux romans, ne sert pas qu’à simplement annoncer les événements et à les caractériser symboliquement. Elle permet de fournir une clôture esthétique à l’œuvre, un mécanisme d’unification pour ces romans.

Au-delà de l’analyse rigoureuse et magistrale des romans de Raymond Chandler, Fredric Jameson nous offre un aperçu de sa méthode de recherche, n’hésitant à aucun moment à indiquer les limites de l’approche sémiotique qu’il utilise, pour forger ses propres outils, conférant aux écrits de Chandler la force d’un art, sans jamais être dans un processus de légitimation du polar