Regards sur les nombreuses critiques et les quelques éloges de la liberté et de l’égalité, depuis leur invention antique jusque dans l’après 11-septembre.

Pourquoi, au XXIe siècle, s’intéresser encore à la Grèce du Ve siècle av. J.-C.?  L’historienne Claude Mossé, dans un nouvel ouvrage paru en 2013, Regards sur la démocratie athénienne, apporte  des éléments de réponse en adoptant une perspective originale : l’étude de la réception du concept politique le plus grec qui soit – la démocratie – à travers les âges, de son invention à aujourd’hui.

On ne trouvera pas ici d’histoire des institutions démocratiques en Grèce ancienne, même si quelques repères historiques et théoriques sont donnés dans le premier chapitre, notamment sur les figures fondatrices de la démocratie : Solon, Clisthène, Éphialte ou encore Périclès. L’intérêt se porte sur les concepts de liberté (eleutheria   ) et d’égalité (isonomia   ) liés intrinsèquement à la démocratie depuis ses origines. C’est  la fortune de l’idée de démocratie en tant qu’elle est associée à la liberté et à l’égalité que l’auteur nous propose d’explorer à différentes époques : le rejet et les critiques dont elle a parfois fait l’objet, mais aussi ses succès et sa réutilisation politique.

Une démocratie critiquée par ses théoriciens

En effet on oublie souvent que le régime démocratique a été contesté dès sa création tant dans son mode de fonctionnement (les poètes comiques et tragiques dénoncent à l’envi les dangers de la démagogie) que dans son principe même : Platon dans la République comme Aristote dans la Politique s’inquiètent de voir la masse populaire, inculte, influençable et indisciplinée devenir maîtresse de la cité   . Dès la fin de l’Age d’or athénien, à l’époque des monarchies hellénistiques, la démocratie est peu à peu « oubliée   », même si ses institutions fonctionnent toujours à Athènes. A Rome, Cicéron relaie la pensée platonicienne en dénonçant les dangers de « l’ochlocratie » : le pouvoir tombé aux mains de la foule   et ne souhaite en aucun cas voir la République romaine, dont la disparition est proche, se tourner vers le modèle grec. Mais Claude Mossé estime que c’est finalement Plutarque qui, dans ses Vies des hommes illustres, a contribué de la manière la plus décisive à forger l’image de la démocratie athénienne qui s’est transmise au cours des siècles   : il encense Solon, le fondateur d’un régime démocratique modéré, mais critique Périclès qui, en faisant verser des indemnités aux citoyens exerçant une charge politique, a ouvert la voie à la corruption du régime qui trouve sa plus grave manifestation dans la condamnation à mort de Phocion, dirigeant vertueux et modéré dont Plutarque avait fait son héros et comme un double de Socrate   .

Un modèle athénien délaissé au profit du modèle romain

Comment la démocratie va-t-elle pouvoir dépasser l’image négative que le monde romain a donné d’elle, compte tenu de l’influence de la culture latine sur le monde occidental ? C’est la question à laquelle les cinq chapitres restants s’emploient à apporter une réponse en proposant d’explorer plusieurs « temps forts » de l’histoire de la pensée au cours desquels ont ressurgi les références à la démocratie grecque.

Le parcours commence avec un chapitre consacré à la Renaissance et aux Lumières en Italie, en France et en Angleterre. Les penseurs italiens contemporains de l’expériences des Républiques autonomes de Venise et de Florence reprennent à leur compte le point de vue romain : seule l’Athènes de Solon, plus proche de l’oligarchie et de la République romaine que l’Italie prend alors pour modèle, mérite l’admiration   . En France, à l’ère des guerres de religions, on lit Plutarque traduit par Amyot   dont Jean Bodin s’inspire largement dans sa Méthode pour la compréhension facile de l’histoire, publié en 1566. Dès lors les penseurs du temps, Montaigne en tête, reprennent l’idée que les Athéniens qui « s’embesognaient après les paroles   » se sont montrés ingrats envers les dirigeants qu’ils ont condamnés.

Le siècle des Lumières, marqué par la remise en question de la monarchie absolue, s’accompagne d’un regain d’intérêt pour la Grèce antique qui séduit les intellectuels par son rayonnement économique et culturel   . Montesquieu en particulier, dans L'Esprit des lois (1748), s’intéresse beaucoup au principe de la nomination des magistrats par le peuple, au vote à main levée, et à l’institution de l’Aréopage, ce qui ne l’empêche pas de critiquer l’impérialisme athénien. Cependant Claude Mossé insiste sur le fait que la science de Montesquieu sur l’Athènes du Ve siècle n’était que très imparfaite, en partie parce qu’il ne s’est pas référé aux sources grecques   . Elle lui oppose deux auteurs plus confidentiels : l’abbé Barthélemy et Cornélius de Pauw qui les premiers ont écrit des ouvrages presque entièrement consacrés à Athènes. Le roman de Barthélemy, Le voyage du jeune Anacharsis en Grèce (1788) bénéficie de l’érudition et de la connaissance du grec de son auteur qui emploie un lexique exact et précis pour décrire la « sage démocratie   » de Solon et condamner les aménagements populaires de Périclès.

Athènes ressuscitée

Mais c’est un hollandais séjournant à la cour de Frédéric II de Prusse, Cornelius De Pauw qui le premier dans ses Recherches philosophiques sur les Grecs paru en 1788, délivre un point de vue positif sur le fonctionnement de la démocratie athénienne : il admire l’équité de la justice, donne raison à Périclès pour la diminution des pouvoirs de l’Aréopage et s’enthousiasme pour le tirage au sort. Il ne voit aucune contre-indication à ce que le petit peuple soit au pouvoir. C’est ce point de vue novateur qui, d’après l’hypothèse formulée par Claude Mossé, aurait peut-être valu à De Pauw l’attribution de la nationalité française par une loi de 1792 signée de la main de Danton.

Le « temps des révolutions   », aussi bien américaine que française, connaît deux moments principaux dans son rapport avec la démocratie grecque : alors que les « Pères fondateurs » américains rejettent un régime qui ne confierait pas le pouvoir à des propriétaires, dans le même temps, en France, l’Assemblée constituante reste très méfiante envers toute référence à la démocratie athénienne : les expressions « représentants du peuples français », un temps proposée pour désigner les députés, et « égalité en droit », inscrite dans la constitution, font débat, et l’on s’inquiète du danger d’un pouvoir remis aux mains des « masses populaires   ». Avec la Première République, le regard porté sur les « Républiques anciennes » change. On trouve un éloge de la démocratie chez certains députés de la Convention, chez Robespierre… Cependant les projets inspirés du modèle grec, proposant, par exemple le versement aux citoyens participant à la vie politique une indemnisation proche du misthos   , restent lettres mortes. Sous la Terreur, Camille Desmoulins   fait l’éloge de la liberté de pensée et d’expression qui caractérise pour lui la cité athénienne, contrairement à la France de l’époque. Les travaux publiés après Thermidor et en particulier l’Essai sur les révolutions de Chateaubriand   sont marqués par un parallèle plus grand entre l’histoire récente de la France et certaines périodes de l’histoire d’Athènes : les guerres révolutionnaires sont rapprochées des Guerres médiques, l’oligarchie des Quatre Cents de la Convention tandis que les exilés de l’époque des Trente sont assimilés aux exilés monarchistes français.

« L’Athènes bourgeoise »

Dans la suite de l’ouvrage, l’auteure reprend l’expression « d’Athènes bourgeoise   » forgée par P. Vidal-Naquet et N. Loraux   pour évoquer la nouvelle représentation de l’Athènes démocratique qui s’impose à partir des années 1800. Le XIXe siècle, par l’intermédiaire, entre autres, de Benjamin Constant   et de Fustel de Coulanges   s’intéresse à la démocratie athénienne pour penser l’égalité politique : les Athéniens avaient réussi à contrebalancer les inégalités sociales par la participation de tous à la vie de la cité. Alors que les études sur la Grèce ancienne se développent, les analyses d’un banquier anglais, George Grote   , poussent toute une génération d’universitaires à réévaluer la réussite des Grecs de l’Antiquité en terme de participation politique et d’éducation du démos. Le déclin d’Athènes n’est pas dû à un excès de démocratie mais à la corruption de ses principes fondateurs par le capitalisme, la ploutocratie et l’individualisme (C’est la théorie du français Gustave Glotz   , influencée par celle de « l’Athènes bourgeoise » de George Grote et Victor Duruy). La figure de Périclès est réhabilitée comme celle d’un champion de la liberté et de l’égalité, valeurs qui trouvent un écho tout particulier dans le contexte de la IIIe République et du suffrage universel : « la démocratie athénienne devient ainsi le modèle antique de la République française   ». C’est l’émergence du problème de la « lutte des classes » et la « prépondérance des intérêts personnels   » qui auraient mis fin à l’ambitieux projet démocratique d’Athènes.

La démocratie athénienne face aux enjeux des démocraties modernes

Au XXe siècle, la remise en question du colonialisme et de l’impérialisme n’altère pas l’image du modèle athénien auprès des universitaires. La majeure partie du chapitre 7 est consacrée à l’œuvre de Moses Finley, un des plus grands spécialistes américains de l’économie antique, proche du marxisme. Contre l’avis de plusieurs politologues, Finley refuse de considérer la démocratie athénienne comme élitiste : la participation populaire y était bien réelle, ce qui n’est plus le cas du monde contemporain dans lequel la politique est devenue un métier réservé à une petite élite   . Ses thèses et la polémique qu’elles ont suscitée témoignent de la fécondité de l’exemple grec pour penser le fonctionnement des démocraties modernes au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Le dernier chapitre de l’ouvrage traite de l’image de la démocratie athénienne dans les démocraties contemporaines, elles-mêmes en crise. L’auteur montre que le monde universitaire s’est divisé entre partisans et opposants aux théories de Finley. En France, de grands hellénistes comme J.-P. Vernant et P. Vidal Naquet   intègrent les travaux de Finley et traduisent ses ouvrages, de même que de nombreux antiquisants italiens proches du marxisme. Aux États-Unis, Raphael Sealey   de l’université de Berkeley s’en écarte en montrant que la démocratie athénienne reposait sur le « règne de la loi » et les citoyens petits propriétaires   . Plus modéré, Josiah Ober, tout en reconnaissant l’existence d’une élite dirigeante, souscrit à l’idée finleysienne d’un consensus idéologique entre l’élite et les masses qui a permis la longévité de la démocratie athénienne, démocratie « participative » dont les démocraties modernes devraient s’inspirer   . Les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis marquent une rupture au sens où ils ouvrent la voie à la critique d’un régime démocratique défaillant. Ainsi, Loren J. Samons dans What’s Wrong with Democracy ? From Athenian Practice to American Worship   compare l’échec de la démocratie athénienne à l’échec de la démocratie américaine : dans les deux cas, la démocratie aurait oublié ses valeurs fondatrices pour se perdre dans un excès de libertés.

Le parcours chronologique proposé par Claude Mossé permet de constater que l’accueil réservé par les penseurs du politique à la démocratie athénienne est loin d’avoir toujours été favorable. Sa redécouverte, à partir du XIXe siècle, a suscité bien plus de remises en questions que d’adhésions. A ceux qui dénonçaient la dangerosité d’un pouvoir exercé par la multitude ont succédé ceux qui émettent des réserves sur la réalité des pouvoirs du démos dans une société fortement inégalitaire. Pourtant, la conclusion de l’ouvrage est optimiste : malgré tout ce qui nous sépare d’elle, notre démocratie a gagné et gagnerait encore à s’inspirer de la démocratie grecque qui a élevé l’égalité politique au rang de principe immuable. C’est que, par-delà la réalité historique, c’est un hommage à l’idée de démocratie et à ceux qui l’ont pensée que rend ici Claude Mossé. Sans jamais passer sous silence les soupçons de l’historien moderne, elle dresse une histoire de la démocratie telle que les philosophes, les hommes politiques, les révolutionnaires l’ont rêvée, autrement dit comme un régime qui, pour la première fois, donnait à un peuple la possibilité de décider de son destin