Alberto Mira questionne les différentes facettes de l'identité homosexuelle, par une approche trop souvent esthétisante.

Un livre à avoir dans sa bibliogaythèque
 
En parcourant l'essai De Sodoma a Chueca : Una historia cultural de la homosexualidad en España en el siglo XX, on apprend beaucoup des créations et faits culturels spécifiquement hispaniques, en suivant les courants artistiques, et parfois politiques, qui ont marqué l'histoire de l'"Espagne homosexuelle" (le modernisme de la fin du XIXe siècle, la "ola verde" érotique des années 1920, les poètes homosexuels de la fameuse "Generación del 27", la "cultura de la Pluma" c'est-à-dire la frivolité camp qui s'exprime du franquisme jusqu'à nos jours, la "Movida" madrilène des années 1980, le postmodernisme actuel et la loi en faveur du "mariage gay" votée en juin 2005). Le titre indique finalement bien la tournure poétisante, mythique et émotionnelle que prend cet ouvrage à prétention pourtant scientifique : plus qu'une histoire politique du mouvement homosexuel espagnol, resté très discret jusqu'au début des années 1980, c'est une présentation des univers littéraires ou cinématographiques de quelques artistes typiquement ibériques connus pour leur désir homosexuel.

Alberto Mira prend l'initiative des détours vers l'esthétique ou la critique artistique, en exprimant parfois une pensée personnelle, nuancée, et souvent courageuse. Il veut nous faire aimer ce qui, dans la "culture homosexuelle", est censé déplaire à l'individu homophobe ou même au commun des personnes gays (par exemple la ghettoïsation actuelle du "milieu", l'efféminement, la discrétion des vétérans homosexuels, etc.). En ce sens, il adopte une démarche de réconciliation et de cohésion dans et à l'encontre de la communauté homosexuelle. On ne demandait pas mieux !
 
 
Le noir derrière le rose…
 
Les contours de ce portrait de famille homophile, au final, sont suffisamment nuancés et rendus flous par une diversité d'apparat nous faisant voyager d'un monde artistique à un autre, mais tout de même assez visibles à certains moments, pour qu'on ne puisse pas ne pas voir pas dans cet essai une défense des trois piliers idéologiques (très discutables!) sur lesquels repose tacitement le récent concept de "communauté homosexuelle", à savoir d'une part la croyance en l'identité homosexuelle éternelle, d'autre part  la force d'amour des couples homosexuels, et enfin la puissance soi-disant invincible de l'invisible "homophobie". Alberto Mira survole de loin la controverse actuelle sur les identités sexuelles – suscitée par les Queer and Gender Studies – mais il n'y répond pas puisqu'il remplace la réflexion sur l'identité homosexuelle et sur la sexualité humaine en général par une focalisation sur l'identitaire homophobe, ce qui revient donc finalement à défendre l'existence de "l'homosexuel" par défaut, "parce qu'il faut bien ne pas le laisser aux mains des homophobes", même s'il s'agit d'un masque identitaire caricatural "nécessaire mais politiquement catastrophique"   comme dirait David Halperin).

On se retrouve donc au final avec un message peu consistant et à l'optimisme forcé (dans le sens de "fierté Rainbow") pour masquer les crises internes du "milieu" homosexuel. D'ailleurs, à la fin de son ouvrage, ce n'est pas un hasard si Alberto Mira pose la question de la disparition prochaine de la communauté homosexuelle face à la victoire législative du mariage gay en Espagne, victoire qui ressemble à la cerise sur le gâteau venant clore définitivement la bataille pour les droits homosexuels.

Afin de se racheter une image d'"homo non-honteuse et non-antipatriotique à la nation gay", Alberto Mira vante tout au long de son livre les avantages peu évidents d'un fait culturel homosexuel contemporain pour passer sous silence ce qu'il cache de beaucoup moins glorieux et qui mériterait d'être dénoncé : le phénomène de ghettoïsation et de marchandisation des rapports sociaux homosexuels ; la prostitution ; le processus de réification de l'homme par l'homme à travers la photographie et le culte du corps parfait. On ne sait pas trop pourquoi, concernant tout ce qui se rapporte à la culture homophile, Alberto Mira s'est parfois senti obligé d'afficher un sourire obligatoire, une "ouverture" relativiste, une légèreté ironique camp, et une indulgence compréhensive. Car la communauté homosexuelle a beau ne pas constituer un musée des horreurs, ce n'est pas non plus le Manège enchanté !
 
 
"Dans la vie, y'a les bons et les mauvais campeurs."
 
L'un des exemples les plus manifestes de la révolution poétisante que propose Alberto Mira est son éloge démesuré du mot "camp" tout au long de son livre. Ce nouveau concept queer, très "tendance", renvoyant à la base à une culture où la culture est précisément menacée, où l'artifice merdique et totalitaire est déifié par ceux qui s'autoproclament "Maîtres du bon et du mauvais goût", ou plutôt "uniques personnes à avoir su déceler le bon goût du mauvais goût"   , se transforme dans la bouche d'Alberto Mira en culture révolutionnaire. Le camp est présenté dans De Sodoma a Chueca comme une révolution complète, positive, mise en opposition radicale (ou, ce qui revient au même, en totale fusion avec le décadentisme wildien, pour boucler la boucle entre le passé et le présent "homosexuels") avec une homosexualité dix-neuvièmiste mélancolique et torturée.

Le plus inquiétant dans le discours de Mira est que la différence entre le camp et l'homophobie est établie arbitrairement, dans une logique binaire complètement manichéenne : il sépare le "rire sain" queer et le rire diabolique "homophobe". Selon un syllogisme peu évident et fermé à l'analyse, Alberto Mira soutient qu'"il y aurait des gens qui seraient camp, et d'autres qui ne le seraient pas." À un seul moment, il laisse supposer que le camp conduit à l'"épuisement"   , que "derrière le camp, il y a un fond sérieux"   . Mais jamais il ne décrit ce fond, car il a à voir avec le goût du désir homosexuel pour les fascismes. Il noie le poisson en affirmant que ce qui serait "homophobe" dans certains cas est "camp" et irréprochable dans d'autres   . Cela dépendrait du contexte et non des faits ou des désirs. Il dépolitise le camp d'aujourd'hui qui reprendrait les icônes franquistes avec la distance drôlissime du second degré pour mieux diaboliser le camp homophobe d'antan qui aurait ri des personnes homosexuelles du passé à leur dépend. Maintenant, les "victimes homosexuelles" s'auto-flagellent iconographiquement ou humoristiquement toutes seules comme des grandes, en ayant l'impression de le choisir, alors cela atténuerait la violence des coups homophobes qu'elles se portent. L'ironie est vidée à tort de sa part d'idolâtrie.

 
La précieuse homophobie
 
Cette non-reconnaissance de la face verso violente de la carte frivole et décalée du camp se traduit souvent dans le discours d'Alberto Mira par la création d'un mythe censé extérioriser les problème internes que pose le désir homosexuel : celui de l'homophobie. Alberto Mira, dans son essai, opère un classement entre les œuvres pro-gay à lire absolument et les œuvres homophobes à éviter. Il établit même une typologie de l'homophobie : il existerait par exemple une homophobie traditionnelle, une "homophobie libérale", une "homophobie stratégique"   , une homophobie intériorisée, etc... Étant donné que l'existence de l'homophobie a du mal à être prouvée, le champ des personnes homophobes, avec le temps, s'est fatalement étendu non seulement aux personnes désignées clairement comme des agresseurs des sujets homosexuels, mais aussi aux indifférents, aux sympathisants, aux "tolérants"   , ou à ceux qui parmi les personnes homosexuelles auraient inconsciemment intériorisé la violence dont ils ont/auraient fait l'objet.

Le sociologue semble tenir à l'homophobie autant qu'il la conspue : avec l'idolâtrie du fanatique. En fin de compte, l'objectif de De Sodoma a Chueca est clair et basique : prouver que "l'ensemble de la société est et sera toujours hétérosexiste"   . C'est sur cette conviction simpliste que, selon Mira, doit reposer la cohésion de la communauté homosexuelle.
           
 
La chasse auto-censurante aux images de l'homosexualité
 
Pourtant, certaines réflexions d'Alberto Mira nous mettent sur des pistes intéressantes. Par exemple, il aborde l'origine de "l'homosexuel" comme étant un produit d'une idéologie essentiellement médiatique, "bourgeoise et scientifique"   : c'est très juste. Simplement, il ne la remet pas pour autant en cause puisque par la suite, il essentialise le désir homosexuel en la personne mythique de "l'homosexuel".

Autre réflexion pertinente. Il lui arrive de décrire le vrai visage de l'homophobie, c'est-à-dire la dualité mi-aimante mi-violente du désir homosexuel, la gémellité entre les désirs homosexuel et hétérosexuel, l'homophobie qui n'appartient pas uniquement aux individus homophobes ou hétérosexuels mais aussi aux personnes homosexuelles. À un moment, il dit même que chez tel artiste gay, "l'homosexuel tel qu'il est représenté est toujours une projection de l'imaginaire hétérosexuel, et emprunte beaucoup à la tradition homophobe."   . Mais malheureusement, il exploite peu cette idée d'homophobie intériorisée, car il ne l'a pas problématisée.

Par ailleurs, Alberto Mira amorce timidement un début d'étude de la fantasmagorie du désir homosexuel, en soulignant le caractère "novateur" du travail d'Ángel Sahuquillo sur les "coïncidences" et les "connexions concrètes entre les motifs"   de différentes œuvres homosexuelles, ou bien en évoquant l'existence d'une "imagerie 'féminine'"   ou des "métaphores du désir homosexuel" (telles que les fleurs, la lune, les parfums, les créatures de la forêt, la figure de l'oiseau) souvent utilisées par les artistes homosexuels. Mais ce début d'exploration d'un univers symbolique proprement homosexuel est avorté par la peur en partie légitime d'une systématisation façon "portrait-robot de l'homosexuel" de cette fantasmagorie, ou de la causalisation des coïncidences de l'homosexualité (cf. le lien de coïncidence entre le désir homosexuel et le motif littéraire de Don Juan, complètement nié et qualifié à tort d'"absurde" par l'auteur).
 
 
Le mirage du "mariage gay" en Espagne
 
Notre regard sur De Sodoma a Chueca resterait très incomplet s'il faisait l'impasse sur le dernier chapitre rajouté par Alberto Mira dans l'édition 2007 et traitant plus spécifiquement du mariage homosexuel. Dans les mots, on nous laisse entendre que l'Espagne n'était clairement pas le pays européen le mieux prédisposé à voter une telle loi (tradition catholique encore profondément enracinée dans la culture espagnole, grand retard de l'associationnisme gay hispanique, impopularité croissante d'un gouvernement Zapatero, extrême rapidité de la validation de la loi sur les mariages qui est passée dans une quasi absence de débat à échelle nationale, etc.). Mais l'auteur achève son livre en soulignant avec fierté que grâce au "mariage gay", l'Espagne a au moins pu faire la Une des journaux du monde entier   , et que "rien que ça, c'est génial". On retrouve dans la satisfaction de la communauté homosexuelle espagnole et mondiale, exprimée par Alberto Mira, la joie travaillée de l'enfant gâté qui obtient ce qu'au fond il ne voulait pas vraiment, la satisfaction bougonne du gourmand insatiable, la naïveté immature du "L'important, c'est qu'on parle de nous et qu'on passe à la télé… peu importe au final le prétexte, du moment qu'on obtient notre quart d'heure de célébrité warholien." Au bout du compte, nous, lecteurs, sommes en droit de nous demander ce qu'a fait l'auteur de son conseil pourtant judicieux énoncé trois ans auparavant dans l'édition 2004 de De Sodoma a Chueca : "Il ne suffit pas de demander le mariage. Il faut encore le questionner."  
 

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Crédit photo : dalbera / flickr.com