Slavoj Zizek explore ici les figures d'une jouissance en principe impossible à dire, comme l'enseignait le Lacan de la première heure. Il indique à présent selon quelles modalités cette jouissance envahissante peut faire sens, au moment même où elle nous confronte aux impasses de la sexualité et de l'identification. Zizek repère donc l'irruption de la jouissance dans des domaines aussi variés que le discours et le fantasme idéologiques, les fictions littéraires et cinématographiques, sans omettre, au passage, d'élaborer une réflexion sur « la » femme et son « a-causalité ».

Qu'il s'agisse de la lecture politique du désir (tel que l'expose Lacan) en vue de nourrir l'analyse de l'idéologie, ou des paradoxes sexuels qu'un certain cinéma « fictionnalise », c'est du statut de la jouissance que traite S. Žižek dans cet ouvrage. Le chapitre consacré à l' « amour courtois » et celui intitulé « Des réponses du réel », mettent également en relief l'expansion de la jouissance, sa dimension « horrifique » et transgressive – voire perverse -  dimension que le discours universitaire s'emploie, d'après Žižek, à édulcorer. Il nous convoque donc à lire autrement la jouissance, sur les pas de Lacan, d'ailleurs, qui, vers la fin de son enseignement, infléchit sa réflexion pour évoquer un « jouis-sens », c'est-à-dire une jouissance désormais articulée au signifiant selon des modalités inédites. Le réel de la jouissance cesse ainsi d'être hors sens, à défaut d'être symbolisé en tant que tel par le langage articulé. En désignant l'avers (et/ou l'envers) des phénomènes observés, Žižek identifie finalement l'irruption paradoxale de la jouissance dans l'idéologie, dans les figurations apparemment sublimées et éthérées du féminin (bien que la femme n'existe pas …) au cinéma, dans les productions littéraires  : position qui l'incite à (ré)élaborer la catégorie de Réel, chez Lacan, ce sans quoi le statut de la jouissance demeurerait opaque, si tant est qu'il soit possible de l'élucider vraiment.

L'objet sublime de l'idéologie

Žižek a déjà insisté sur la consistance (inconsistante) du signifiant-Maître en politique, afin d'« expliquer » la tendance inexpliquée des foules à s'identifier au tyran. Ce trait identificatoire imaginaire se distingue de l'identification symbolique, amenée à provoquer une véritable prise de conscience de la situation, du mandat confié au Maître, y compris lorsqu'il se présente avec des « propriétés » négatives. L'ordre symbolique garantit donc une distance envers une réalité dérangeante, voire asservissante, mais ne doit pas être pris pour autant « à la lettre ». Žižek restitue à la réalité (comme à la vérité) sa structure de fiction, structure qui évite au sujet de verser dans la psychose : le psychotique prend en effet le signifiant (trop) au sérieux. C'est dire que le fantasme, aux yeux de Žižek, possède la double particularité d' « égarer » le sujet, de déformer la réalité, mais de lui permettre aussi d'aborder le réel insoutenable.

Dans le domaine politique, l'individu demande au fond à être justifié par le grand Autre, par toute demande qui l'interpelle : là intervient l'idéologie, son caractère « machinique » (« Mettez-vous à genoux, remuez les lèvres de la prière, et vous croirez », nous dit Pascal dans les Pensées). Or il existe en fait des « fantasmes idéologiques » échappant à la logique du discours, mais soutenus par une logique de la jouissance. Le « fantasme social » imprégné de jouissance demande ainsi à être « traversé » au même titre que le fantasme qui commande la névrose et détermine la conduite de la cure. Dans ces conditions, aucune critique rationnelle et lucide de l'idéologie ne peut en réduire les effets, puisque c'est autour d'une interpellation ratée que tout se passe.

Loin de nous constituer en sujets, selon les mots d'Althusser, l'idéologie s'emploie à masquer l'inconsistance (socio-politique) qu'elle reconnaît implicitement. La violence fétichiste du racisme - et l'idéologie qui la supporte - exprime l'angoisse ressentie face au désir de l'Autre (« Que me veut-il ? »). La réponse impossible induit chez le raciste l'abîme d'une jouissance aussi terrible qu'abjecte et le confronte imaginairement à la faille radicale dont se préserve toute société, disons tout projet totalitaire. Le fascisme fabrique par exemple une idéologie destinée à combler ce qui apparaît comme une fissure de l'ordre social, (le communiste, le Juif, l'homosexuel, le Tsigane …). C'est pourquoi la prise en compte du symptôme social, en tant qu'il révèle des dysfonctionnements fondamentaux, est plus pertinente que la tentative rationnelle d'élucider les mécanismes de l'aliénation sociale et d'identifier les pulsions destructrices à l'oeuvre dans le racisme. On constate d'ailleurs que la morale de la communication habermassienne n'affaiblit aucunement l'emprise de l'idéologie sur nous. L'idéologie dominante nous met ainsi face aux impasses de l'identification et à la division du sujet. C'est paradoxalement en s'identifiant au symptôme, en reconnaissant symboliquement sa portée (fantasmatique) que le sujet, selon Žižek, a quelque chance de lutter contre les effets dévastateurs de certaines idéologies (de toutes les idéologies ?). Žižek « dépasse » donc l'analyse marxiste qui assigne à l'idéologie le pouvoir de « renverser », par des voies imaginaires, l'ordre socio-politique et de masquer l'aliénation qu'il sécrète. Plus exactement, il repère en Marx, à l'instar de Lacan, le théoricien qui a dévoilé le « symptôme social » mais sans avoir réglé, d'après lui, la question de la révolution censée lui faire un sort.

Du surmoi obscène et de l'éthique du désir

Politiquement, le sadisme (et la jouissance qui l'accompagne, comme le signalait déjà Freud) se fonde sur le clivage du champ de la Loi et de son envers surmoïque. Une solidarité-dans-la-culpabilité cimente autant les communautés blanches des Etats-Unis dans les années 1920, au moment du lynchage des Noirs par le Ku Klux Klan, que les crimes nazis : en bref, transgresser comme un seul homme la loi officielle juridique frappe d'ostracisme ceux qui s'y refusent et signale l'irruption du surmoi jouissif. Se soumettre à la loi de la communauté équivaut donc à la suspension de la loi symbolique, ou encore « publique ». Par ailleurs, des idéologies en apparence opposées (alliance du post-communisme et du nationalisme fasciste en Serbie) peuvent, selon Žižek, comporter le même support fantasmatique. Le surmoi nous guette sous la forme d'une voix traumatique, là où la Loi s'écrit.

Faut-il enfin en appeler au désir pour « réduire » l'obscénité jouissive du surmoi ? Exciper d'un bien quelconque, le prétendre universalisable, n'est-ce-pas  - plus que dans l'abandon à nos impulsions « pathologiques » - trahir notre position de sujet ? C'est en empruntant à présent au cinéma et au mythe que Žižek montre comment les femmes s'inscrivent, plus que les hommes,  dans l'éthique du désir revendiqué par Lacan. Il invoque trois figures féminines à l'oeuvre dans la fiction : celles des Années de plomb (film de Margarethe von Trotta), celles du film collectif L'Allemagne en automne, en 1978, auquel a participé Fassbinder, et, enfin, Antigone elle-même. Ces femmes, en s'affranchissant des «  semblants »,  de ce qui fait tenir une grande partie de la  vie sociale, incarnent une forme d'émancipation. Mais elles « payent » très cher cette sortie hors du désir de l'Autre, ce refus de se soumettre aux interdits moraux et à l' « idéologie dominante ». C'est ainsi que, par certains aspects, Antigone peut se révéler « inhumaine ». Žižek redouble cette analyse, sous d'autres auspices, dans la seconde partie de son ouvrage. Demeure que la morale surmoïque ne se confond pas avec l'éthique du désir. Et c'est la relative faiblesse surmoïque des femmes (…), si l'on en croit Freud, qui atteste de leur sens éthique, de leur capacité à « traverser les apparences ».

Des impasses féminines

Quid de la jouissance dans l'amour courtois ? Contre toute apparence, cette Loi devenue folle sous l'influence du surmoi se manifeste aussi dans l'amour courtois, qui conjoint sublimation et perversion. L'amour courtois, il est vrai, est un moyen pour apprivoiser la Chose (terminologie de Lacan), soit la jouissance. C'est une stratégie radicale pour «  valoriser » l'objet, mais surtout une façon raffinée de suppléer à l'absence de rapport sexuel, une sorte d' « anamorphose temporelle ». Cette tradition de la Dame impossible à atteindre est restée vivace au XIX siècle, et Bunuel l'a aussi reprise dans son film Cet obscur objet du désir : l'objet du désir coïncide avec la force qui empêche son acquisition.

Mais l'amour courtois constitue-t-il autant qu'on l'imagine un processus de sublimation, destiné à « spiritualiser » celle qui deviendra, pour le Chevalier, la Dame de ses pensées ? Žižek suggère que la Dame incarne au contraire un personnage froid, abstrait et, par là même, inquiétant, radicalement Autre. Inscrite dans un rapport de domination/vassalisation avec son Chevalier (auquel elle impose des épreuves de plus en plus irréalisables), la dame rameute un traumatisme insoupçonnable, qu'elle s'entend néanmoins à rendre invisible. Confinée à son rôle de miroir, de facture narcissique, elle constitue la limite qui prive l'homme de l'accès à l'objet d'amour convoité. Mais Žižek précise que la surface-miroir, déjà-là, constitue en fait une sorte de « trou noir » dans la réalité : l'amour courtois, en suggérant à l'homme que la Dame est inaccessible, devient « jeu de simulation sociale ». Il  dévoile ainsi un masochisme puissant, via une théâtralisation qui donne forme et contours à la servitude du Chevalier. De surcroît, alors que le sadisme suit la logique de l'institution, le masochisme est taillé à la mesure de la victime … Le projet narcissique et pervers dont s'acquitte l'amour courtois interdit, on le mesure, l'empathie intersubjective, comme il gomme l'altérité traumatique. Mais ce qui spécifie l' « esclave » masochiste, selon Žižek, c'est la distance réflexive qu'il entretient avec la femme-maître  ainsi que la volonté de définir le contrat qui le relie à elle ;  il ne donne jamais libre cours à ses sentiments ni ne se livre pleinement au jeu. Il peut même reprendre son masque social dès que l'échange est achevé et s'adresser à la « souveraine » d'un ton détaché et prosaïque : « Je vous remercie du temps que vous avez bien voulu me consacrer. Même heure la semaine prochaine ? ».

Du jouis-sens idéologique

Dans « Du jouis-sens idéologique », Žižek s'interroge de plus près sur la pénétration du signifiant (langagier ou symbolique en général) par la jouissance. Là encore, cinéma et fictions littéraires fournissent le matériau susceptible de « faire signe » et de montrer l'intrusion intempestive du réel. De ce point de vue, le Réel (jouissif et im-monde tout ensemble), ne résiste plus à la symbolisation : il s'introduit dans la diégèse cinématographique ou littéraire sans se distancier de la jouissance, y compris (et surtout) dans les scènes d'horreur ou d'omnipotence.  En bref, un jouir matérialisé dans l'image, dans le son, dans la lettre, se trouve restitué dans son immédiateté. Žižek affirme en effet que certains films (L'Invasion des profanateurs de Philip Kaufman, ou Elephant Man de David Lynch) exemplifient la pulsation du réel, sont capables d'imaginer une pure expérience subjective, et, sur le fond, de constituer le « point zéro de la psychose » (une jouissance verbale débridée et jouissive a par exemple saisi le Président Schreber). C'est donc un réel jusqu'ici non interprétable qui s'annonce comme structure de référence et envahit le champ de l'imaginaire. Lacan désignait par sinthome, rappelle Žižek, un signifiant qui n'est pas enchaîné à un réseau langagier, mais qui est infiltré de jouissance, sous l'effet d'une angoisse non représentable. Kafka n'a-t-il pas distillé le sinthome lorsqu'il évoque dans Un médecin de campagne la blessure ouverte sur le corps d'un jeune homme, la béance nauséabonde peuplée de vermine … ? Cette blessure est un « petit bout de réel » et non pas le corps pris dans le « défilé des signifiants ». C'est pour ce motif que Žižek conclut en signalant que le sinthome fait éclater le discours. Dans son analyse de la dépression féminine - rendue visible dans les films de David Lynch à nouveau  (Blue Velvet et Dune) -  Žižek pointe cette fois le Réel lacanien et la jouissance qui l'accompagne dans la palpitation de la chair rouge, à vif, séparée de sa peau, dans un corps non symbolisé par le langage mais livré à notre regard sans délimitation ni médiation d'aucune sorte. Le désir d'obtenir du sens n'en subsiste pas moins, on le voit, jusque dans l'appréhension de phénomènes qui relèvent du corps, voire du vivant (ou de la mort), plus que de la parole. Dans l'univers de Lynch, par conséquent, « la profondeur corporelle semble envahir constamment la surface et menace de l'engloutir » (p. 186). La jouissance est pourtant là, et d'autant plus présente que la sexualité selon Žižek, déborde le champ de l'expérience humaine, en vertu (et paradoxalement) des impasses qui la caractérisent. Freud ne nous indiquait-il pas déjà que la pulsion sexuelle n'atteint jamais son but, et se trouve d'emblée entravée, pervertie, et donc simultanément insuffisante et excessive ?

Prolifique et dense, l'ouvrage de Žižek se fonde sur Lacan pour clarifier le statut de la jouissance,  désignée comme la Chose indicible mais néanmoins perceptible dans des effets « morcelés », sporadiques, étrangers en tant que tels à la combinatoire langagière, et rapportés, in fine, à des fragments de réel par nature angoissants. Ces Métastases du jouir donnent à penser, comme ce que S. Žižek produit en général, mais la prolifération de références, l'écriture éclatée de l'auteur nous confirment dans l'idée que le lecteur ne peut faire autrement que « reconstituer » sous forme linéaire  une argumentation scindant le plus souvent le lien reliant la cause à l'effet, ce dont on ne peut véritablement s'étonner