* Cet article constitue le troisième volet d'une enquête sur l'engagement de Malala Yousafzai pour les droits des femmes au Pakistan.

 

Mohammed Naeem Khan se lassa rapidement d’une association qui semblait n’autoriser aucun bénéfice financier, alors que seuls des emprunts permettaient de répondre aux dépenses nécessaires au fonctionnement de l’école. Hidayatullah lui succéda. En 1997, l’établissement accueillait déjà une centaine d’élèves qui s’acquittaient de frais de scolarité mensuels d’un montant de cent roupies (soit un euro), une somme non négligeable à l’échelon provincial pakistanais ; cinq ou six enseignants y professaient. Cependant le père de Malala Yousafzai, Ziauddin, demeurait fidèle aux principes nobles que prescrivait le Pashtunwali ; celui-ci résulte d’un ensemble de normes tribales pré-islamiques qui, dédaignant la législation nationale, continuent de régir la vie au sein de la communauté pachtoune. Ziauddin Yousafzai se pliait volontiers à l’exigence d’hospitalité, laquelle est d’ailleurs inhérente à une autre valeur - pachtoune - cruciale : l’honneur (ou nang). Les membres issus du clan auquel appartenait Ziauddin affluaient chez lui (et donc dans le petit appartement où logeaient les propriétaires de l’école). La tradition estimait que le mehmaan - terme ourdou signifiant invité - bénéficiait d’une protection toute particulière du divin à une époque lointaine où les longs voyages étaient périlleux. L’hôte se doit aujourd’hui encore d’offrir à ses invités gite et couvert, la viande, denrée onéreuse, étant le mets de choix. De même la bienséance l’appelle-t-elle à prendre en charge tout achat effectué sur son territoire   .

L’Occident,  théâtre du repli de la foi, aurait tort de tourner en dérision un conservatisme social qui se fonde sur une adhésion religieuse dont la ferveur s’explique (du moins, en partie) par les troubles qui désormais minent le Pakistan. Un État, soucieux de sa puissance régionale, investit volontiers dans ses structures militaires ; il y consacrait, en 2012, 3,04% de son PIB s’il faut en croire l’estimation de la Central Intelligence Agency (CIA)   ;  c’est là d’ailleurs un chiffre qui ne reflète que partiellement les dépenses que le Pakistan destine à sa défense. The World Factbook que publie la CIA indique que le pays dédiait à la même période 2,1 % de son PIB à l’éducation   … Les hôpitaux publics, pour leur part, ont l’aspect de mouroirs pour ceux qui n’auraient pas les moyens de verser aux médecins, infirmiers et personnel nettoyant une rétribution financière, ainsi que d’acheter les médicaments nécessaires aux soins. La zakât (l’aumône qui appelle tout croyant au don de 2,5% de son revenu annuel) constitue une dimension importante d’une solidarité aujourd’hui en déclin, tandis que la pauvreté, déjà considérable, s’accroît.

Il faut saisir l’occasion de saluer le récit de Malala Yousafzai qui, s’adressant à un public pakistanais mais peut-être surtout à une audience occidentale, ose vanter l’altruisme de la société dont elle est issue et l’attachement qu’elle lui voue. Et il est vrai que les voyageurs étrangers qui ont goûté à l’hospitalité pakistanaise, et tout particulièrement pachtoune, peuvent témoigner de son faste ; les milieux les plus humbles font preuve d’une générosité admirable.
Mais sans doute le lecteur se doit-il de lire ou de relire le récit de Malala quelques mois après sa publication, tant l’attention que lui accordèrent les médias occidentaux fut agaçante, entachant en quelque sorte le combat que l’adolescente menait. Il est vrai que l’auteure ne cesse de rendre hommage à son père dont l’analyse de l’évolution du Pakistan, pourtant répandue dans les milieux de la classe moyenne, serait extraordinaire. Ses propos, quand elle traite de l’évolution politique de son pays, ressemblent souvent à ceux d’un adulte et non d’une adolescente qui se relève, de surcroît, de terribles blessures. Elle s’attache, en filigrane, à présenter son père comme un personnage qui, en dépit d’une extraction modeste, était doté de qualités qui expliquent la destinée particulière qui fut la sienne au lendemain de l’attentat du 9 octobre 2012.
L’opinion publique pakistanaise s’est à juste titre interrogée sur le rôle de défenseur du droit des filles à l’instruction que Ziauddin aurait incité Malala à continuer de revendiquer, et cela en dépit des risques qui pèsent sur sa vie. L’adolescente a subi une chirurgie lourde et n’a pas totalement recouvré la mobilité de sa figure.

Des voix, qui entendaient défendre l’islam et le modèle polico-religeux pakistanais, se sont d’ailleurs élevées lors de la parution du livre. Nombre d’entre elles paraissent avoir saisi l’occasion de blâmer (à juste titre) la politique occidentale dans des pays tel l’Afghanistan, laquelle a aggravé la situation sécuritaire ; la mobilité des femmes en a été davantage restreinte, tandis que celles-ci étaient la cible de courants fondamentalistes qui entendaient réduire leur accès, déjà bien limité, au savoir. Ainsi une vidéo sur youtube d’une femme voilée de blanc : celle-ci, maniant aisément la langue anglaise, se fait la porte-parole de ce courant d’opinion. D’autres jeunes femmes se plient volontiers à l’exercice de réécriture de l’histoire. On  peut aussi visionner, sur le même site, une vidéo d’une journaliste - dont le corps et le visage sont cette fois voilées de noir - interviewant une habitante du Swat vêtue d’une manière similaire ; cette dernière réfute le témoignage de Malala quant au piètre sort que les talibans réservent aux femmes ; elle déclare dans un anglais parfait qu’elle-même et ses compagnes continuèrent d’aller à l’école lorsque cette région était sous influence talibane   .

Au fonds, la réaction des courants conservateurs et, plus encore, fondamentalistes n’est guère surprenante. C’est, à notre sens, celle des trop nombreux travailleurs sociaux à l’avenir incertain qui suscite l’intérêt. Sentiment bien compréhensible d’envie, alors que tous souhaitent rompre avec un anonymat synonyme de précarité ? En tout état de cause, les travailleurs sociaux pakistanais n’ont pas tort de souligner que Ziauddin Yousafzai a usé de circonstances tragiques pour se hisser à une destinée enviable. Il est, depuis le début de l’année 2013, l’attaché culturel du consulat pakistanais de Birmingham. Islamabad (et Rawalpindi), s’inquiétant de ce que Ziauddin demandât l’asile politique au Royaume-Uni afin d’y suivre sa fille qui serait soignée, facilita ainsi son expatriation et celle de sa famille.
Conséquence d’une célébrité tragique alors que d’autres jouissent probablement de davantage de compétences en la matière, le père de Malala accédait peu auparavant au poste de Conseiller spécial des Nations Unies pour l’éducation globale (United Nations Special Advisor on Global Education) auprès de l’ancien Premier ministre Gordon Brown, lui-même Envoyé spécial des Nations Unies pour l’éducation globale (United Nations' Special Envoy for Global Education).

Ziauddin Yousafzai, parodiant la coutume pachtoune en vertu de laquelle seuls les fils sont sources de gloire, se vante du chemin que sa fille a parcouru grâce à la liberté qu’il lui a octroyée. Il est vrai que les honneurs et prix couronnant en quelque sorte le courage d’une petite fille qui avait nourri, dès l’âge de 11 ans, un site ourdou de la BBC (lorsque le Swat était sous le joug des talibans) ont afflué. A l’occasion de son anniversaire le 12 juillet 2013, elle fut invitée à s’exprimer à la tribune de l’Assemblée Générale des Nations Unies. Pressentie parmi les possibles vainqueurs du prix Nobel de la paix, elle obtenait le 10 octobre 2013 le prestigieux Prix Sakharov pour la liberté de l'esprit du Parlement européen. Elle fut également reçue par nombre de personnalités, notamment le président étatsunien Barack Obama.

Reste à se demander si l’Occident visa à rendre un hommage sincère au courage d’une jeune provinciale pakistanaise dont la naïveté fait sourire. Ou chercha-t-il à s’approprier en quelque sorte le combat - bien inégal - que Malala Yousafzai et bien d’autres Pakistanais et Pakistanaises tentent de livrer à un extrémisme que la guerre contre la terreur ne cessa d’alimenter ?

 

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