Le philosophe Yves Michaud manie l’ironie tant à l’égard des mœurs du temps qu’à l’égard de leurs imprécateurs.

Narcisse est certes primordialement une figure grecque ‒ on y parle Nymphes, orgueil, image, eau-miroir. Mais nul n’ignore que ce que la mythologie grecque nous lègue n’a de sens pour nous qu’après un travail approfondi de retraduction poétique. Ainsi va la longue litanie des « Narcisse », en vers, en chanson, en allusion, litanie à laquelle les Mallarmé et Valéry ne sont pas étrangers, eux qui nous les réarment sous essais et fragments, dès la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Lorsqu’Yves Michaud s’empare derechef de cette figure, il est tout à fait conscient de la nécessité d’en reconfigurer les traits, s’il veut nous faire comprendre notre époque bien plus que le récit de Narcisse, dans cet Abécédaire, pourtant sous-titré Narcisse et ses avatars. « Narcisse », désormais, « c’est moi, moi et encore moi : moi et mes images, moi et mes profils, moi et ma com’ et mes agents de com’. »

On notera bien ceci : dans un Abécédaire du temps, s’il se veut critique, il convient sans conteste de décrire, parodier ou ironiser, parfois les trois à la fois. L’ouvrage que nous propose Michaud prend cette tournure. Organisé par conséquent selon l’ordre alphabétique, il propose au lecteur un parcours autour des mutations et obsessions de l’époque. Partant de « Avatar », il aboutit à « Zapping », après être passé successivement (nous trichons cependant en piochant les notions qui donneront au mieux au lecteur l’envie de se précipiter sur l’ouvrage) par : « Black », « Hédonisme », « Image », « Kit », « Sexe », « Urgence », « You Tube », et nous revoilà à « Zapping ».

Qu’on ne soupçonne pas d’emblée l’auteur d’avoir voulu donner le énième discours alarmiste sur nos contemporains. Michaud n’est pas un imprécateur. Un philosophe ironique, certes ; un philosophe qui sait pourtant défendre les œuvres de son époque, notamment dans d’autres ouvrages qu’on ne présente plus. Aussi est-il intéressant de comprendre que la démarche entreprise dans cet ouvrage est enserrée dans une problématique clairement exposée : « Tout ça dans une culture à la fois partagée (éminemment partagée et partageable ‒ en libre accès) et répétitive, facile (one click pour l’accès) et difficile (hermétisme des sources), lointaine et pourtant proche, vieille et pourtant d’aujourd’hui, qui glisse et dérive au fil des associations et des renvois, inarticulée par manque de cadre organisateur imposé ou qui s’impose […] »

Alors, revenons à Narcisse. Chacun l’a vu ou entendu, il y a périodiquement, autour de nous, des articles et des livres à sensation qui sont publiés pour dire à quel point notre époque est désastreuse, et Internet, puis le numérique, puis les mœurs du temps, et surtout l’« individualisme » (liste sans fin des nostalgiques de tous poils). Michaud n’est pas de ceux-là, lui qui souhaite éviter de ne voir dans l’époque que le pire et pas le meilleur. Par exemple : « La richesse fabuleuse des ressources accessibles, la circulation horizontale et ouverte de la prescription, la rapidité de l’inférence, la transdisciplinarité devenue naturelle. »

Ce serait donc d’un changement de culture dont témoignerait le Narcisse contemporain, plus ou moins travesti en individu replié sur lui-même, disent les commentateurs. Justement, il est possible de relier ce Narcisse et le zapping, mais sans céder aux damnations. Comment ? Le zapping, ce n’est pas seulement ce que les philistins de la culture ont cru pouvoir déceler : un manque d’attention suscité par le trop plein d’offre à la télévision. D’abord, Michaud rappelle l’étymologie du terme (Le « zap », c’est le bruit de la décharge électrique quand on presse la commande, donc aussi le one click de la souris d’ordinateur), puis il montre que le zapping est devenu un de nos modes les plus courants de relations aux choses et aux personnes. Le zapping offre le choix parmi les objets, les informations, les divertissements, les occupations (choix, au demeurant, dans la concurrence imposée aussi par le marché). Le zapping opère dans un monde de trop-plein. Il suppose aussi la gratuité, du moins si l’on ne tient pas compte de la retenue du fournisseur. Il promet donc le déplacement facile et l’adhésion multipliée (sous réserve évidemment des difficultés de la rétractation). Mais il ne va pas sans l’ennui ni l’addiction (attention, l’ennui du trop-plein et non celui de la rareté et de l’absence, il faudrait demander un jour à un auteur de se lancer dans la généalogie de cette question de l’ennui de Charles Baudelaire à Soeren Kierkegaard, et à nos jours). En conséquence, le zapping configure d’une certaine manière l’esprit et l’attention de Narcisse.

Ce qui s’articule parfaitement au passage au premier plan du sentir dans toutes ses expériences, le sentir comme expérience globale, multi-sensorielle, synesthésique (les sens réunis) et cénesthésique (le vécu corporel). C’est son nouveau mode de relation au vécu. Ni religion, ni salut, ni travail, mais la sensation et le sentir, comme moteur de l’existence. On peut l’appeler « hédonisme », mais en un sens révisé, par rapport aux Grecs, puisqu’il articule le plaisir de l’extrême, de la vitesse, de la décharge d’adrénaline (Gilles Deleuze commentait, en son temps, les sociétés de la glisse) à la volonté de ne pas souffrir, de s’anesthésier et de rendre indolore la mort elle-même.

Pour qui aurait des doutes, Michaud ne décrit pas autre chose qu’un Narcisse occidental, formé à l’aune des flux et agrégats qui constituent désormais ce que l’on appelle l’expérience. Encore n’est-elle vécue qu’au sein d’une société qui a peur de tout : du cancer, des OGM, du nucléaire, d’Al-Qaïda, des voyages en avion, des criminels en série et, bien sûr, de l’inconnu.

Et là se joint un dernier trait : l’essentiel de sa relation à la réalité passe aujourd’hui par l’image qui rend cette réalité de plus en plus inutile. Du coup, cette prolifération des images participe aussi du triomphe du narcissisme. De nos jours, chacun peut se répandre (et aime à se répandre) sous mille profils : exhibition de soi, de sa vie, de sa sexualité, de ses relations et de ses réactions. Il faut observer alors comment à ses yeux la justice (positive) remplace le juste, comment la liberté arbitraire remplace la responsabilité, comment le religieux remplace Dieu… Michaud reprend ainsi nombre de catégories classiques pour en étudier le devenir en Narcisse, devenir pesé à l’aune des avantages et des inconvénients.

En fin de compte, la curiosité de cet ouvrage tient moins dans ce qu’il développe (on peut toujours lui contester telle ou telle catégorie, tel ou tel accent, telle ou telle allusion à la disparition des critères communs de référence) que dans l’assouplissement qu’il impose à nombre d’esprits et de propos tellement imprégnés de haine du monde contemporain, de nostalgie et d’imprécation, qu’ils n’émettent plus que des sons peu crédibles, ou du moins que l’on peut soupçonner rapidement que les faits auxquels ils renvoient dans leur interprétation du monde ne sont pas avérés. Le ton de l’ouvrage n’est pas celui de l’accusation, mais celui de la description tranquille, voire humoristique, d’une situation à laquelle nous avons tout à gagner à en « penser » les traits et les dynamiques.

Mais, c’est aussi ce qui manque un peu à cet ouvrage. Ce travail de repérage de quelques « avatars » du temps accompli, il convient encore d’esquisser autant que possible des processus et de dessiner des futurs envisageables. On peut se demander, à juste titre, ce qui se joue dans telle ou telle attitude, en quoi elle se différencie des attitudes antérieures, comment elle valorise un monde absent de références coercitives (ce qui ne signifie pas sans références, ni sans références communes). Certains trouveront alors que la limite de l’abécédaire est là, elle laisse finalement le lecteur à ses responsabilités. D’autres ne seront pas sans approuver l’écrivain qui, après avoir décliné les difficultés de l’époque, sollicite qu’on en discute plutôt que de laisser croire qu’il détient une clé quelconque d’interprétation du monde, ou qu’il pourrait imposer ses orientations comme si elles venaient de Sirius.