Un instrument de pensée, d’analyse et de polémique fort pertinent a été conçu autour de la catégorie d’inégalité, par quelques 200 spécialistes des sciences sociales. 

C’est presque un « bonheur » (mais la rubrique n’y existe pas, pas plus que ses pôles de confusion : « consommation » et « bien être ») d’ouvrir un tel Dictionnaire des inégalités par la notion d’« Abolition de l’esclavage ». Ainsi le ton est-il donné par l’ordre alphabétique même. L’article portant sur cette question (signé Françoise Vergès) ne se contente pas de définir cette abolition, et donc de signaler comment l’esclavage a été délégitimé. Il rappelle les grandes étapes chronologiques de cette dernière, et fait droit aux différentes abolitions dans le monde, avant de célébrer un droit actuel d’ingérence dans le cas de découverte de populations réduites en esclavages, de quelque type que ce soit. La deuxième rubrique (Sandrine Dauphin) est non moins ouverte sur le monde contemporain. Il s’agit de « Action positive » ou « Discrimination positive » relative au sexe (association possible avec de nombreuses autres entrées : « Citoyenneté », « Genre », « Sexage »,...), à la couleur de peau ou à la répartition des biens sociaux, fondée sur la reconnaissance d’une différence, ou même divergence, entre l’égalité formelle et l’égalité réelle (des droits).

              Si nous suivons ce fil conducteur de l’Abolition, dans ce réseau de termes condensés en un Dictionnaire, le cheminement nous conduit directement à « Colonisation » (Gilles Manceron) : après avoir brossé rapidement l’histoire de la colonisation, l’auteur cerne les inégalités qui en sont constitutives (appuyées sur la discontinuité territoriale autorisant le « pacte colonial », selon lequel des principes différents s’appliquent en métropole et dans les colonies), parmi lesquelles le code de « l’indigénat » poursuit, pour une part, la mission du « Code noir », le droit ( !) des « races supérieures », la distinction entre les indigènes et les citoyens,... Dans l’ordre d’une lecture induite par la première rubrique de ce Dictionnaire, le lecteur est alors entraîné vers « Apartheid » (Benoît Dupin aurait pu faire remarquer, l’histoire de la langue jouxtant l’histoire des actions, qu’il s’agit d’un mot d’origine française : « mettre à part »), puis vers « Ségrégation raciale » (Mirna Safi), « Esclavage » (Francoise Vergès), et « Racisme », laquelle rubrique, très justement, est divisée en « Racialisation » (Magali Bessone), « Racisme » Magali Bessone), « Racisme institutionnel » (Valérie Sala Pala), « Racisme sans race » (Patrick Simon), « Racisme scientifique » (Carole Reynaud-Paligot), et « Racisme et sexisme » (Christelle Hamel).

 

  En un mot, le lecteur, par approches successives, parcourt fort intelligemment l’ouvrage, selon le principe même des Encyclopédies du siècle des Lumières. D’emblée, de surcroît, ce Dictionnaire des inégalités assume une perspective politique croisant l’histoire passée et présente (du monde), la morale et la politique, autour des données et perspectives des sciences sociales (n’excluant pas tout à fait, cependant, les philosophes, les statisticiens, les médecins et les juristes). Certes, au vu des passés de nos sociétés, on pouvait évidemment déjà engager une telle entreprise. Mais il reste vrai que l’actualité du néolibéralisme et de l’offensive du discours inégalitaire (légitimation des inégalités sociales, défense de la liberté individuelle, propriété privée) fait émerger cette question des inégalités de manière plus cruciale encore de nos jours. C’est la première vertu de ce Dictionnaire de nous le rappeler, sans céder ni à l’indignation, ni à la sentimentalité, parce que le choix a été fait de l’analyse scientifique et de sa manière de conduire à la décision politique.    

         Cet axe se retrouve aisément dans l’exploration d’une autre veine conceptuelle, celle qui relie « Pauvreté » (les directeurs), dont les auteurs rappellent qu’elle est composée d’un défaut d’avoir, de pouvoir et de savoir, à « Précarité » (Daniel Bertaux et Catherine Delcroix), puis à « Protection sociale » (Michel Grignon). En revanche, il n’aurait pas été incohérent de tisser quelques liens avec « Misère », rubrique absente, dont l’étude eut été utile pour éviter les lieux communs, et « Exclusion », catégorie qui n’est pas traitée en tant que telle.    

           Evidemment, la question centrale posée par ce Dictionnaire est celle du traitement possible et envisageable de la notion d’inégalité, ainsi que de son ampleur : avec les restrictions nécessaires dans l’exploitation des données possibles, les auteurs ayant privilégié, le plus souvent, la situation française pour les données factuelles ou le renvoi à des débats. Afin de mieux saisir le ton de ce traitement de la part des deux directeurs de l’ouvrage, il convient d’aller directement à cette rubrique : « Inégalité ». Elle est justement divisée en « Inégalités naturelles » et en « Inégalité sociale » (soulignons-le : au pluriel pour les premières et au singulier pour la seconde). La césure est d’une certaine manière assurée par Jean-Jacques Rousseau. Le renvoi est bien connu, le philosophe exposant d’entrée de jeu, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1753), cette distinction nécessaire si l’on veut s’attaquer à ce qui est au pouvoir des hommes et à ce qui relève effectivement de la politique. Les auteurs de la rubrique « Inégalité sociale » énumérant alors quatre conditions nécessaires pour une définition : la distribution inégale des ressources sociales, le renvoi aux structures sociales (existence dans la société et produite par la société), la production d’un sentiment d’injustice (existence dans la conscience). La quatrième condition nous reconduit exactement au point de départ de Rousseau, si l’on ajoute que, ne pouvant rien aux inégalités naturelles (handicaps divers), il est cependant possible de les soulager ou de ne pas les exclure de l’organisation de la société. Mais si tel est bien le cas, l’ouverture par conséquent sur la politique, on regrette que la rubrique « espace public urbain » soit victime de deux réductions : d’une part celle qui fait disparaître totalement « espace public » (qui n’est pas le lieu public) et celle qui exclut que l’on parle de l’espace public rural (non moins ségrégatif).         

      Ceci clarifié, un survol de l’ensemble de l’ouvrage montre que les rubriques se distinguent en 3 groupes : celui qui concerne les théoriciens, celui qui s’inquiète des notions et des significations conceptuelles, celui qui présente des inégalités concrètement, afin de donner aux théories et aux concepts une dimension plus empirique ou vécue. Ainsi vont, pour le premier cas, les rubriques : « Atkinson », « Bourdieu », « Darwin/Darwinisme social », « Fanon », par exemple ; pour le deuxième cas (nous changeons de lettre de l’alphabet) : « Universalisme », « Xénophobie », « Racisme », « Précarité »,.... ; et pour le troisième cas : « Cancer », « Compétences », « Genre », « Prison »,... Mais ce n’est pas tout, ces mêmes rubriques peuvent être agencées selon des domaines de recherche différents. Il est donc possible de suivre les inégalités d’un point de vue économique : « Exploitation », « Exclusion », « Impérialisme », « Chômage »,... On peut cependant préférer un cheminement plus juridique : « Egalité des chances », « Elections »,... ou encore un fil conducteur directement politique : « Hiérarchies naturelles », « Justice » (le texte commençant d’ailleurs par la question de l’indignation), « Libération », « Emancipation » (sans doute moins bien servie, un peu coincée entre « Elections » et « Emeutes raciales »), voire un paramètre plus régional : « Alzheimer », « Cancer », « Morbidité », « Vieillissement différentiel »,... Ou encore institutionnel : « ONG », « Politique de (la ville, du logement,...) », « Sécurité sociale »,..., si l’on met encore à part le suivi par les noms d’auteurs philosophiques d’Aristote à Thorstein Veblen (sinon « Voile d’ignorance » qu’on ne peut guère attribuer à quelqu’un d’autre qu’à John Rawls (Denis Collin)).

      

          Cela étant, le lecteur peut préférer une autre démarche. Elle consiste à interroger les « solutions » envisageables afin de dissoudre les inégalités. Les auteurs vont effectivement jusque là, ce qui est tout à leur honneur, beaucoup trop de Dictionnaires divers se contentant de « faits » ou de constats, sans poser les questions politiques requises. Ici, la démarche s’accomplit le plus loin possible. Dans la rubrique « Ethnologie » (Christophe Darmangeat), le mythe des sociétés « primitives » égalitaires est mis à mal. Dans la rubrique « Classes sociales » (Alain Bihr), l’auteur évite soigneusement de célébrer un peu aventureusement une « société sans classe » (de même que la question du « Communisme » est restreinte aux considérations antérieures à Marx). Mais dans la rubrique « Egalité » (Denis Collin, rubrique distincte de « Egalitarisme »), la possibilité d’une société d’égalité est bien évoquée, certes plutôt par Jean-Jacques Rousseau interposé (dommage d’avoir référé le texte de Rousseau à  l’année 1964, la date de l’édition choisie, et non celle de la première publication de l’ouvrage même, habituellement donnée pour renseigner le lecteur, un moment d’égarement ?). Enfin, le lecteur peut aborder la question de la « Justice » (Denis Collin) – une société d’hommes justes devrait être nécessairement parfaite -, ici décomposée, au-delà d’Aristote (justice distributive, corrective, commutative) en « Justice environnementale » (Sophie Moreau), « Justice pénale » (Laurent Mucchielli) et « Justice spatiale » (Philippe Gervaix-Lambony), mais aussi retraitée dans d’autres catégories comme « Isonomie » (Marie-Pierre Fondziak), « Démocratie » (Julien Talpin, traitement un peu juste de la catégorie) et « Politiques sociales » (Sandrine Dauphin), ou « Solidarisme » (Serge Audier, mais la bibliographie de cette rubrique est faible, c’est le moins !). Moyennant quoi, on aurait pu faire plus de place à la « Justice sociale » ou à « Utopie » (pourtant citée dans la rubrique « Egalitarisme »), ou encore à « Droit » (cependant, interrogé sous le titre de « Critical Race Theory » (Jean-François Gaudreault-DesBiens)), catégories qui sont fondues dans d’autres, plus larges. Mais alors, nos sociétés devraient consentir à supprimer le « Contrôle d’identité » (Fabien Jobard et René Lévy), comme elles devraient revenir sur la « Parité » (Françoise Gaspard), par exemple.   

          Parfois des associations de catégories sont très bien venues dans un tel cadre. Par exemple, « Démolition » (Marie-Hélène Bacqué et Sylvie Fol), évoquant les effets sociaux de la démolition consécutive à la rénovation urbaine, renvoie fort bien à « Lieu de mémoire » (Vincent Veschambre), puisque cet article s’interroge sur la mémoire des générations de locataires du logement social dès lors qu’il est soumis à l’implosion. De ce fait, inégalités et urbanisme viennent en avant, et il suffit de suivre « Aménagement et urbanisme » (Sylvie Fol et Pascale Philifert) ou « Sociologie urbaine » (Jean-Yves Anthier) pour s’en rendre compte. Mais on peut aussi consulter « Architecture » (Olivier Chadoin) pour y rencontrer des problèmes semblables, quoique le rédacteur n’évoque ni les architectures populaires (maisons Castor), ni les architectes ayant travaillé à résoudre des inégalités de ce point de vue (sont plutôt cités les architectes du vernaculaire).      

         Le jeu consistant à s’acharner à trouver des défauts à un Dictionnaire de ce type n’est pas forcément attirant. Chacun peut trouver des faiblesses dans tel traitement de rubrique, des absences plus ou moins remarquables, des défauts divers. Néanmoins, nulle phrase des directeurs n’établit une quelconque prétention à dire « tout », ou à être « omniscient » ! Bien sûr, on aurait préféré que la cité « belle » de Platon (Kallos) ne fut pas appelée « idéale », car en Grèce un tel « projet » n’a guère de sens, mais c’est devenu une habitude, pour autant dommageable. Certes, encore, « Culture et arts » sont exposés uniquement du point de vue du genre, ce qui est plus que court. Ou encore, la rubrique « Préjugé » (Nona Mayer, le terme étant réemployé dans la rubrique « Cerveau, sexe et préjugés » (Catherine Vidal)) est sans doute trop faible par rapport à la question des rapports aux autres (autant que par rapport à celle de la « Banlieue », pourtant traitée par Sylvie Tissot, ou celle de l’« Immigré » comme figure de l’inégalité, de la confusion et du rejet (ce qui n’est pas « Immigration », catégorie qui, elle, est citée), alors que les sociologues disposent de meilleures notions (pas nécessairement « idéologie », mais « fiction »), « Stéréotype » étant par contre relevé (Pascal Tisserand). Il n’est pas certain que l’homophobie tienne dans « Préjugé » (au demeurant, homophobie n’est pas une catégorie incluse dans ce Dictionnaire, alors qu’elle fabrique bien des inégalités). Quant à « Détention » (Pierre V. Tournier), on n’y évoque pas les quartiers VIP, pourtant pas très égalitaires !  Et « Boulot » pour renvoyer à « Travail », quel intérêt ?         

       En somme, la rédaction d’un tel Dictionnaire s’imposait et son contenu s’imposera, en particulier, sans pour autant laisser croire qu’il faille en réserver la lecture aux adeptes des sciences sociales, chez les étudiants et les chercheurs. Elle s’impose, ne serait-ce que pour la raison suivante : on peut y lire le travail social, culturel et politique de construction des catégories qui structurent de nombreux discours, et la manière dont ces catégories rendent visible ou invisible des pans entiers de la vie sociale, culturelle et politique. Au lieu de s’enfermer et de nous enfermer dans des conceptions essentialistes des phénomènes sociaux et politiques, ce Dictionnaire libère un espace de discussion bien nécessaire. En déplaçant assez souvent les significations, les rubriques choisies favorisent de nouveaux regards sur nos sociétés et sans doute des engagements politiques dont l’importance n’a guère besoin d’être démontrée.       

        L’organisation du travail qui a présidé à cette publication est la suivante. Un comité scientifique a conduit sa réalisation. Il était composé de : Claudine Attias-Donfut, Alain Bihr, Denis Collin, Pierre Concialdi, Jacqueline Heinen, Bruno Lautier (décédé en cours de réalisation et objet d’un hommage en tête d’ouvrage), Marylène Lieber, Roland Pfefferkorn, Fabrice Ripoll, Patrick Simon, Sylvie Tissot. Au-delà de ce premier cercle, 215 auteurs (nous n’avons pas recompté, nous suivons l’annonce de l’éditeur) se sont partagés la tâche concrète de rédaction des notices. Chaque notice, nous l’avons montré, peut renvoyer soit à d’autres notices, soit à des corrélats, soit, presque toujours, à des références bibliographiques centrales (évidemment assez condensées)