Le Monde diplomatique publiait déjà l’année dernière un article qui faisait état des conditions de travail chez le Léviathan de la librairie numérique Amazon, dont les nombreux employés brandissaient en guise d’étendard « le sourire sur le colis ce n’est pas le nôtre »   . Aujourd’hui, la guerre livrée à Hachette fait parler de Jeff Bezos qui jadis faisait de la relation client le pilier de la réussite d’Amazon. Nonfiction revient sur le géant de l’e-marché à travers une enquête fouillée du New Yorker signée Georges Parker.

L’article part d’une simple interrogation : « Amazon, c’est bien pour les consommateurs. En est-il de même pour les livres ? ». On semble à peine mesurer l’ampleur de la rhétorique quand une seconde question vient retenir notre attention. Qu’est-ce que vend Amazon exactement ? Amazon ce n’est pas le  « magasin du tout », mais c’est bien plus « le Tout », un système qui se régénère à partir de lui-même dans la recherche d’innovations où l’ambition est le maître-mot du mécanisme.

En conséquence l’identité de cette industrie tend à se diversifier dans les plis d’un supermarché mondial comme Wallmart, d’un fabriquant de matériel informatique comme Apple, d’un distributeur de vidéos comme Netflix, d’un éditeur comme Random House, d’un studio de production comme Paramount etc. Bref, cette diversification qui semblait être motivée par une volonté de « rendre accessible » le savoir,  engage une concurrence inévitable avec les entreprises desquelles Amazon revêt le manteau.

En effet, l'article suggère qu'Amazon va certainement se lancer dans une bataille contre Netflix en ce qui concerne la production des séries "maison" qui s’avère être un moyen persuasif pour rendre populaire le service Amazon Prime. Mais pas seulement, l'une des principales révélations de cette enquête est la mise en lumière du système de "co-op", pour "cooperative promotional fees", un euphémisme pour décrire les "redevances" qu'Amazon impose aux éditeurs pour mieux exposer leurs livres sur sa home-page. C'est une sorte de "product placement", quasiment imposé aux éditeurs. (Peu de consommateurs sont au courant du fait que les résultats des recherches faites sur le site d'Amazon sont en partie régies par ces "co-op fees"). Depuis quelques années, ce système de "co-op fees" est devenu de plus en plus complexe. Les éditeurs sont souvent obligés de payer un pourcentage de leurs ventes sur Amazon de l'année précédente en "marketing development funds" - un autre euphémisme ; pour les éditeurs les plus importants, cela se traduit de plus en plus souvent par un rabais encore supérieur sur les livres. Random House offrirait actuellement à Amazon 53 % de rabais sur tous les livres vendus (la marge d'Amazon en serait d'autant plus grande, et les "co-op fees" et autres "marketing development funds" sont du coup supprimés…). Pour un libraire indépendant, le rabais consenti à Amazon peut aller jusqu'à 60 % ! Un rabais qui a un prix : Hachette se voit être tributaire d’une stratégie de contrôle déloyale depuis sa résistance à vouloir réduire ses marges.

Mais l’enquête sans vouloir s’arrêter sur la critique, pose de réelles problématiques concernant le monde de l’édition et le rapport aux livres : Amazon n’a-t-il pas gagné, en devenant le libraire numéro un du monde,  non seulement un monopole sur le marché, mais sur le savoir ? Et par là-même, le livre n’a-t-il pas subi une mutation sans retour en passant du statut d’objet acquis par ses lecteurs à celui de moyen d’acquisition des données des lecteurs par l’entreprise ?

En effet, selon le journaliste, Jeff Bezos aurait compris avant Google, et bien avant Facebook, que la valeur d’une entreprise « online » réside dans la création d’une base de données des consommateurs, qui plus est, aisés et éduqués. Une stratégie commerciale qui est donc au cœur du modèle d'Amazon. Une personne interviewée en témoigne dans l'article : "Je pensais qu'Amazon était juste un libraire. J'étais stupide. Les livres étaient le moyen pour avoir le nom des consommateurs et leurs données. Les livres étaient un moyen, une stratégie, pour se construire un réseau de consommateurs".

L’équation selon laquelle le monopole sur la diffusion du livre est égale au monopole sur la diffusion du savoir est alarmante : L’inquiétude est donc portée sur le fait qu’ Amazon devienne un autorité sur l’échange des idées plus que n’importe quelle autre compagnie aux Etats-Unis et même à l'échelle de l’histoire de l'édition. À l’heure de l’iphone et des tablettes en tout genre, les livres restent centraux pour la vie intellectuelle américaine, et pour la démocratie. Et donc, la question s’élargie dangereusement : il ne s’agit plus de dire qu’Amazon est mauvais pour l’industrie du livre, mais pour les livres eux-mêmes.

« Chez Amazon, "personnalisation" signifie analyse des données et probabilités statistiques » : L'avenir d'Amazon passe par la recommandation et ses algorithmes, l’article a recensé de nombreuses informations sur ce sujet clé où le travail humain est substitué par celui de la machine. Par exemple, la home page d'Amazon, longtemps animée par de véritables éditeurs, est aujourd'hui intégralement automatisée par les algorithmes. Plus grave : les algorithmes dépendent désormais des paiements faits par les libraires  (les "redevances" citées ci-dessus) de façon à ce que la home page soit intégralement payée aujourd'hui par ces honoraires, nous faisons face à une véritable forme de publicité.

Mais plus concrètement, l’article reprend point par point l’ « horizon » Amazon :

D'abord la montée en puissance de "Amazon Publishing". Amazon devient un éditeur lui-même qui vend directement les livres des auteurs, sans passer par la chaîne du livre. Cette plateforme d'auto-publication connait un succès décisif (elle reverse jusqu'à 70 % du prix HT du livre à l'auteur, ce qui est énorme par rapport aux 10-15 % de rigueur sur le livre en hardcover). 

Ensuite le développement de la recommandation qui combine les algorithmes, la curation, les réseaux sociaux et des plateformes de lecteurs (dont GoodReads, un "online reader networks" que Amazon a racheté). Ainsi, Jeff Bezos veut éliminer les intermédiaires, y compris les critiques littéraires, et cette désintermédiation se fait grâce à l'élimination de tous les "gatekeepers" (critique, libraire etc.) qui « gênent », selon le mot de Bezos, la communication directe entre l'auteur et ses lecteurs. Et ceci dans une logique toute personnelle qui compare aisément l’édition du livre à l’industrie de l’acier dans les années soixante-dix.

Le développement d'Amazon Studios : l'objectif étant la production de contenus propres dans les séries télévisées pour concurrencer Netflix et devenir une grande plateforme de SVOD. (Comme Netflix avec House of Cards, Amazon a déjà les séries Alpha House, Betas et des dizaines d'autres en développement).

Avec Amazon Web Services, tout est en place pour accompagner la culture, si les usages y conduisent, pour créer le grand service par abonnement illimité de livres, de musique, de cinéma, de séries et de jeu vidéo - bref un Amazon culturel intégralement numérique et en modèle "bundle". Le Kindle (la liseuse d’Amazon) deviendra-t-il alors le dispositif par excellence pour accueillir tous ces contenus ?

En fin de compte, Amazon est une compagnie centrale dans la transition numérique actuelle et l'auteur semble dire qu'Amazon est plus la conséquence de cette transition que son déclencheur. "S'il n'y avait pas Amazon, il n'y aurait plus d'industrie du livre", laisse entendre l'une des personnes interviewées. Pourtant, en définitive, l'article conclut qu'Amazon est non seulement mauvais pour l'industrie du livre mais mauvais aussi pour les livres. Et que nous n'en sommes encore qu'au début…

 

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