Une enquête ethnographique, au plus près des usages et des apprentissages, portant sur ce que produit un équipement destiné à permettre un « accès à la culture » à des publics dits éloignés.

Solidement construit en 7 chapitres, l'ouvrage de Fabien Labarthe Démocratiser la culture multimédia ? Usages et apprentissages en milieux populaires se présente comme une enquête ethnographique, au plus près des usages et des apprentissages, portant sur ce que produit un équipement destiné à permettre un « accès à la culture » à des publics dits éloignés. Ce travail est clairement situé dans une temporalité marquée par l’éclosion des usages du numérique en France, dans la seconde moitié des années 1990 et au début de la décennie 2000, c’est-à-dire à un moment où on l’on assiste à l’arrivée, sur le marché, d’offres Internet grand public et, parallèlement, à l’émergence de la notion de fracture numérique dont l’auteur, à juste titre, nous rappelle qu’elle doit son succès rhétorique à la fois au concept anglo-saxon de digital divide, popularisé par un Al Gore qui cherche alors à promouvoir ses autoroutes de l’information, mais également au thème - récurrent dans l’histoire technologique nationale - du « retard français » ainsi qu’à la « fracture sociale » qui fut l’un des thèmes centraux de la campagne présidentielle de Jacques Chirac en 1995.

Or, quand débute l’enquête de Fabien Labarthe (en 1998 pour se terminer à l’été 2006), la résorption de cette fracture numérique est à l’ordre du jour et parcourt l’ensemble du discours politique. De facto, on assiste à un premier déploiement des infrastructures nécessaires et, d’autre part, les pouvoirs publics reprennent à leur compte le thème de la société de l’information. C’est ainsi que fut lancé, par le Premier Ministre Lionel Jospin, le programme d'action gouvernemental pour la société de l'information (PAGSI) au sein duquel le ministère de la culture et de la communication développa le programme « Espaces Culture Multimédia » (ECM). Sa mission était de soutenir la mise en place de lieux d'accès publics au multimédia dans les structures culturelles et socioculturelles. Ces ECM mettaient en œuvre des actions et des programmes de sensibilisation, d'initiation et de formation au multimédia à partir de contenus culturels, éducatifs et artistiques. Ils devaient ainsi directement contribuer à l'objectif gouvernemental de réduction de la fracture.

C’est l’un de ces ECM marseillais qui est au centre du travail de Fabien Labarthe. Il s’agit de la friche la Belle de Mai. Situé dans le 3e arrondissement de Marseille, c’est un quartier qui se trouve dans l’arrondissement où la proportion de la population est la moins diplômée et le taux de chômage le plus élevé du territoire marseillais. Si l’intérêt de F. Labarthe s’est initialement tourné vers les relations entre artistes et animateurs multimédia au sein de l’ECM, son attention s’est vite transférée vers les jeunes qui fréquentaient cet espace. Après avoir rencontré un animateur multimédia - qui a joué le rôle de ce que les anthropologues ont coutume d’appeler un informateur privilégié et qui s’est vite révélé médiateur, au sens que Michel de Certeau et Luce Giard   donnent à ce terme, à savoir la figure de l’individu-ressource capable de susciter l’intérêt et la curiosité, d’initier des usages inédits et des idées novatrices que les autres membres du groupe adopteront à sa suite – F. Labarthe s’est posé la question de savoir comment ces « jeunes » issus de « quartiers » se sont comportés au contact d’artistes et d’animateurs socio-culturels. L’enquête le conduit, à partir d’exemples toujours très concrets, à passer au crible de l’analyse un certain nombre de notions théoriques. Ainsi au fil des pages s’interroge-t-il sur la notion de public et sur ce qu’est « faire public », comment se fabrique et se construit un public.

Si dans un premier temps, la Friche demeure un équipement culturel qui, à l’instar des lieux de création artistique en général, attire peu les milieux faiblement dotés en capital culturel, ce n’est qu’en raison de la mise à disposition, à titre gratuit, de connexions à Internet que les jeunes du quartier vont commencer à fréquenter cet espace. C’est, précise F.Labarthe, à partir de l’été 2000, qu’ils viennent, de plus en plus nombreux, dans les locaux de l’ECM. Peu à peu, ils intègrent les normes de comportement, notamment quand émerge l’idée de créer une « Web TV » qui consiste à filmer les expositions et les concerts qui se déroulent dans la toute nouvelle salle de spectacles de la Friche. Labarthe nous donne à cette occasion des pages fortes sur les conditions dans lesquelles les jeunes accèdent à l’usage des technologies. Il nous permet de mieux comprendre les modalités d’apprentissage qui sont alors à l’œuvre. On voit bien comment l’acquisition de nouveaux savoir-faire se produit par habituation, tâtonnements, essais et erreurs. Les modalités d’appropriation les objets technologiques, comme le souligne l’auteur, donnent en effet lieu à des usages qui s’inscrivent dans des rapports sociaux qui constituent la matrice de leur production. Cet apprentissage se déroule dans un environnement de proximité qui favorise l’entraide et les collaborations dans les manipulations informatiques. C’est ce que Labarthe appelle une autodidaxie collective c'est-à-dire un mode d'auto développement des savoirs, généré par un groupe social autonome  

Ainsi - nous dit-il - les jeunes acquièrent peu à peu une culture du numérique à ne pas confondre avec la culture numérique. La culture du numérique désigne non pas l’objet culturel (i.e. un film ou tout autre contenu), mais la manière de le télécharger, de le convertir dans un format d’édition compatible avec un support de lecture, de le conserver et le transporter… Posséder une culture du numérique, c’est donc savoir manipuler l’objet numérisé et disposer d’éléments de compréhension quant à ses fonctionnalités informatiques. C’est donc bien d’innovations par l’usage dont traite ce livre, en ce sens qu’il y est question d’innovations technologiques ou de services qui naissent des pratiques des usagers et se diffusent à travers des réseaux d’échanges.

Pour conclure, F. Labarthe revient sur la question de la « démocratisation culturelle » qui, dans notre pays, se trouve au cœur des débats sociologiques et politiques depuis près de cinquante ans. Aujourd’hui, nous dit-il, une telle notion est en perte de souffle, sinon de sens. Tout se passe comme si désormais seul le numérique était en capacité de démocratiser la culture. Ce que nous montre bien son travail, c’est qu’effectivement l’ECM de la Friche apparaît comme étant susceptible de faire émerger un nouveau public de (et pour) la culture, si l’on entend par là la fréquentation inédite d’une structure culturelle par une population qui y est statistiquement sous-représentée. Mais si son enquête est historiquement datée (au début des années 2000, le matériel multimédia est onéreux et peu familier pour des jeunes de quartiers populaires) la période et le terrain choisis par l’auteur restent particulièrement intéressants. C’est sans doute son approche de l’autodidaxie collective – et l’observation des rapports de partage et de mise en commun qui s’instaurent alors -  qui aujourd’hui encore me semble d’une grande actualité. On lira ce travail en le mettant en rapport avec les travaux récents sur la « littératie numérique » et sur l’inclusion numérique, je pense notamment au récent rapport du Conseil National du Numérique