André Malraux, manifestement, attendait sa propre mort au cœur d’une civilisation qu’il jugeait épuisée, et d’un monde devenu « aléatoire ».

Comment ne pas avoir un certain plaisir – bien sur certains en auront du déplaisir − à retrouver la rhétorique de Malraux, alors que cet ouvrage, son ultime, rédigé en 1976, juste avant son décès, accède à la dimension du grand public, après un tour dans la Bibliothèque de la Pléiade ? Pour l’anecdote, on retiendra que Malraux n’a pas revu entièrement l’ouvrage en question avant impression, il n’a d’ailleurs pas signé le BAT (le bon à tirer), ni effectué toutes les corrections. Mais ce n’est pas seulement ce genre de curiosité morbide qui peut nous obliger à nous plier à sa lecture.

Que l’on adhère ou non à la thèse exposée, elle l’est brillamment, sans doute cependant, dans une stylistique un peu difficile à aborder, et qui sélectionnera les lecteurs. Non que le lecteur ne puisse se couler dans l’exaltation malrucienne, ou qu’il doive se trouver désarçonné par certaines figures de style, mais surtout parce que la pensée s’est tellement concentrée dans l’ouvrage que son auteur ne procède plus que par formules extrêmement raccourcies, chacune contenant quasiment le résultat de tous les travaux précédents.

La thèse donc : l’homme est un être éphémère (« l’homme précaire »), mais la littérature, qui est pourtant son œuvre, constitue un monde parallèle ayant le pouvoir d’échapper au temps par ses constantes métamorphoses.

Pour bien comprendre l’objectif de Malraux, il faut remonter à un ouvrage antérieur, lequel pose les fondements d’une pensée typique de cet auteur. Cet ouvrage ? Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale. Nous sommes en 1952, et tout ou presque, avant que cela n’advienne à la littérature, est pensé en ces termes de métamorphose, relecture, manière de revivifier… L’histoire des idées comprise, puisque, explique Malraux, le XVIIIe siècle avait transformé le christianisme en superstition, et le XIXe siècle l’avait transformé en morale.

Puis vient effectivement l’idée de cet ouvrage, le transfert de thème de la métamorphose vers la littérature. Cet autre projet est amorcé depuis 1975. Malraux annonce vouloir faire pour la littérature ce qu’il a entrepris pour la peinture. Il s’agit donc d’appliquer la notion de métamorphose en littérature, en soupçonnant qu’il s’est passé absolument la même chose dans chacun des domaines : « Ce n’est pas vrai que nous regardons le Parthénon comme les gens qui l’ont fait. Mais ce n’est pas vrai non plus que nous lisons l’Iliade comme les gens qui l’ont écoutée » (interview au Nouvel Observateur). Une Odyssée de la littérature, par conséquent, au prisme de la métamorphose, cette clef de voûte des travaux antérieurs !

Le volume est composé comme suit. L’ouvrage proprement dit, divisé en quinze chapitres, agencés en une exploration des imaginaires voués à des objets différents, et classés dans un ordre historique. Puis un appendice de L’Homme précaire et la littérature, soit une série de Fragments inédits. Enfin, en annexe, des notes diverses.

Il est possible de condenser le propos en l’identifiant à une théorie de réception de facture particulière, par son champ (la littérature) et par son objet (le lecteur). Il est vrai que le premier chapitre de l’ouvrage, sous couvert de raconter un ancien projet abandonné (un tableau de la littérature française) trace les contours d’une théorie générale. Une œuvre vaut d’abord par sa présence (la littérature se donne au présent, ce qui ne signifie pas nécessairement que l’on ne parle que de la littérature du présent), elle ne bénéficie ni de la même attention, ni de la même valorisation à l’époque de sa création et à l’époque de notre lecture, de sorte que l’œuvre d’art nous atteint par une sorte de « double temps » articulé ici en métamorphose. Création et réception baignent dans des contextes successifs, de même que deux réceptions ne se recoupent pas. Ainsi conçue la métamorphose fait jouer l’histoire de l’art en son entier et, au sein de cet ouvrage, l’histoire de la littérature. Malraux invente donc ici la bibliothèque imaginaire qui répond aux soucis du musée imaginaire.

Cette entrée en matière détermine le plan de l’ouvrage indiqué ci-dessus : Malraux établit d’abord les conditions de l’émergence de l’art, afin de mieux faire valoir comment certaines œuvres sont ensuite ressuscitées (l’Antiquité que découvrent les artistes du Quattrocento), puis d’examiner les modalités normatives qui formalisent les réceptions, même si dans les faits elles sont sans cesse rouvertes. Nous allons revenir sur ces points. Il reste cependant à ajouter que Malraux est sensible, en fin de parcours, aux mutations produites par l’audiovisuel, notamment par la télévision sur le champ de la littérature.

Où l’on voit bien que Malraux insiste fortement sur la possibilité de construire une histoire littéraire non linéaire ou chronologique. Au demeurant, cet ouvrage ne porte pas le titre d’histoire littéraire. Sa conception de l’histoire bouscule l’ordre du temps, pour ceux qui confondent histoire et temporalité. Notre lecture des œuvres du passé est orientée par celle des œuvres qui les ont suivies ; la bibliothèque mondiale ne procède pas par empilement ou succession (encore moins pouvons-nous croire que le passé n’est qu’une maladresse que le présent corrige heureusement !). Elle se joue à partir de processus de métamorphose, sur des lectures qui sont presque toujours des relectures ; sur des hiérarchisations sans cesse déplacées ; sur des formes fragmentaires et sélectives.

Revenons maintenant sur le premier chapitre. Ainsi vont les « Portraits dans l’antichambre ». Malraux rappelle avoir conçu un ouvrage travaillant déjà la métamorphose. Chaque écrivain convoqué devait lire un texte ancien, en s’écartant de tout académisme, et en se lançant dans une nouvelle aventure de lecture. Ainsi en est-il allé de Gide, de Suarès, et de bien d’autres, auxquels Malraux s’était adressé. Cela étant l’œuvre ne vit pas le jour. Néanmoins, Malraux insiste : ce dialogue possible avec le passé reconnaissant pour valeur suprême la présence des œuvres. « Comprendre une œuvre », tel était l’enjeu, à condition de préciser que l’objectif était de rendre sensible à ce qui fait la valeur de l’œuvre. Et Malraux de s’embarquer alors dans cette question de la vérité, qui permet de faire fonctionner son raisonnement dans le chapitre II. L’une des métamorphoses majeures de l’humanité est le bouleversement de l’imaginaire au moment de la Renaissance. On ne peut séparer l’imaginaire de la vérité de la question de la foi. En revanche, dès lors que la foi tombe, l’imaginaire de la vérité fait l’objet d’une métamorphose. De chaque côté de la frontière renaissante : l’image de vérité est la vérité ou l’image de la vérité est d’abord image. Et Malraux de renverser au passage le lieu commun selon lequel l’art des cathédrales aurait été un art pédagogique, alors qu’on confond là l’art sulpicien et l’art gothique. À la séparation entre l’imaginaire et la vérité succède la fiction. C’est Luther qui décompose cet imaginaire. Mais pour nous faire tomber dans le scepticisme et la relativité (Montaigne) ou le « génie hanté » (Shakespeare).

Suit l’exposition de deux autres imaginaires à partir desquels les métamorphoses se mettent en œuvre, mais différemment, dans la mesure où l’imaginaire est bien la puissance qui détache l’art de la nature. Après l’imaginaire de Vérité (confondre l’œuvre avec la vérité, prégnance du sacré), l’imaginaire de l’illusion (la Renaissance inventant un imaginaire collectif par le théâtre, dans lequel Don Quichotte remplace le roi Arthur) et l’imaginaire de l’écrit (la constitution de la littérature et du roman, création autonome, qui permet à l’écrivain de passer à l’intérieur de ses personnages et de dialoguer avec les lecteurs). L’unité de l’exploration tient en une phrase : « Une œuvre ne pénètre que dans les salles du cerveau préparées pour l’accueillir » (p. 74). Et avec plus d’humour, cela se traduit par une confrontation de deux lectures de Phèdre : « L’unité musicale de son écriture (de Racine) conduit à tenir “La file de Minos et de Pasiphaé” pour une harmonieuse généalogie, alors que ce vers signifiait pour ses auditeurs : la fille du monstre et de la démesure » (p. 94). Métamorphose ! Humour encore, mais plus féroce : « L’admiration de L’Orestie par un Alexandrin fait penser à celle d’une statue gothique par un Américain, dans un musée des États-Unis » (p. 72). Que l’accusé nous pardonne d’avoir choisi de citer cette phrase !

Il faut aborder maintenant les aventures de l’imaginaire du roman. Il est question de Balzac et de Flaubert (entre autres). Cela dit, si nous retenons ces deux noms, c’est aussi parce qu’ils constituaient à l’époque les pivots de réflexions sur la littérature et qu’ils n’ont pas quitté ce terrain, puisque le dernier ouvrage de Jacques Rancière sur la fiction et la littérature   les prend encore comme fil conducteur. À partir de 1857, montre Malraux, le règne de l’imaginaire balzacien commence. L’opération de Balzac affirme Malraux est de même nature que celle du Cid. L’un métamorphose le théâtre, l’autre métamorphose l’écriture. Balzac révèle un pouvoir. La Comédie humaine a un caractère mythique. L’œuvre vit de ses références, elle fait exister ce qu’elle propose. Les descriptions y sont elles-mêmes des personnages. À la mort de Balzac survivra un monde qui n’est pas seulement celui de chaque grand créateur, mais encore une création autonome.

D’un chapitre à l’autre, Malraux revient donc aussi sur Flaubert, après avoir remarqué que le roman n’a pas de partition (de plan arrêté d’avance, des plans, sans doute, mais qui ne gouvernent pas nécessairement le travail du romancier), pensant au Rouge et le Noir et à Guerre et Paix. Mais surtout, ce qu’il retient de Flaubert nous est encore familier de nos jours. L’œuvre de Flaubert serait sans aucun doute la première œuvre qui nait dans la bibliothèque imaginaire, comme on dit de Manet qu’il peint la première œuvre du musée imaginaire (ce que soutient aussi Michel Foucault, par ailleurs). Il est bientôt rejoint par Joyce. Tous les deux fondant la littérature ou plutôt l’écriture dans le dialogue de l’écrivain et de lui-même, le dialogue de l’écrivain avec ses maîtres en écriture, et le dialogue de l’écrivain avec ses lecteurs. Malraux approfondit ce point en relisant La Tentation de Saint Antoine et Madame Bovary.

Il n’en reste pas moins vrai que l’émergence du cinéma change la donne. « Lorsque Gérard Philippe incarne Fabrice del Dongo, il ne transforme pas le Fabrice de Stendhal, mais un Fabrice réduit à sa biographie ». En un mot, il n’y a pas identité entre le roman et le film. Il y a désormais deux histoires, celle que raconte le roman et celle que raconte le film.

Mais avant d’approfondir ce point, passons par le chapitre « Le Dictionnaire ». Il examine ou prend à parti la réaction fréquente qui consiste à voir dans une œuvre commençante la réalisation future. Or Malraux rappelle brutalement que « Rimbaud ne commence pas par écrire du Rimbaud informe, mais du Banville ». Un poète ne se conquiert pas sur l’informe, mais sur les formes qu’il admire (p. 153). Au demeurant, un romancier aussi.

Alors, revenons maintenant à « notre » époque, celle des années 1970. La presse a investi de domaine de la lecture, l’audiovisuel capte les regards, les sciences de l’homme occupent le terrain de la psychologie humaine, et le cinéma, avec ses institutions (les salles obscures) tente de meubler l’imaginaire des hommes. Pourtant, dit Malraux, il n’y arrive pas. Il ne réussit pas à produire un nouvel imaginaire. « La métamorphose de l’imaginaire continue. » Déjà, visant le cinéma, Malraux écrit : « Un imaginaire sans traces succède à la presse en la syncopant et la synthétisant. » On n’archive pas encore la télévision et la radio ! Et Malraux de nous brosser un panorama intéressant de ses propres références cinématographiques, avec commentaires sur Chaplin à la clef, avant de citer en abondance Eisenstein et Poudovkine.

Bien sûr, il faudrait encore raffiner ce parcours de l’ouvrage. Mais il faut avancer vers une approche plus générale. D’ailleurs, Malraux y invite, puisque le ton de l’ouvrage s’assombrit au fur et à mesure de son déroulement. La métamorphose a-t-elle encore quelque chose à nous offrir de nos jours ? Ce n’est pas certain. Malraux verse dans le pessimisme. Peut-on imaginer aujourd’hui (en 1977), une nouvelle métamorphose susceptible de nous orienter vers un nouveau défrichement du monde en même temps qu’elle nous permettrait d’échapper aux incertitudes d’une époque qui ne semble pas proposer des valeurs dignes de ce nom ? Quel idéal pour « notre » époque ? Malraux, manifestement, attend la mort dans une civilisation qu’il juge épuisée, au cœur d’un monde « aléatoire », de l’imprévisible d’une communauté émiettée, chaotique, rendue au hasard et à ses démons – c’est ainsi qu’il la décrit −, où se meut l’« homme précaire ». Ainsi prend sens la phrase mise ici en titre de ce compte rendu : « On ne jardine pas dans les terrains d’Apocalypse », notre époque ! Cela dit, pourtant, ni la littérature, ni le cinéma, ni l’archive n’ont cessé de proliférer…