Un ouvrage de vulgarisation intéressant sur les superstitions au Moyen Âge. 

Dans un contexte d’ultra-spécialisation de la recherche et de l’écriture, Jean Verdon appartient à cette catégorie d’historiens souvent décriée par les plus érudits d’entre eux : celle des vulgarisateurs. Par aigreur peut-être, les grincheux leur reprochent manque de rigueur, simplisme, généralisations abusives et autres artifices romanesques. J. Verdon, professeur honoraire d’histoire médiévale – il a pendant plusieurs années travaillé sur l’histoire des femmes au Moyen Âge –, n’en est certes pas à son premier ouvrage "grand public" (Rire au Moyen Âge, Boire au Moyen Âge, L’Amour au Moyen Âge etc.). Son savoir est de seconde main mais l’exploitation qu’il fait et de la bibliographie et des sources, abondamment citées, attestent le sérieux de sa recherche mais aussi ses talents de conteur.

Le sujet d’étude, s’il est loin d’être vierge, n’en demeure pas moins attractif. Les "superstitions" médiévales surprendront les moins avertis qui croient encore à un Moyen Âge culturellement archi-dominé par une Église manipulant les consciences et imposant avec aisance à tous la religion chrétienne ; elles séduiront les curieux qui savent déjà que dissidences et résistances aux pouvoirs locaux passaient par les pratiques magiques du quotidien ; enfin, elles rappelleront aux férus de la question ces vieux débats qui traînent encore dans les tiroirs de l’historiographie : l’histoire des mentalités est-elle bel et bien morte ? Que vaut l’opposition schématique entre culture "populaire" et culture "savante" ? Comment articuler normes et pratiques ? Comment décrire les liens entre gestes et croyances ? Il est clair que J. Verdon ne pose pas frontalement ces questions, car son lecteur (potentiel) n’est pas historien de métier. Mais on les devine derrière chaque exemple, si bien que ce livre constitue aussi un bon mémento pour le plus savant des lecteurs.

Tout commence autour du Ve siècle avec les prémices de l’évangélisation de l’Europe. Une christianisation très lente, qui prendra plusieurs siècles, passera par "l’assimilation", parfois la prohibition, des pratiques païennes, mais aussi par la conquête (la guerre menée par Charlemagne contre les Saxons entre 772 et 802 reste un modèle du genre...). En témoignent le droit romain, les lois "barbares", les législations conciliaires gauloises, italiennes ou anglaises, mais aussi et surtout les fameux "pénitentiels", ces incroyables listes de péchés, importées d’Irlande sur le continent au VIe siècle. A chaque péché les clercs ou les moines assignent un "tarif", autrement dit une pénitence proportionnelle à la faute qui a été commise. Dans ces listes, on trouve notamment tous les comportements religieux illicites, les croyances infondées, les traces résiduelles du paganisme. Au début du XIe siècle encore, l’évêque et juriste Burchard de Worms impute aux femmes des pouvoirs magiques censés attiser le désir sexuel. L’Église rend donc compte de ce qu’elle estime être des écarts aux nouvelles normes chrétiennes qui peinent tant à s’imposer. Le documentation très riche, qui mérite les comparaisons qu’établit J. Verdon, atteste la vigueur des rites funéraires païens, des croyances dans les rêves, dans les astres, et dans la magie, même après les titanesques efforts carolingiens d’uniformisation religieuse de l’Empire. Dans un monde essentiellement rural, aux communautés humaines réduites et closes, cette culture religieuse hybride résiste assez bien jusqu’au XIIe siècle et ne rencontre finalement l’opposition farouche que d’une poignée de théologiens agacés (saint Augustin le premier).

Mais avec "l’explosion" démographique et le renouveau des villes, l’Europe change au XIIe siècle. Le fossé culturel entre villes et campagnes se creuse, et les secondes font l’objet d’une stigmatisation intellectuelle croissante. La ville devient le centre de production des normes (politiques, religieuses, juridiques) ; la campagne, elle, est associée à l’ignorance, et les superstitions sont un signe de "déficience culturelle". J. Verdon choisit le titre un peu provocateur de "Folklore", peut-être pour mieux indiquer à quel point les différentes déviances religieuses sont désormais sujettes à moqueries, dans les exempla par exemple, ces micro-récits que les prédicateurs des ordres mendiants notamment (XIIIe siècle) insèrent dans leurs sermons. L’anthropologie historique menée par Jacques Le Goff puis Jean-Claude Schmitt guide J. Verdon dans l’interprétation de cette littérature si spéciale, qui oscille entre fascination et condamnation de la magie, et qui hésite sans cesse entre schèmes sacrés et codes profanes. Comment imaginer que l’Église tolère la sanctification d’un animal, par exemple ? C’est le très fameux exemple du tombeau de saint Guinefort le lévrier, sur lequel les femmes amenaient leurs enfants malades pour qu’ils guérissent, et dont J.- C. Schmitt a donné les clés de compréhension. L’Inquisition implantée dans le diocèse de Lyon condamne sans appel cette superstition. Car si le détournement des pratiques légitimes fait parfois sourire les clercs et les laïcs lettrés, il ne faudrait pas négliger pour autant l’inquiétude croissante face à une instance qui jusqu’ici s’était faite discrète dans les textes : le Diable. J. Verdon semble situer la rupture au début du XIVe siècle, avec la naissance de la démonologie, cette science qui tâche de décrire les différentes manifestations de Satan. Mais la chronologie mériterait d’être révisée, dans la mesure où la papauté et l’Inquisition commencent à qualifier "d’hérésies" les atteintes à la majesté divine et s’emploient à lutter contre leurs nouvelles cibles dès le début du XIIIe siècle.

Dans une troisième et dernière partie, J. Verdon s’attache donc aux différentes mises en accusation de la magie et de ses "soeurs" : astrologie ou sorcellerie. Aux XIVe-XVe siècles, croyances et pratiques hétérodoxes sont en effet marquées du sceau de la sorcellerie et mises en scène dans le cadre de grands procès politiques intentés par la papauté mais aussi par le roi de France. Guichard, l’évêque de Troyes, est ainsi accusé, en 1308, de s’adonner à la sorcellerie et "d’offenser la majesté divine", parce qu’il faut bien trouver un coupable à l’assassinat de la reine Blanche de Champagne. Dans leurs manuels, les inquisiteurs comme Bernard Gui, et même certains laïcs, font de la sorcellerie le crime de lèse-majesté par excellence. La "chasse aux sorcières" commence donc bien avant le XVIe siècle, soutenue qu’elle est par de solides traités comme Le Marteau des sorcières (1487), par une procédure d’enquête pour le moins efficace, et par la complicité du bras séculier et de l’Église. J. Verdon avance sur un terrain extrêmement bien balisé par les médiévistes français, Alain Provost, Franck Mercier, Pierrette Paravy ou encore Jacques Chiffoleau, tous ayant cerné les contours de la sorcellerie et saisi la signification éminemment politique des hérésies. En 1459, des hommes et des femmes de la ville d’Arras sont accusés de se rendre à la "vauderie", c’est à dire au sabbat. L’enquête est menée par l’Inquisition, mais les accusés seront déférés au pouvoir séculier et brûlés. En 1491, la justice royale fera cesser toute poursuite afin de se concilier les bonnes grâces d’une ville qui jusqu’ici s’était trouvée sous la coupe du duché de Bourgogne.

L’atout majeur de l’ouvrage est aussi sa limite. Tout au long de ce livre, J. Verdon prend soin de citer des traductions accessibles, qu’il s’agisse de la documentation la plus "juridique" (le Décret de Burchard de Worms, le manuel de l’inquisiteur Jacques Fournier), de sermons, de chroniques ou de traités médicaux. Parfois, l’auteur s’efface même totalement derrière de longues citations, qui du coup nous entraînent loin des interprétations délicates et des polémiques historiographiques... Or J. Verdon, même s’il semble à bon droit se moquer des étiquettes, pratique ce que d’aucuns dans les années 1980 auraient taxé d’histoire "des mentalités". Il arrive par conséquent qu’il cherche derrière les comportements et les croyances des structures cognitives sous-jacentes, et qu’il généralise ces structures à des collectifs tout entiers, découpés en fonction de leur degré d’illettrisme. Certes, on ne saurait nier les énormes dissymétries existantes au Moyen Âge sur le plan culturel ! Mais le trait ici esquissé continue d’opposer superstitions et religion, dogme et folklore, culture populaire et culture lettrée. Bien entendu, J. Verdon prend soin de donner quelques exemples de recoupement de ces "zones" de représentations et de pratiques. Ainsi Charles V que l’on sait grand collectionneur de livres d’astrologie dès la fin des années 1350. Mais cette démarche ponctuelle suffit-elle ? On est en droit d’attendre des médiévistes qu’ils appréhendent autrement la question des croyances, en cessant de les autonomiser par rapport aux gestes quotidiens, au travail, à la sexualité etc., d’attendre aussi d’eux qu’ils revisitent à nouveaux frais les rapports des normes religieuses aux pratiques profanes. Ici, les vieilles rengaines de Van Gennep sur le "folklore" ressortent, et le concept de "superstition" paraît finalement bien mal choisi et comme titre et comme axe structurant ! Car a-t-il finalement jamais existé autre chose que des "hybrides" ? Est-il encore besoin de ces catégories "rationnel" / "irrationnel", "culturel" / "naturel", "magique" / "logique" ? Bref de ces Grands Partages qui ne disent déjà pas grand chose de la modernité (si ce n’est de sa propre mythologie), et qui en disent encore moins sur les mondes dits pré-modernes ou pré-critiques.  

Le but de J. Verdon n’était évidemment pas de faire un livre d’historiographie, encore moins d’épistémologie. Saluons donc un livre plutôt bien documenté, dans la lignée des Annales, et qui pourrait surprendre ceux qui associent naïvement le Moyen Âge aux fées, aux sorcières et aux revenants...


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Crédit photo: wallyg / Flickr.com