L'entrée en résistance d'Armand Simmonot : une histoire singulière situant l'engagement des résistants pendant l'Occupation à l'échelle individuelle et éthique, au delà des récupérations politiques.

Les "récits de vie" reviennent au goût du jour, comme le note le magazine Sciences Humaines, selon lequel "le récit restitue une chair qui échappe aux analyses scientifiques"   . Pour autant, quel enseignement peut-on tirer de ce type de récits ? Dans un livre dense et extrêmement bien documenté, Jean-Yves Boursier répond à cette question, en ethnologue et historien, en s'intéressant au parcours de vie d'un bûcheron du Morvan, Armand Simonnot : un homme humble, dont l'engagement dans la Résistance et dans le communisme en a fait une célébrité locale, dont il n'a semble-t-il jamais voulu tirer profit. Ce travail, issu d'entretiens réalisés avec celui-ci sur de longues années, fait apparaître de façon saisissante comment les fils de l'histoire individuelle se nouent parfois avec ceux de la grande histoire nationale ou mondiale, alors que  le parcours d'un individu garde sa dynamique propre, rétive à l'analyse sociologique.


Une région des marges

Après une brève mais dense introduction, on entre immédiatement dans le récit. Boursier donne à voir, en restituant les entretiens menés avec Armand Simonnot, le fonctionnement de micro-sociétés situées à la périphérie du monde industriel (aujourd'hui quasiment disparues). Dans le Morvan, ce massif de hautes collines de Bourgogne difficile d'accès, situé à cheval entre la Saône-et-Loire, l'Yonne, la Nièvre et la Côte d'Or, les rares paysans étaient regroupés en sociétés villageoises "traditionnelles" selon une économie qui peut être dite de subsistance où chacun, méfiant vis-à-vis de l'église ou de la politique, menait sa vie de façon individualiste. Ceux qui possédaient un peu de terre et quelques bestiaux (vaches, cochon) donnaient le froment récolté au meunier ambulant qui leur apportait la farine, et étaient à peine insérés dans l'économie monétarisée en allant vendre de temps à autres quelques œufs ou du beurre à la foire la plus proche. La pauvreté explique l'exode de nombreux Morvandeaux vers Paris, où ils devenaient domestiques dans les familles bourgeoises. Mais il existait dans ces villages et hameaux des individus encore plus à la marge : les bûcherons, qui ne possédaient pas la terre, et qui n'avaient que leur corps comme ressource. À ces véritables "ouvriers-paysans" comme ils se définiront parfois, un propriétaire pouvait prêter un coin de terre à cultiver contre des travaux manuels (moisson, etc.).

Un bûcheron communiste et résistant

Simonnot est un de ceux-là : élevé par ses grands-parents (ses parents étant partis travailler à la ville), il devient exploitant à la mort du grand-père mais part faire un long service militaire et à son retour sa grand-mère a vendu les bêtes : il ne lui reste plus qu'à prendre le chemin de la forêt où, avec quelques autres, il va faire le bûcheron. Parallèlement, le communisme sera le grand engagement de sa vie. Lui qui n'a qu'un certificat d'études va se former intellectuellement en lisant L'Humanité dès l'âge de seize ans. Militant libertaire pacifiste au début des années 30, il adhère au PCF en 1934. Il fonde ensuite une petite cellule (une vingtaine de personnes) de paysans dans son village de Saint-Léger-Vauban. Antimunichois et tête de liste locale, il ne réussira pas à se faire élire. Formé à l'Ecole centrale paysanne qu'il décrit tout de suite comme un lieu de "propagande communiste" où on présente une URSS enchantée, il gardera tout au long de sa vie une grande indépendance d'esprit, notamment vis-à-vis de la ligne du Parti. Résistant devenu après-guerre garde du corps de Charles Tillon, décoré de la Légion d'honneur, il aurait pu faire carrière. Mais il n'a jamais été un "oppositionnel" officiel, ni n'a cherché à utiliser son capital militant : après que Tillon est écarté de la direction du PCF, à l'époque des grands procès intentés par Moscou aux dirigeants trop "nationalistes", Simonnot, "écœuré moralement", quitte la politique et retourne faire le bûcheron.

Le parcours de cet homme est donc incroyablement singulier : homme de peu et homme des marges, il était né dans un monde où la dissidence et les choix personnels étaient les valeurs les plus centrales – il est de ces "gens qui n'ont jamais rien attendu de personne". Pour Boursier, dans ces micro-sociétés villageoises pas aussi fortement normées qu'ailleurs, les paysans, habitués à la subsistance, pouvaient désobéir, ce qui explique qu'ils aient très bien survécu à la guerre. Simonnot incarne parfaitement ce type de personnage individualiste mais dévoué à la cause collective, engagé sans être idéologue, ayant toujours cherché à mettre en pratique un certain nombre de valeurs : la justice sociale, l'égalité, la défense de la nation.

Une micro-histoire éclairant les enjeux politiques de l'histoire et de la mémoire locale

Politique locale

Le récit de vie de Simonnot permet en outre d'éclairer les formes locales du politique, ainsi que les enjeux mémoriels liés à l'histoire locale. En Yonne-Côte d'Or, à côté du pouvoir de l'église catholique, la droite libérale y fut majoritaire malgré un fort courant socialiste, et dans ce contexte le communisme n'y exista que de façon très minoritaire. La région a de fait été tenue tout au long du siècle par des dynasties de notables conservateurs inamovibles, selon un schéma typique de la IIIe République. Pierre-Etienne Flandin, fils de député, lui-même député de la droite libérale dès l'âge de 25 ans, munichois et opposant célèbre au Front populaire, en fut l'exemple le plus emblématique. La continuité entre la IIIe République, Vichy et la IVe République, dont parlent Gérard Noiriel   ou Robert O. Paxton   notamment, est parfaitement illustrée dans cette région qui n'a pas connu de véritable épuration : à part la condamnation de quelques collaborateurs, les élites locales  compromises avec Vichy sont restées en place et les politiques ont rapidement vu leur inéligibilité levée (ce fut le cas de Flandin, ministre de Pétain, qui fit 26 mois de prison avant de redevenir député). Dans ce contexte, c'est le défaitisme qui domine avec l'impression que l'ordre politique est immuable. "Si Flandin n'était pas mort, il serait encore député", dit Simonnot. Celui-ci n'est du reste pas préoccupé par la politique locale : il cherche avant tout à mettre ses actes en accord avec ses idées.

Résistance

Par ailleurs, la Nièvre et le Morvan ont été des hauts lieux de résistance. En août 1944, on y trouvait quelques 7000 maquisards, et des habitants locaux sympathisants. La Résistance devenait dès lors un enjeu de mémoire, en particulier pour le PCF. Or la Résistance, Simonnot l'a vécu de près : il fut premier FTP de l'Yonne, commandant du Maquis Vauban (août 1944). Comme un certain nombre de militants antifascistes, il songe dès le début de l'Occupation à continuer le combat, et se met à "ramasser des fusils", signant ainsi, dès août 1940, son entrée en "résistance personnelle", à un moment où, en plein Pacte germano-soviétique, n'existait aucun mot d'ordre émanant du parti.
 
Défendant sa conception de la vérité historique, Simonnot est régulièrement intervenu publiquement, jusqu'à la fin de sa vie, dénonçant notamment le fait que le PCF s'appropriait des actes personnels et isolés de militants (comme le ramassage d'armes). Commentant les paroles de Simonnot, Jean-Yves Boursier confirme qu'un petit groupe de dirigeants locaux du PCF, dont certains (tel Robert Bailly) étaient historiens, a voulu réécrire l'histoire locale à sa façon   . Jusqu'ici, les études critiques des années 80, telles celles d'Annie Kriegel   ou Philippe Robrieux   , avaient privilégié l'étude de l'appareil au détriment de la base. Une décennie plus tard, l'état d'esprit changeait avec la remise en cause générale de l'idée même de communisme dans le Livre noir du communisme   , alors que la thèse monolithique d'un unique communisme, "passion française" et pure émanation de Moscou   , perdurait. Boursier propose quant à lui de considérer qu'il n'y a jamais eu un seul modèle de communisme en France, mais plutôt "un ensemble de pratiques politiques, nationales et locales, de la part d'individus se réclamant du communisme" (p. 25). De la même façon, cette micro-histoire à l'échelle d'un individu permet de ne pas essentialiser l'objet "Résistance", qu'il vaut mieux percevoir comme "un ensemble de réalités multiples et contradictoires" (p. 26), puisqu'on pouvait être à la fois pétainiste et résistant (tel Henri Fresnay), ou contre Vichy sans vouloir chasser l'occupant allemand (ce fut la ligne officielle du PCF pendant le Pacte germano-soviétique).

Eloge du choix individuel

Le parcours d'Armand Simonnot est donc intéressant à plus d'un titre, mais surtout à cause de sa singularité : il ne rentre dans aucune case. En ce sens, retranscrire la parole de celui-ci, en adoptant une posture qui est celle de l'ethnologue, en livrant une description quasi-ethnographique de la réalité perçue par un individu, s'avère une démarche extrêmement fructueuse. Car le cas de Simonnot, rétif à tout embrigadement ou à toute soumission, se comprend somme toute assez peu par la théorie. Il fut certes façonné par la culture propre à des micro-sociétés isolées, mais leur structure ne suffit pas à "expliquer" l'intégralité de son parcours, sa fidélité à ses idéaux, son opiniâtreté et sa liberté intellectuelle et matérielle, son courage. Passant entre les mailles de la grande histoire, il lui a pourtant imprimé sa marque. Le livre de Boursier illustre donc magistralement les collusions et les écarts existant entre l'Histoire et les individus anonymes qui, comme l'avait noté Marc Ferro   , se sont trouvés pris dans le tourbillon des crises du XXe siècle et ont été sommés de faire des choix