On considère souvent l’Union de l’Europe comme "un long fleuve tranquille", une évidence qui doit son existence à une sorte de nécessité consensuelle. La géopolitique de l’Union européenne de Sylvain Kahn rappelle au contraire qu’elle est un projet complexe qui n’est pas sorti du chapeau de quelques politiques ou techniciens.


Une histoire, des projets

Le court essai de Sylvain Kahn présente d’abord l’histoire de la construction européenne. Elle s’est faite par des traités qui traduisent une mutualisation des intérêts nationaux. Pendant 40 ans, ces nouveaux textes ne s’occupent pas des compétences régaliennes de l’État en raison du rejet de la Communauté Européenne de Défense par le parlement français (1954). Ils ont permis la mise en œuvre effective de politiques : union douanière, agriculture, monnaie, politique étrangère, défense…  

La construction européenne n’est pas qu’une succession de traités, c’est avant tout un projet ou plutôt plusieurs projets. L’Europe a été impulsée par les Français mais les Britanniques avaient aussi leurs ambitions et les Allemands ont aujourd’hui une influence grandissante. La prédominance française de départ cesse avec la chute du mur de Berlin, le départ de Margaret Thatcher et les élargissements importants qui ont eu lieu ces dix dernières années. Un évènement révélateur de la fin de cette "Europe française" est par exemple la guerre d’Irak avec la division qu’elle a entrainée entre position franco-allemande et position britannique. La diplomatie française n’avait pas cru bon de s’assurer une majorité de votants et les nouveaux États avaient soutenu les britanniques. 
  
Mais cet affaiblissement de la diplomatie française ne veut pas dire pour autant avènement d’une Europe anglaise. Elle reste impossible en raison de traditions politiques hostiles au niveau supra national : un britannique ne devrait être soumis qu’au droit du Royaume et les mutualisations de souveraineté sont durement négociées. À la différence des Etats-Unis et de la France, les britanniques n’ont jamais voulu avoir de mission universaliste. Par ailleurs, l’attachement aux relations transatlantiques entraîne une réserve certaine envers la naissance d’une organisation concurrente à l’OTAN. Plus récemment, l’échec du blairisme européen n’a pas permis d’imposer le pays comme un leader crédible de l’Union. Il n’en reste pas moins vrai qu’il serait aujourd’hui inconcevable d’imaginer l’Union sans le Royaume-uni. Il apporte beaucoup : puissance militaire, administration compétente et rayonnement mondial. Si les Britanniques n’ont jamais été la locomotive de l’Union, ils restent néanmoins solidement attachés au train.   
 
La crainte souvent évoquée d’une hégémonie de l’Allemagne est largement fantasmée. Les évolutions politiques du pays sont plus à analyser comme une émancipation vis-à-vis des vainqueurs de 1945. L’Allemagne est naturellement revenue dans la diplomatie mondiale en tant qu’État à part entière.


Ensemble pour quoi faire ? 

En prenant l’exemple des élargissements, la troisième partie de l’ouvrage entre dans le fond du sujet. La construction européenne est un projet totalement nouveau qui est à l’origine de la plus longue période de paix depuis l’empereur romain Caracalla. Surtout, à la différence des empires, elle se fonde sur le droit et rejette la domination comme mode de gouvernance. L’élargissement est "consubstantiel" à l’idéal européen. Cette révolution dans l’approche des relations internationales a pour vocation naturelle de s’élargir à toute l’Europe et même pourquoi pas un peu plus. Les élargissements ne sont pas un danger pour le fonctionnement de l’Union. Pour le dernier en date, les décisions se prennent même plus vite qu’avant 2004. L’auteur soutient l’idée que le projet géopolitique européen est d’inspiration kantienne. Vers la paix perpétuelle d’Emmanuel Kant pose le principe d’une société de nations libres, une alliance de paix. Pour Kant, c’est "un fédéralisme d’Etats libres" qui ne vise pas la puissance politique mais à conserver et à assurer la liberté d’un Etat pour lui-même et celle des autres Etats alliés.

L’auteur analyse ensuite les séries d’élargissements avant de s’intéresser à l’adhésion turque.  Pour Sylvain Kahn, la construction européenne est "la réactualisation de l’héritage des lumières, après que les pays d’Europe l’ont retourné contre les autres peuples, avec la colonisation, puis contre eux-mêmes, durant ’la guerre civile européenne’ des années 1914-1945". Il oppose les kantiens (dont il fait partie) aux "huntingtoniens en référence au fameux livre de Samuel Huntington pour qui le monde est divisé en grandes aires de civilisation nécessairement antagonistes puisqu’essentiellement différentes". En soutenant clairement l’entrée de la Turquie dans l’Union, Sylvain Kahn en conclut qu’il est plus judicieux de "regarder l’UE du point de vue du monde et de l’extérieur".


Des réussites et des doutes

Après avoir expliqué brièvement le fonctionnement et les grands principes des institutions, Sylvain Kahn expose les difficultés liées à l’adhésion populaire et au retour des égoïsmes nationaux. Pour la plupart des dirigeants, les problèmes viennent du déficit démocratique et du fait qu’il aurait d’abord fallu approfondir avant d’élargir. Pour l’auteur, le problème tient plutôt à la rupture liée à la chute du mur de Berlin. Ce changement aurait fait basculer les populations européennes dans un vertige des limites, des fins, et du sens du projet commun, ce qu’il appelle "vertigo européen".

L’auteur livre également son analyse de l’échec de 2005 et de la solution apparue en 2008 : l’Union ne colle pas à un idéal connu, elle est unique et doit le rester.Pour ces raisons, le traité simplifié préparé par Angela Merkel après une impulsion de Nicolas Sarkozy "s’est imposé de lui-même".


Quelle politique étrangère ?

Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur développe le thème de la politique étrangère de sécurité et de défense. Ce pilier nouveau a été introduit à partir du traité de Maastricht et s’est vu renforcer par Helsinki (1999) et Nice (2000), jusqu’à la création d’une force de réaction rapide de 60 000 homme déployables en 60 jours dans un rayon de 6000 km. A l’heure de l’indépendance du Kosovo et de l’intervention européenne qui l’accompagne, l’exemple de la politique de défense est révélateur : l’Union européenne n’a pas pour vocation de construire un empire mais plutôt d’exporter ses principes par la démocratie.

L’absence de volonté impériale ne veut pas dire être angélique, au contraire. L’auteur pose le problème de la Russie : un "empire" qui défend les relations diplomatiques du passé en face d’une communauté de droit. Cet exemple montre à quel point il est urgent de se doter rapidement d’une politique commune de l’énergie et de ne pas céder aux propositions d’accords bilatéraux de Moscou.   

Plus qu’un dépassement de l’Etat, l’Union européenne est l’instrument de "la mutation des valeurs politiques et idéologiques dont il a été le vecteur depuis la Renaissance". La géopolitique de l’Union européenne se termine ainsi sur une note particulièrement positive : "plus nombreux seront les peuples qu’elle inspirera et qui se l’approprieront, mieux l’humanité s’en portera".   


*KAHN, Sylvain, La géopolitique de l'Union Européenne, Paris, Armand Colin, octobre 2007.