Marc Le Ny propose de relire les écrits d'Arendt, considérés dans leur intégralité, en démontrant de manière très convaincante que la question du temps en constitue l'un des fils directeurs privilégiés.

Dans l’excellente préface que Paul Ricœur avait signée en 1981 pour l’édition française de Condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt, celui-ci faisait remarquer avec une remarquable clairvoyance que "la constitution temporelle des activités" qu’Arendt distingue tout au long de l’ouvrage "fournit la ligne directrice" de son anthropologie philosophique   . Plus précisément, l’originalité ne réside pas tant dans l’intégration du temps dans la compréhension de l’existence humaine (puisque, après tout, un tel trait n’est-il pas l’une des principales caractéristiques des philosophies existentielles et, au premier chef, de la philosophie heideggérienne ?), que dans le fait que cette description des temporalités de la condition humaine commande l’analyse des phénomènes politiques. Il ne suffit pas de dire qu’Arendt fait du temps une dimension des phénomènes politiques s’ajoutant aux autres dimensions qui leur sont constitutives, mais que la richesse des analyses qu’elle propose des phénomènes politiques tient dans une large mesure à la façon dont elle prend en compte de manière inédite leur temporalité, au point de promouvoir le temps au rang de catégorie centrale d’intelligibilité du politique.   

Telle est en quelques mots la thèse majeure qui est défendue par Marc Le Ny, avec force et précision, dans cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 à l’université Paris-Diderot (Pars-VII) sous la direction d’Etienne Tassin. La thèse ne manque pas d’originalité, car personne à ce jour, en dépit de l’intérêt soutenu que suscitent les écrits d’Arendt dans de nombreux pays, alimentant une littérature secondaire pléthorique, n’avait tenté d’embrasser la totalité de l’œuvre de la philosophe en privilégiant cet angle d’analyse. Mais originale, la thèse l’est encore en ce sens où il semble, à une première lecture, qu’Arendt elle-même accorde une plus grande importance à l’espace plutôt qu’au temps dans l’appréhension des phénomènes politiques. Le domaine public n’est-il pas saisi dans les termes d’une spatialité où se déploie la pluralité ? Le vocabulaire employé lui-même (domaine public, espace d’apparences, etc.) ; l’articulation entre le domaine privé et le domaine public ; la référence à l’agora comme paradigme historique de l’espace public ; l’insistance sur la lumière de la vie publique ; le fait, encore, que la vie politique ne puisse se réaliser sans l’organisation commune d’assemblées, c’est-à-dire la mise en place, au sein d’un espace donné, d’un rapport à autrui où la pluralité peut avoir lieu et être rendue visible à tous ; l’importance de la notion de spectateur ; l’idée clé selon laquelle tout ce qui est doit paraître, se montrer ou se présenter, etc. – voilà autant de thèmes insistants sous la plume d’Arendt qui ont naturellement orienté l’attention des commentateurs vers l’analyse de l’espace (et non pas celle du temps) comme dimension politique insigne de l’existence humaine.

Marc Le Ny n’ignore rien de cette priorité phénoménologique apparemment accordée à l’espace, mais il fait valoir, de manière très convaincante, au fil d’une lecture minutieuse et exhaustive des écrits d’Arendt, que cette priorité ne demande pas seulement à être complétée par l’importance existentielle du temps, mais grandement relativisée  et même subordonnée à l’analyse des constitutions temporelles de l’action. Il n’est pas douteux que l’action trouve dans la spatialité sa condition matérielle de possibilité – comme le dit Arendt : "le seul facteur matériel indispensable à l’origine de la puissance est le rassemblement des hommes"   –, mais il faut bien voir que, dans une certaine mesure, l’espace n’offre rien d’autre que cela, et qu’à ce titre il ne permet pas à l’action de se réaliser. La présence des individus les uns aux autres dans l’espace d’apparences fait exister l’espace public, à la condition que cet espace devienne, par l’action, le temps de la parution des singularités humaines. Le monde commun, plutôt que de se présenter essentiellement comme un espace d’un type particulier, doit être compris comme le moment de l’action, c’est-à-dire comme le résultat d’une activité à la temporalité spécifique.

La démonstration de la validité d’une telle hypothèse de lecture exigeait de la part de Marc Le Ny qu’il entreprenne de réexaminer le corpus complet des écrits d’Arendt, en dégageant patiemment la strate des analyses phénoménologiques relatives à la temporalité des phénomènes examinés – ce à quoi il s’emploie avec rigueur tout au long des 480 pages que compte son bel ouvrage. Ce dernier est divisé en deux grandes parties, intitulées respectivement "La description phénoménologique de l’existence : les temps de la condition humaine" et "Temporalités des phénomènes politiques".

Dans la première partie, l’auteur commence par relire la fameuse division tripartite d’Arendt distinguant entre le travail, l’œuvre et l’action, pour mettre en lumière la dimension proprement temporelle de chacune de ces activités.

Le travail se caractérise aux yeux d’Arendt par l’absence de durée caractéristique des produits qu’elle introduit dans le monde. La marque du travail est de ne rien laisser derrière soi, de voir le résultat de l’effort presque aussitôt consommé que l’effort est dépensé. Et pourtant, cet effort, en dépit de sa futilité, naît d’une grande nécessité : il est motivé par une impulsion plus puissante que tout, car la vie elle-même en dépend. A son origine comme à sa fin, le travail tourne dans le cercle des processus naturels puisqu’il vise exclusivement à la satisfaction des besoins primitifs de la vie. Le travail étant une activité qui a lieu ad vitae sustantionem, il ne laisse nulle trace durable, le résultat de l’effort laborieux s’évanouissant dans la consommation qui en détruit le produit.

L’œuvre de nos mains, comme le dit avec élégance Arendt, désigne cette partie des objets fabriqués organisés en vue de résister au procès de consommation nécessaire à la vie de chacun d’entre nous, conçus d’une certaine manière pour leur survivre. L’œuvre est la condition de l’humanité en ce sens où, par elle, l’existence humaine peut s’extraire du caractère strictement biologique et cyclique de la satisfaction des besoins naturels. Celui qui œuvre a affaire avec la matérialité des choses naturelles. Par la connaissance qu’il en a et par son habilité, l’homo faber arrache les éléments de la nature à leur existence immanente pour en faire des matériaux propres à réaliser un objet selon sa volonté, c’est-à-dire selon le modèle qu’il a à l’esprit. L’homo faber expérimente par là la capacité qui est la sienne à faire apparaître dans le monde un nouvel objet, qui n’est réel qu’à la condition de pouvoir durer. Il fait surgir sous les pieds de l’humanité un monde qui a la stabilité et la durabilité des objets qu’il y introduit, propre à loger l’existence humaine: une "maison", comme le dit Arendt, ou encore, comme le dit Marc Le Ny, un monde "anthropique".     

L’analyse arendtienne de l’action est notoirement l’un des aspects les plus novateurs de sa philosophie – celle qui a le plus contribué à l’imposer comme penseur du politique. L’action ne désigne pas chez elle tout mouvement accompli par un être animé ou inanimé, par un corps, quel qu’il soit, mais l’activité humaine et, plus précisément, l’activité libre, en entendant par là non pas la réalisation consciente et intentionnelle de la volonté qui déploie les moyens en vue d’une certaine fin (définition qui conviendrait, à la rigueur, à l’activité de l’homo faber), mais un action qui trouve son sens et sa profondeur en elle-même, sans être tendue vers la réalisation d’une chose transcendante. L’action est pour Arendt la seule activité qui mette directement les hommes en rapport les uns avec les autres sans l’intermédiaire des objets, et trouve donc dans le fait de la pluralité des agents une condition essentielle de possibilité. Mais si l’action n’a pas à être pensée en liaison avec la réalisation d’une chose, si, à proprement parler, elle n’introduit pas dans le monde des choses périssables (comme le travail) ou relativement plus durables (comme l’œuvre de nos mains), en quel sens est-il possible d’en proposer une analyse en termes temporels ?

Comme le montre Marc Le Ny, l’action est une activité éminemment temporelle dans la mesure où elle trouve son fondement ontologique dans la natalité, laquelle ne se réduit pas chez Arendt, comme on le sait, à un phénomène biologique (celui de la naissance), mais s’articule à la notion de commencement (beginning), au sens de ce qui commence absolument une série d’actions, à la façon d’une causalité inconditionnée, et au sens aussi de celui qui initie une telle série et qui donne à voir aux autres, à cette occasion, sa singularité et son unicité. Toute action est une initiative qui provoque l'apparition d'une nouvelle réalité. A ce titre, elle entre en tension avec la permanence du monde dans lequel elle s’insère, d’une part parce qu’elle change les choses, perturbe un ordre établi que l’on pouvait croire immuable, perce la pesanteur d’un quotidien sous laquelle on ployait, et d’autre part parce qu’elle est par définition imprévisible, entraînant des modifications incalculables tant sur le plan pratique que théorique. L’action, littéralement, est un événement qui révèle la précarité du monde (son caractère contingent et fini) et corrélativement la puissance politique des hommes.

C’est cette puissance politique, et les différentes manières dont elle peut faire advenir un monde, que traque dans une seconde partie Marc Le Ny en examinant les phénomènes totalitaires et révolutionnaires, pour s’achever avec la question de l’histoire, en s’efforçant de montrer de quelle manière est reconduite ici la compréhension temporelle de l’action comme espace public d’apparences où se manifeste le pouvoir. A en croire Arendt, tout régime politique s’enracine dans une expérience humaine spécifique, tout régime se définit par les activités humaines qu’il conditionne ou qu’il empêche et, de manière générale, par la vie dont il est le sol. Aussi la question qu’il convient de poser lorsqu’on soumet à analyse le régime nazi est de savoir comment a-t-on vécu, survécu, disparu dans le IIIe Reich ? Pareille question appelle clairement une description de la temporalité totalitaire – dont le mérite revient incontestablement à Marc Le Ny de démontrer qu’elle organise la réflexion d’Arendt sur ce sujet.

Le phénomène révolutionnaire, dont on sait qu’il a longuement été étudié par Arendt dans un livre important récemment retraduit en français sous le titre De la révolution, se prête lui aussi à une phénoménologie de type temporel, non seulement, bien sûr, en ce qu’il constitue le strict analogue de la natalité pour une pluralité d’hommes agissant les uns avec les autres pour faire advenir un ordre nouveau, mais encore, en ce que les révolutions (notamment française et états-unienne) constituent en tant que telles une nouveauté des temps modernes. En effet, si, comme le dit Arendt, "l’Antiquité connaissait bien les transformations politiques et les violences qui les accompagnent", néanmoins "ni les unes ni les autres n' avaient introduit quelque chose de tout à fait nouveau", car "les changements n’interrompaient pas le cours de ce que l’âge moderne a nommé l’Histoire, qui, loin de marquer un nouveau commencement, était considéré comme retombant dans un autre stade du même cycle, imposé un cors ordonné d’avance par la nature même des affaires humaines, immuable pour cette raison même"   . Autrement dit, seul un bouleversement dans la conception théorique du temps a pu rendre possible le surgissement d’une révolution proprement dite. La révolution implique une certaine conception du temps historique ordonnée à l’idée de commencement, entendu au sens fort d’une nouveauté radicale. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que se fait jour l’idée que les hommes peuvent inaugurer un nouveau commencement historique, et c’est à cette aune que s’élucide désormais la situation historique humaine. Il n’y a pas de révolution sans une conception révolutionnaire du temps.

Il est difficile de donner une juste idée du renouvellement de perspective que permet le type de lecture des textes d’Arendt que propose Marc Le Ny, et l’on regrette de ne pas pouvoir mentionner, dans les limites de ce compte rendu, les riches analyses consacrées au phénomène de la temporalité quotidienne   , au "pathos de la nouveauté"   , à la faculté humaine de promettre   , à la contradiction dans laquelle se trouve prise toute entreprise révolutionnaire qui, comme l’avait vu Trotski, n’est fidèle à elle-même qu’à la condition d’être permanente, c’est-à-dire un éternel recommencement au regard duquel tout acte de fondation apparaît comme une trahison   , etc. Si, comme le disent Martine Leibovici et Etienne Tassin dans la préface, une œuvre philosophique révèle son importance à mesure du renouvellement de sens induit par les commentaires qui la scrutent, alors la lumière nouvelle que le travail de Marc Le Ny parvient à jeter sur les écrits d’Arendt en prenant comme principe de lecture la question du temps apporte une confirmation de son importance majeure, en distinguant par là même le travail d’interprétation qui a permis un tel renouvellement comme l’un des plus remarquables produits ces dernières années