Alors que l’extrême droite semble connaitre un regain d’activité, il nous semble intéressant  de traiter de Gustave Le Bon, penseur de la psychologie des foules. Celui-ci n’est pas militant d’extrême droite. Pourtant, ses théories sur la foule, aristocratiques et anti parlementaristes ont influencé le rapport au chef et à la propagande du fascisme. Celles-ci connaissent leur ère de gloire au tournant du XIXe et XXe siècle.

Sa pensée inspire toute une théorie du commandement, s’inscrivant dans un mouvement de légitimation de la figure du chef. L’extrême droite, dont le rapport au leadership et à l’autorité est particulièrement caricatural, s’inspire très largement de ce penseur…

Gustave le Bon, un penseur réactionnaire et aristocratique

Gustave Le Bon a marqué l’histoire des sciences humaines comme étant la figure de proue de la psychologie des foules. Vulgarisateur scientifique touchant à tous les domaines, c’est principalement son ouvrage Psychologie des foules, paru en 1895, qui l’a fait passer à la postérité.

Son impact sur la pensée de l’extrême droite, notamment sur le mouvement fasciste, est moins connue. En effet, les conclusions de la psychologie des foules contiennent des éléments novateurs qui ont durablement influencé ce courant politique.

Rappelons en quelques mots les principes de la psychologie des foules. Pour Le Bon, lorsqu’ils se retrouvent dans le cadre d’une foule, les individus changent de comportement et d’état d’esprit. Ils acquièrent une mentalité commune, qu’il nomme "unité mentale des foules ". Elle est basée sur deux traits de caractère : une suggestibilité accrue (proche de l’hypnose) et la contagion, c’est-à-dire l’imitation des réactions du voisin. Gustave Le Bon donne une importance particulière au meneur, qui par son prestige personnel subjugue la foule qui lui obéit aveuglément. Pour cet auteur, les foules sont aussi criminogènes, c’est-à-dire que l’état de foule permet l’expression de pulsions violentes réprimées par l’édifice civilisationnel.

Cette pensée est aussi empreinte de considérations politiques. En effet, la psychologie des foules se développe en même temps que le mouvement ouvrier. Elle voit dans celui-ci l’expression aboutie de l’irrationalité des foules, mais Le Bon n’arrête pas ici sa critique. Pour lui, toute institution basée sur le nombre est sujette à des emportements irrationnels. À ce titre, il critique fortement les institutions républicaines et plus spécifiquement le parlementarisme. S’il conspue le jugement par jurys, c’est surtout le suffrage universel et les assemblées parlementaires qui sont la cible de ses violentes critiques. Les dynamiques de foules seraient sources de mesures fantaisistes menaçant la France. Par ailleurs un des exemples donnés de cette irrationalité est l’octroi d’une retraite aux ouvriers, ce qui nous ramène à la crainte du mouvement ouvrier   et nous révèle l’ancrage politique de Gustave Le Bon.

Plus qu’une simple théorie de la foule, ce penseur développe une vraie philosophie de l’histoire. Son époque serait l’ère des foules, qui verrait les fondements de la civilisation, qui jusqu’ici a toujours été dirigée par une "minorité éclairée", menacés par l’avènement du parlementarisme et du suffrage universel, triomphe de la multitude. L’enjeu serait alors de résister à l’expression de la foule chaotique, anarchique et criminelle afin de préserver la nation.

Cette pensée s’inscrit dans une peur de la foule, assimilée aux classes populaires, qui est le propre de la fin du XIXe siècle en France, comme le montre Susanna Barrows   . La pensée de Gustave Le Bon va plus loin, ce qui explique l’influence particulière que ce penseur a pu avoir sur l’extrême droite et les mouvements fascistes.

L’influence de Gustave le Bon sur l’extrême droite et le fascisme


Si ces conceptions ont un très fort écho à l’époque et influencent toujours les représentations collectives en ce qui concerne la foule   , elles trouvent une audience particulièrement bien disposée à l’extrême droite. En effet, ces théories rentrent en résonnance avec les conceptions de ce courant politique.

Tout d’abord Benito Mussolini  se réfère clairement à Gustave Le Bon en tant qu’inspiration politique. Il considère ce penseur comme étant un scientifique à même de figer des lois de l’esprit humain, et le prend comme inspiration dans sa conquête du pouvoir politique   .

De même, si une des inspirations principales d’Adolf Hitler est Henry Ford, inventeur du modèle économique du même nom, cela ne l’empêche pas de lire et d’annoter Le Bon, qui aura une certaine influence dans la théorie du Führung allemand   . Cet impact de Le Bon sur l'extrême droite n’est pas anodin.

En effet, il ne fait pas que déplorer le règne de l’irrationalité de la foule. Dans la lignée d’un certain nombre de penseurs, il énonce un besoin social de chef et d’autorité. Comme le montre Yves Cohen, c’est cette figure qui permet de conjurer l’anomie de la foule et de rétablir l’ordre social.

C’est donc pour plusieurs raisons que les théories de Gustave Le Bon rencontrent un tel écho dans les mouvements fascistes naissants dès les années 1910. Tout d’abord, les penseurs de l’extrême droite se reconnaissent naturellement dans les préjugés élitistes et antiparlementaires de Le Bon qui amènent en quelque sorte de l’eau à leur moulin, condamnant d’une seule pièce les institutions parlementaires, mais aussi le mouvement ouvrier.

Néanmoins, ce sont les considérations "scientifiques" de la psychologie des foules qui emportent l’adhésion de ce courant politique. C’est le rôle du chef charismatique et tout puissant qui est légitimé par la psychologie des foules. Führer et Duce sont à même de subjuguer et de dominer les foules, les transformant alors en masses, atomisées, encadrées et domestiquées.

Ce n’est pas seulement le culte du chef qui plaît aux penseurs fascistes, mais aussi la conception que Le Bon a de la foule elle-même. Il livre en quelque sorte un manuel de manipulation et de démagogie à l’égard des masses. Celles-ci seraient influençables par le charisme hypnotique des meneurs, et c’est par des images simples associées à des slogans chocs, sans souci pour la réalité ou la vraisemblance qu’ils seraient à même d’exercer une influence qui confine à l’hypnose sur les foules. Ces conceptions vont influencer l’ensemble de la propagande qui se développe dans les années 20 et 30, et plus particulièrement la propagande du parti nazi comme le montre Serge Tchakotine dans Le viol des foules par la propagande politique   .

Il faut néanmoins apporter une nuance. Si les théories de Gustave Le Bon ont influencé l’extrême droite, et occupent à ce titre une place importante dans l’histoire des idées, elles reflètent aussi un mouvement global entre 1890 et 1940 vers plus de hiérarchie.  La figure du chef acquiert alors une forte importance, que ce soit dans les démocraties parlementaires, mais aussi en URSS, comme le montre Yves Cohen   .

Actualité de Gustave Le Bon

Après la Seconde Guerre mondiale, les théories de Le Bon continuent d’influencer l’extrême droite. Ainsi, en France dans les années 1970, c’est la Nouvelle Droite qui tente une OPA sur sa mémoire (Le Bon est mort en 1931). Elle le fait par la création de l’Association des amis de Gustave le Bon, lancée par Pierre Duverger. Jacques Benoist-Méchin, collaborationniste notoire, en était le président. Les rééditions de son œuvre comprennent des préfaces qui le présentent comme le précurseur d’un nouveau racisme liant inextricablement sang et culture, ainsi que des découvertes d’Albert Einstein. Par ailleurs, l’association édite sous le manteau les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline, alors interdits de parution   .

Indépendamment de ces tentatives de récupération, les théories de Le Bon continuent à inspirer les pratiques et considérations de l’extrême droite de nos jours. Si le FN est "dédiabolisé", ce parti n’a pas pour autant abandonné le culte du chef, le leadership s’y transmettant de manière héréditaire. De même, une certaine extrême droite présente sur internet utilise des moyens de propagande basés sur la suggestibilité et la contagion comme nous le montre la rumeur virale sur la théorie du genre, qui a entraîné les Journées de Retrait de l’Ecole(JRE)