Suite à l'invasion de la Crimée par l'armée russe, en 2014, le spécialiste de relations internationales Cyrille Bret interroge les motivations de Moscou : l'expansioinisme est-il fruit de la peur ?

La Russie est aujourd’hui lancée dans une inquiétante démonstration de force en Ukraine. L’Europe y voit à l’œuvre les ambitions impériales de Moscou en général et les méthodes de Vladimir Poutine en particulier. Et si le pouvoir russe était mû davantage par la peur que par un projet d’expansion ?

En novembre 2013, la Russie se serait engagée dans une offensive économique et diplomatique décisive pour son "étranger proche" : l’inclusion de l’Ukraine à son union douanière. Aujourd’hui, elle brandirait aussi ses moyens militaires dans le but de restaurer son statut de grande puissance. La crise ukrainienne découlerait tout à la fois d’un regain de puissance russe, d’une faiblesse chronique de l’Europe et d’un désintérêt patent des Etats-Unis.

Cette lecture fait droit aux craintes occidentales justifiées concernant la remise en cause des frontières en Europe et la déstabilisation d’un Etat-clé. Elle manque toutefois les ressorts des initiatives russes, pourtant identifiables dans les déclarations officielles : depuis des années, la Russie a peur pour ses intérêts vitaux et s’effraie de sa propre incapacité à les garantir durablement. Pour éviter les dangers actuels, il faut comprendre la Russie à partir de ses angoisses.

Il ne s’agit pas de minimiser les risques de la politique russe pour l’Europe mais de dissiper les illusions des références constantes à la Guerre froide et au XIXème siècle. A la différence de l’URSS et de l’empire tsariste, la Russie d’aujourd’hui n’agit pas comme un pôle hégémonique en expansion. Elle se crispe comme une puissance régionale aux abois.

La ligne de conduite de la Russie est d’autant plus préoccupante qu’elle sait qu’elle prend le risque de monter aux extrêmes et qu’elle s’expose ainsi à ruiner ses efforts de stabilisation avec l’Ukraine et l’Europe. Vue de Moscou, la crise ukrainienne n’est pas ni un succès ni l’occasion de reprendre pied dans l’Est et le Sud du pays. Pour les Russes, cette crise est une série de revers profondément inquiétants.

Aux origines de la crise : le va-tout d’une ancienne puissance aux abois

Le déclenchement de la crise est moins dû à une grande offensive de la Russie contre l’Union européenne et l’OTAN qu’à un "coup" diplomatico-financier mis sur pied dans l’urgence pour réagir à une situation critique.

À l’automne dernier, les négociations sur le Partenariat oriental de l’Union européenne entraient dans leur dernière phase, la discussion parlementaire. La proposition russe d’intégrer l’union douanière et, en 2015, l’union eurasiatique constitua une initiative de dernière minute. En quelques semaines, Moscou mit sur pied un plan de réduction des prix du gaz, une enveloppe d’aide financière considérable ainsi qu’un abaissement drastique de ses barrières douanières pour éviter de voir Kiev lui échapper mais aussi pour empêcher son union douanière capoter faute de partenaire à sa hauteur. L’enjeu était crucial : la Biélorussie, l’Arménie ou le Kazakhstan sont loin d’avoir le même poids économique et stratégique que l’Ukraine. Le package russe de novembre – officiel et officieux - est en réalité une série de concessions presque exorbitantes concédées à un partenaire incontrôlable depuis plus d’une décennie et à un gouvernement incapable de défendre les intérêts russes. Vue de Moscou, la contre-offensive éclair de novembre récompense les mauvais élèves de son étranger proche.

À cela s’ajoute que le calendrier du déclenchement de la crise est particulièrement défavorable à Moscou. A quelques semaines de l’ouverture des Jeux Olympiques de Sotchi, destinés à manifester la capacité de rayonnement du pays, la Russie aurait souhaité construire une nouvelle image notamment par la libération (cosmétique sans doute) de personnalités comme A. Khordokovski, M. Alekhina et N. Tolokonnikova. Une confrontation avec l’Union européenne précisément au moment où la Russie avait consenti de multiples efforts pour améliorer son image est le symptôme d’une perte de contrôle.

Pour mesurer le sentiment d’impuissance russe face à l’Ukraine, il suffit de consulter la presse nationaliste : pourquoi le pouvoir n’a-t-il pas prévenu les troubles par ses outils habituels, comme les menaces sur les approvisionnements en gaz ? Dans le déclenchement de la crise, Moscou a été à la peine pour contrôler un gouvernement supposé fantoche mais en réalité incapable de reprendre la main durablement face au ressentiment de la population contre la corruption. En novembre, Moscou a secouru un gouvernement dont il se défie.

Le déclenchement de la crise signe l’incapacité consciente à exercer une influence efficace dans une zone historiquement proche (que de fois la Rus’ kiévienne n’est-elle pas évoquée ?), déterminante d’un point de vue géostratégique (la Crimée est une clé de la Mer Noire, du Caucase et du Moyen-Orient) et importante pour ses approvisionnements économiques. Quand un Etat comme la Russie joue son va-tout sur des enjeux vitaux, c’est qu’il désespère de contrôler réellement la situation.

L’essor de la révolution et les impuissances d’un Etat fort

Selon les médias occidentaux, la domination russe sur l’Ukraine se manifesterait aussi dans le déroulement de la crise : l’utilisation de la violence armée contre les civils ne relève-t-elle pas d’une doctrine où le maintien de l’ordre n’exclut pas l’exercice de la terreur d’Etat, malheureusement fort connue dans le Caucase ?

Pourtant, les lacunes de l’influence russe se décèlent ici aussi. Le recours à une violence extrême (près d’une centaine de morts) est un aveu d’échec pour l’ancien président ukrainien ainsi que pour le pouvoir russe. Il signale à tous (révolutionnaires ukrainiens, opposants russes, observateurs occidentaux) l’incapacité de la verticale du pouvoir à maintenir l’ordre.

Dans les relations avec l’Occident, l’usage de la violence armée par le gouvernement Ianoukovitch dénonce la faiblesse du contrôle de Moscou sur l’Ukraine. La répression a été si peu efficace qu’elle a laissé les bâtiments officiels être peu à peu occupés dans de nombreuses régions. Même du point de vue de la répression, le but est manqué : la terreur sanguinaire n’a pas rétabli l’ordre mais précipité le chaos. Là encore, la consultation de la presse nationaliste est éclairante : pourquoi, en dix ans, l’homme fort de la Russie, n’est-il pas parvenu à préparer une réponse rapide et efficace à une nouvelle révolution orange ? C’est l’enseignement principal – largement défavorable à Moscou – qui doit être tiré de l’usage de la violence.

Du point de vue de Moscou, l’usage de la violence et la durée de la crise sont des signaux inquiétants de la Russie vers son étranger proche : si les alliés de la Russie ne peuvent compter que sur leurs propres appareils policiers, c’est que la protection de Moscou contre les troubles est trop faible. Et si l’issue à la crise n’est pas trouvée au bout de plus de quatre mois, c’est que Moscou n’est pas préparée à contrer de nouvelles révolutions. La rapidité de la sortie du président Ianoukovitch est de nature à inquiéter profondément les gouvernements pro-russes. Et Moscou sur la loyauté de ceux-ci.

La crise ukrainienne entre dans sa phase vitale pour la Russie

Les craintes et la fragilité de Moscou s’illustrent jusque dans les développements les plus récents. Toutes les initiatives russes depuis le 24 février soulignent une inquiétude extrême : dénonciation de la vacance du pouvoir par Medvedev, déclenchement d’exercices militaires surprises dans l’Ouest et le Sud de la Russie, complaisance (ou influence) vis-à-vis des milices en Crimée et des manifestations à Kharkiv, vote de la Douma et déclarations martiales, mouvements militaires autour des infrastructures essentielles de la Crimée, tout indique aujourd’hui que la Russie sait qu’elle lutte dos au mur aujourd’hui.

C’est que, du point de vue de Moscou, la crise ukrainienne touche aujourd’hui à l’essentiel : sa base navale en Crimée, le projet d’union douanière, les prix et le transit du gaz, les industries et les mines de l’Est.

Le mouvement en Crimée montre que ce qui est désormais en jeu est le respect de l’accord ukrainien conclu en 2010 prolongeant la présence russe jusqu’en 2042 de la flotte de la Mer Noire. Le reflux russe est tel aujourd’hui en Ukraine que l’évidence elle-même (la flotte de la Mer Noire) est remise en question. Mesurons le désarroi de Moscou à travers les coups de menton martiaux : la Russie en est réduite à la situation de faiblesse de l’Etat qui demande à ce que les garanties du droit international soient respectées à son endroit. Elle se met en position de renier le principe de non-ingérence – qu’elle défend constamment depuis des décennies – pour défendre ses intérêts vitaux.

L’évocation récurrente de la guerre civile et de la partition du pays n’est de bon augure pour la Russie. Avant tout, la Russie cherche la stabilité des frontières, des régimes et des Etats qui l’environnent. Un bouleversement géopolitique majeur à ses portes, dans sa zone vitale, se ferait à son détriment. Une expérience de pensée est à portée de main pour s’en assurer : une Ukraine orientale satellisée, éloignée de l’Europe, à la merci des turbulences de la Mer Noire et du Caucase constituerait une préoccupation constante pour la Russie. Loin d’être un prolongement de sa puissance, elle serait un "ventre mou".

Il n’est pas question du prestige du rêve impérial. La Russie sait aujourd’hui que ce sont ses intérêts vitaux son en jeu et qu’elle joue son affaiblissement drastique dans sa zone de sécurité essentielle.

A l’heure actuelle, la Russie se raidit sur son pré carré vital car elle sait que les risques sont immenses pour elle.

Craintes européennes, peurs russes

Les Européens abordent la question ukrainienne à travers leurs propres interrogations sur eux-mêmes. L’Ukraine peut-elle être européenne c’est-à-dire cesser d’être dans l’orbite russe ? L’Union européenne doit-elle offrir des partenariats à l’Ukraine et même envisager son intégration ? Les questions sur la Russie reflètent ce nombrilisme : comment faire pièce à l’influence de Moscou en Ukraine ? Comment éviter que Kiev ne fasse partie d’un axe non européen des capitales autoritaires avec Minsk, Bakou et Erevan ? Les Occidentaux savent que l’Ukraine dépend de la Russie. Mais ils oublient combien la Russie dépend de l’Ukraine. Ils perdent ainsi de vue que la crainte est le principal moteur actuel de l’attitude russe.

En Ukraine, la Russie se trouve aujourd’hui dans une impasse angoissée. Elle a échoué sur son objectif stratégique : assurer l’arrimage de l’Ukraine à sa sphère d’influence. Elle a raté son but économique : constituer une union douanière capable de remédier à terme à sa situation de richesse pétrolière sans développement économique et industriel. Elle a manqué son calcul géopolitique : apparaître en position dans les négociations sur l’Iran et la Syrie.

Loin de favoriser son développement, les turbulences en Ukraine instaurent un trou noir à ses portes. La Russie n’est pas à plaindre. Mais ses réactions sont à redouter si nous ne comprenons pas qu’elle est guidée non par l’amertume d’un empire frustré mais par les angoisses d’un pays menacé.

Pour comprendre les atouts et les va-tout des autorités russes, les Européens ont tout intérêt à adopter le point de vue angoissé des Russes sur la question. La façon dont les pouvoirs russes chercheront une issue en dépend. Toutes les solutions à trouver doivent tenir compte de ce facteur essentiel : en dépit des apparences, en Ukraine, Moscou n’est pas à l’offensive mais sur la défensive.

Les Européens regardent trop Poutine sans l’écouter. Ses messages – quoi qu’on en pense – sont très clairs : garantie de la base navale en Crimée, résorption de la vacance du pouvoir, garanties aux populations russophones, préservation du transit du gaz, conservation du tissu industriel et minier sont ses lignes rouges. Ils observent trop sa gestuelle martiale pour ne pas avoir le sentiment d’un pouvoir aventureux et conquérant. Mais ils n’écoutent pas les messages qui défendent les vestiges d’une puissance qui n’en finit pas de se déliter.

La force de rêve impérial a, depuis longtemps, cédé le pas à l’angoisse de l’impuissance