Enquête sur une héroïne proto-foucaldienne: Josephine Butler selon Frédéric Regard

Une nouvelle collection d'incontournables

Féminisme et prostitution dans l'Angleterre du XIXe siècle: la croisade de Josephine Butler   est le cinquième volume de la collection "Les fondamentaux du féminisme anglo-saxon", lancée par Frédéric Regard aux éditions de l'ENS Lyon. Il est consacré à l'œuvre intellectuelle et politique de Josephine Butler, figure majeure de la double lutte contre la stigmatisation des prostituées et contre la régulation étatique de la prostitution dans l'Angleterre victorienne.

La collection dans laquelle s'inscrit ce volume présente un intérêt majeur pour l'ensemble du champ des études de genre: d'une part, les volumes qui la composent donnent accès à des œuvres de femmes souvent oubliées ou négligées – et par "œuvres", il faut entendre ici et inséparablement les traces écrites plus ou moins importantes que ces femmes ont laissées, et l'action sociale et politique qu'elles ont menée.  Pourtant, ces œuvres sont d'autant plus "fondamentales" que le féminisme anglo-saxon a joué indéniablement, depuis le XVIIe siècle, un rôle moteur dans l'apparition d'une "conscience de classe" féminine ou féministe, et dans  le développement du féminisme occidental puis mondial. D'autre part, la collection propose des éclairages fouillés, à forte teneur critique, et à haute tenue scientifique,  qui font de ces volumes des instruments de travail désormais incontournables pour qui s'intéresse, comme il se devrait, aux généalogies intellectuelles, culturelles et politiques de la pensée féministe. Souvent, les ouvrages français, y compris les ouvrages dits scientifiques ou universitaires, font piètre figure à côté des ouvrages anglo-saxons: pas d'index, parfois pas de bibliographie, pas ou peu d'appareil de notes. Avec ces volumes, et avec ce volume en particulier, on a fait aussi bien, pour une fois, que nos collègues américains et britanniques. Je ne connais d'ailleurs pas d'équivalent en anglais à ce jour du travail entrepris par Frédéric Regard et ses collaboratrices et collaborateurs sur les féministes (hommes compris) anglo-saxons. Il fallait un éminent spécialiste de la littérature et de l'histoire britannique, tel que lui, pour réussir ce pari.

Il a conçu lui-même le cinquième volume de cette collection qui comprend une introduction consacrée à la carrière de Josephine Butler par Florence Marie et environ 150 pages de textes et documents de l'époque: manifestes, harangues, pamphlets, lettres de Butler elle-même, mais aussi des textes des "réglementaristes" contre lesquels cette dernière est partie en croisade, ou encore telle réponse de représentants du gouvernement britannique, voire des réactions de féministes contemporaines qui ont à la fois appuyé le combat de Butler et contesté son ancrage religieux. Il comprend surtout environ 120 pages d'une analyse magistrale, par Regard, de la nature et de la portée de la "croisade" entreprise par Butler contre les lois réglementaristes dans le dernier tiers du XIXe siècle. C'est sur celle-ci que portera mon compte rendu.

Anticipation des politiques d'actions féministes

Frédéric Regard ne se contente pas de présenter l'œuvre intellectuelle et politique de Butler. Dans un véritable essai intitulé Lost. Le mystère des filles perdues, il se livre à une réévaluation, qui est aussi une réhabilitation, de Butler, à partir d'un réexamen à la fois minutieux et magistral du sens et de la portée de son intervention:

  • Contre la minorisation générale du propos et de l'action de Butler, Regard montre que sa "critique d'une ontologie du vice"   au profit d'une analyse politique et sociale du phénomène de la prostitution - phénomène grandissant à l'époque en milieu urbain et sur les grandes places de commerce, les ports et les lieux de garnison militaires, y compris dans tout l'empire britannique - éloigne fondamentalement Butler de ces Ladies victoriennes, ces dames des bonnes œuvres luttant exclusivement contre la dépravation morale dans le strict respect de la partition sociale des sexes, avec lesquelles une lecture trop superficielle de son travail a longtemps permis, ou pourrait permettre, de la confondre. En affirmant qu’à travers la stigmatisation et le contrôle des prostituées, ce sont toutes les femmes qui sont atteintes, en donnant voix aux prostituées elles-mêmes, enfin, en mettant l’accent sur la question du traitement de la prostitution par l'état, Butler aurait contribué de manière décisive, selon Regard, à "politiser le sujet féminin" .
  • Contre une lecture trop "française" (donc à la fois laïque et libertine) de Butler qui verrait dans sa "croisade" l'expression d'un christianisme puritain ayant surtout pour fin la censure du désordre sexuel, lecture exemplifiée par les propos que tient sur elle l'historien Alain Corbin, auteur des Filles de noces. Essai sur la prostitution au 19e siècle, Regard montre  que l'authentique christianisme et l'évangélisme messianique de Butler ne sont pas simplement au service d’un conservatisme politique mais qu'ils prennent racine dans l'ancienne tradition dissidente anglaise, dans ce christianisme hérétique et républicain qui a porté un temps Cromwell au pouvoir et qui continue d'irriguer la pensée politique progressiste, à la fois libérale (au sens anglo-saxon du terme) et égalitariste, anglaise. Il y aurait ainsi chez Butler une "étonnante alliance entre tradition politique  (celle de la défense de la common law et des bases très anciennes du libéralisme anglo-saxon), ferveur religieuse (une ferveur qui puise ses sources dans la tradition hérétique chrétienne) et revendication de "l'autonomie d'un sexe"   .

À différents moments de son essai, Regard souligne la façon dont les énoncés de Butler, insistant sur la communauté d'âme, d'intelligence, mais aussi de traitement, des prostituées et des autres femmes, et surtout son énonciation (par exemple le fameux "nous nous révoltons" de l'appel signé par 124 dames en 1869 et publié dans le Daily News), font émerger de façon performative la classe des femmes comme classe politique, et donc le sujet "femme" comme sujet politique. Examinant de près les tactiques de mobilisation et de sensibilisation variées du public utilisées par Butler, et en particulier, sa façon de susciter et d'entretenir l'agitation des masses, ou de se livrer à du lobbying auprès des couches influentes de la société (parlementaires et journalistes), il y voit la préfiguration des formes d'agir politiques féministes modernes, et plus généralement de l'expression de nouvelles formes de résistance dans l'arène démocratique. Enfin, il insiste sur son rôle de précurseure de tout un courant de pensée qui dominera le féminisme dit de la seconde vague, celui qui met l'accent sur le contrôle de leur corps par les femmes elles-mêmes, face aux entreprises de contrôle de celui-ci par l'état, celui qui fait donc de l'intégrité du corps féminin un enjeu politique. Ce faisant, Regard cherche à corriger son  oubli ou son dénigrement par le féminisme européen des XXe et XXIe siècles.
La réévaluation méthodique de l'action et de la pensée de Butler prend ainsi la forme d'une série de thèses fortement argumentées et étayées, concernant les origines culturelles, intellectuelles et politiques du christianisme, du libéralisme, et du féminisme de Butler ainsi que la postérité de ses luttes.

Une précurseuse de Foucault

Une des forces de cet essai consiste en effet, j'y reviendrai, à inviter la pensée à effectuer un constant aller retour entre l'époque de Butler et notre époque contemporaine en éclairant l'une par l'autre: la "croisade" de Butler, son objet, ses enjeux et ses formes permettent d'éclairer certaines luttes contemporaines féministes, et contribuent à l'intelligibilité des nouvelles formes de résistance contemporaine aux multiples dimensions du biopouvoir, en même temps que le déploiement contemporain de ces luttes et leur théorisation, ou plutôt leur mise en perspective, par Frédéric Regard, donnent à l'oeuvre politique de Butler sa portée, sa mesure et toute sa signification.  On reconnaît dans l'audace mais aussi dans la complexité des positions de Butler vis-à-vis de la prostitution et des prostituées, toute une gamme de positions devenues antinomiques et tendant à cliver le champ politique féministe aujourd'hui entre abolitionnistes et pro-prostitution. Butler était "abrogationniste" (elle voulait l'abrogation des lois sur le contrôle des femmes  promulguées au prétexte de contrôler la diffusion des maladies vénériennes), mais elle n'était pas simplement "prohibitionist" (abolitionniste), témoignant à cet égard d'un pragmatisme et d'un sens politique étonnants, qui la situent bien loin des condamnations moralisatrices des sociétés de tempérance britanniques. L'intérêt d'appréhender son oeuvre aujourd'hui à la lumière des éclairages fournis par ce volume, c'est justement de nous permettre de repenser les clivages contemporains, en interrogeant leurs fondations. Si, du point de vue de la conception de la sexualité et du rapport entre les sexes, Butler semble anticiper les positions des abolitionnistes d'aujourd'hui, du point de vue de l'action et de la stratégie politique  elle se situe  ainsi résolument du côté des prostituées, anticipant du coup la politique contemporaine de soutien féministe aux travailleuses et travailleurs du sexe.

Mais c'est surtout la façon dont cette lecture de J.Butler (cette quasi-homonyme de la célèbre philosophe Judith Butler!) est, pour Regard, l'occasion de mettre à l'épreuve les thèses de Foucault sur le dispositif de sexualité, la biopolitique et la gouvernementalité,  qui force l'admiration. Regard fait de Butler (Josephine), une véritable héroïne proto-foucaldienne de la lutte contre le biopouvoir. Ce faisant,  il tisse un lien généalogique surprenant entre Foucault et Josephine Butler, qui lui permet de combler les manques ou les zones d'ombre de la pensée de Foucault dans ce domaine, de souligner l'ambiguïté de sa portée politique à certains égards, ou tout simplement de confirmer la justesse de ses analyses. Cette dimension proto-foucaldienne est particulièrement sensible, d'une part, dans l'analyse proposée par Regard de la résistance que Butler formule et fomente à l'encontre de la discipline et du contrôle des corps de femmes, par exemple à travers sa lutte contre l'imposition du speculum aux femmes ramassées dans la rue par la police. Il consacre ainsi d'excellentes pages aux usages réels et discursifs de cet instrument de contrôle invasif, de violence et de voyeurisme légaux. Tout ce que dit Regard sur les tactiques politiques de Butler et sur son inventivité en la matière, à travers l'usage nouveau qu'elle fait des médias, par exemple, ou sa façon de mettre en scène des rassemblements publics, inventivité qui tient aussi au fait qu'elle n'a pas accès, en tant que femme, aux lieux institutionnels d'exercice de la parole publique (le parlement, la chaire religieuse ou académique, le barreau), font d'elle une véritable stratège de ces nouveaux rapports de pouvoir en régime bourgeois capitaliste théorisés par Foucault. Regard infléchit aussi dans un sens foucaldien la critique "butlerienne" de l'étatisme et des appareils d'état, là où ceux-ci sont décrits comme les canaux de mise en œuvre d'un biopouvoir qui a pour effet, à travers son système de régulation, de produire des normes sociales. Et tout ce qu'il dit, au passage, du rôle de la loi ou plutôt des lois, en l'occurrence de ce quadrillage réglementariste de la vie sociale à la faveur de l'inflation législative qui caractérise les régimes démocratiques modernes, invite à repenser l'opposition de la loi et de la norme qu'on trouve dans les premiers essais que Foucault consacre à la biopolitique, en particulier dans l'Histoire de la Sexualité, et qui reste une zone de difficulté dans la pensée de Foucault. Les lois et les gestes législatifs dont parle ici Regard suivant  la "croisade" de Butler  ne sont pas, en effet, la manifestation du vieux dispositif de souveraineté, mais bien les agents zélés de la production de normes qui définissent la vie sociale en régime biopolitique. Enfin, Regard complète le tableau foucaldien de la production sociale de types sexuels au XIXe siècle (l'enfant précoce, le pervers, la femme hystérique) en montrant comment ce sont précisément les dispositifs législatifs et discursifs réglementaristes combattus par Butler qui produisent le grand clivage social, idéologique et sexuel définissant la présentation (à la fois l'auto-présentation et la représentation) de la  "femme" moderne, et qui déterminent les conditions de son intelligibilité, en l'occurrence, le clivage entre épouse et mère d'un côté, et prostituée de l'autre.  Freud en analysera au début du XXe siècle les effets sur les choix d'objet amoureux de l'homme, sans prendre tout à fait la mesure de l'historicité de ce clivage. Selon Regard, Butler contribue précisément à ouvrir une crise dans la représentation de la féminité moderne, en interrogeant, au nom d'une éthique supérieure (et il distingue à ce propos norme morale et norme sociale) les fondements politiques de l'opposition entre mère/ épouse et prostituée.  
Pour finir, je voudrais souligner la façon dont Regard fait aussi, dans cet essai, œuvre littéraire et de littéraire, au double sens où il contribue, de manière là encore inattendue et d'autant plus "delightful", à enrichir l'histoire de la littérature britannique, tout en recourant à des stratégies d'exposition qui passent par des bonheurs de formules relevant tous deux du geste et de la capacité littéraires.

Ecriture de style, écriture de genre

L'essai que Regard consacre à Butler s'intitule, on l'a vu, Lost: le mystère des filles perdues. Un tel titre fait signe vers un genre littéraire populaire bien connu, le "detective novel", inventé justement en Angleterre à l'époque des combats de Butler.  Et de fait, cet essai se lit comme un roman, avec ses procédés de dramatisation des faits et d'héroïsation de son personnage principal. Le roman en question commence devant une double "crypte", à la fois tombe et mystère qu'il s'agira de dé-crypter: la tombe de la fille de Josephine Butler, morte à 5 ou 6 ans, et la prison tombale, qui est en même temps mystère crypté, de la "lock house", dans laquelle sont enfermées les filles perdues que Butler va substituer en quelque sorte à sa fille perdue dans l'intérêt éperdu qu'elle leur porte. Regard joue sur le signifiant "lost", en déployant progressivement, au fur et à mesure qu'il dé-crypte l'histoire de Butler,  toutes ses virtualités, "lost" énonçant tour à tour et ensemble la perte de la fille morte, la perdition des filles déchues, mais aussi, et enfin,  l'égarement momentané des victimes de la collusion des puissances politiques et économiques en régime patriarcal, ces agnelles écartées du chemin de la rédemption sociale que Butler s'acharne à leur faire retrouver. En décryptant l'histoire de Butler, Regard montre qu'il y va bien littéralement pour elle d'une affaire de dé-cryptage, de désenterrement et de déchiffrement du destin de la fille et des filles, de contestation du travail de la mort par une œuvre de vie, qui consiste à "reclaim" (acte de parole qui signifie à la fois réclamer, reprendre, et réhabiliter, avec ce que la notion de "claim" connote de pétition de justice et de puissance de la voix criant dans le désert) les filles condamnées à la mort sociale et politique. Ainsi l'ouvrage principal de Butler s'intitule-t-il The Moral Reclaimability of Prostitutes.

La conclusion de Regard est le lieu d'un dernier coup de théâtre interprétatif, subtilement préparé par tout ce qu'il dit, au cours de son récit, sur le recours par Butler à des techniques d'investigation politique et sociale nouvelles: l'enquête de terrain, qu'anthropologues et sociologues mettront bientôt au service d'une démarche épistémologique, et que prolonge le "reportage", forme nouvelle de journalisme pratiquée et popularisée par Butler et ses alliés, et qui conjugue de façon efficace, en passant par l'exemple absolument singulier pour illustrer une thèse générale, l'effet de réalité et l'effet de sympathie,  grâce à une dramaturgie du sensationnel et une rhétorique de l'émotion.

Que nous apprend donc à la fin la lecture par Frédéric Regard de l'œuvre  de Butler? Qu'en donnant voix aux prostituées comme elle l'a fait, elle a, sans le savoir (mais nous le savons désormais), joué un rôle décisif dans l'histoire littéraire et culturelle britannique. Qu'elle n'est pas seulement  une héroïne de la résistance au biopouvoir, une proto-féministe, et l'inventrice de stratégies politiques qui définiront les formes de l'agir politique au XXe siècle ;  mais que cette dé-crypteuse du mystère des filles perdues a aussi contribué à donner naissance à ce genre littéraire populaire et so British, le detective novel, que Frédéric Regard distingue du "roman policier" qui serait alors, peut-être, son pendant masculin et français? Et voilà qui explique peut-être pourquoi ce nouveau genre littéraire ait surtout été pratiqué et illustré, en Angleterre, par des femmes, d'Anne Perry à Agatha Christie