Dans un ouvrage frustrant, sans empathie, Guillaume Belhomme éclaire et questionne la trajectoire fulgurante du saxophoniste et flûtiste Eric Dolphy, mort à 36 ans.

Difficile d’écrire les contours d’un artiste humble, gentil et prévenant, à la limite de la discrétion. Loin des frasques d’un Mingus ou d’un Parker, le saxophoniste, flûtiste et clarinettiste Eric Dolphy (1928-1964) mène une existence sans accrocs, d’albums en tournées, du rôle de sideman à celui de leader, de collaborations en créations : une vie artistique intense ramassée en six trop courtes années, qui ne voient pas l’émergence d’une figure romanesque – plutôt celle d’un "monsieur tout-le-monde" du jazz, si essentiel soit-il. Cette tragique brièveté de la vie d’Eric Dolphy est la première explication d’une notoriété inversement proportionnelle à son apport à l’évolution du langage musical. Deuxième raison, dégagée avec pertinence par l’ouvrage de Guillaume Belhomme : homme-clé d’une période charnière, témoin et acteur de l’avènement de la "new thing" et de la déconstruction des codes, Dolphy refuse de choisir entre tradition et radicalité d’une scission adoptée par Ornette Coleman. De cet "attachement en partance", il fait, inconsciemment ou non, son manifeste, dès Outward Bound, premier album. De l’héritage parkérien, il ne se dégage guère, mais n’hésite pas non plus à pointer son sax, ses gazouillis et ses cris, vers des contrées plus audacieuses. La dualité, telle semble être sa griffe. Sous ces thèmes joliment déliés pointe la démolition ; sous le carnage sauvage repoussent des airs "classiques" : une musique où s’affrontent l’ordre et le désordre. Entre hard-bop et free-jazz, Dolphy fait le pont. Un "passeur".
 
Jamais définition n’aura, à ce point, laissé l’histoire perplexe. Un passeur "passe", mais reste-t-il ? Il apporte, il contribue, mais s’affiche-t-il sous les feux de la rampe ? Voici la question à laquelle s’attèle Guillaume Belhomme dans son préambule. Une problématique passionnante, qui retracerait le portrait d’un artiste en forme de paradoxe, fascinant, justement, par son hésitation, son indépendance et une honnêteté musicale, qui l’empêcherait de choisir. L’exorde promettait une aventure à sa hauteur. Malheureusement, les chapitres s’enchaînent comme des accords plaqués trop vite, sans le plaisir d’en apprécier la résonance. Exhaustif, sérieux et documenté, l’ouvrage évoque bien le parcours de Dolphy, ses innombrables collaborations, son lien indéfectible avec Mingus, ses longues conversations musicales et intellectuelles avec Coltrane, ses scènes, ses voyages, son enfance, sa mort, et toutes les œuvres qui entourent la "maîtresse", Out to lunch, parue chez Blue Note. Pourtant, le ton reste froid, l’auteur en surface, qui donne l’impression d’étayer et d’enjoliver une chronologie de quelques citations. Sous une énumération factuelle pesante, la révolution ne point que vaguement. Quelques repères s’énoncent, des noms de lieux, de festivals, de continents, d’amours. Surtout, Guillaume Belhomme peint un "Eric Dolphy" peu attachant : un personnage fade, dont il n’a pas cherché à creuser le manque d’épaisseur apparent, ni à mettre en lumière une dualité trouble, se contentant d’égrener la litanie du jazz, balises jetées çà et là – Chico Hamilton, Max Roach, Clifford Brown, Ornette Coleman, Oliver Nelson, Gunther Schuller – pour le créditer. Une biographie où Eric Dolphy semble, finalement, devenir sideman de sa propre vie.

Malgré ce manque de tendresse et de générosité, l’ouvrage de Guillaume Belhomme a néanmoins l’insigne mérite d’amorcer une réflexion pour une meilleure connaissance de ce musicien incontournable et indéfinissable, de le hisser, définitivement, au panthéon des géants. Le livre se referme avec la frustration, et l’envie d’en savoir plus. N’est-ce pas déjà là une belle réussite ?

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crédit photo : tristanf/flickr.com