Les Actes d'une recherche internationale abordent la question des fins et des usages de la convocation de l'art dans les lieux publics.

L’ouvrage entre d’emblée dans le vif du sujet, celui de l’esthétisation de l’espace public (au sens habermassien du terme) ou plutôt des lieux publics (matériels), de nos jours. Il relève en effet qu’un consensus semble partagé par les médias, les femmes et hommes politiques et les techniciens des arts vivants pour donner à l’espace public une image susceptible d’être communicable. Fruit d’un colloque international (Sofia, Bucarest, Reims, Banskà Bystrica et Grenoble), pour partie bilingue, et pour une autre respectueux de la parité des auteur(e)s, il ne se contente cependant pas de consigner l’existence de signes et d’interférences esthétiques dans l’espace public. Il s’interroge et interroge, en tout cas plastiquement, les réseaux de lignes, de traces, de projectiles, souvent liés à des individualités artistiques, et qui posent des problèmes d’éthique dans et de l’espace public. Il est vrai que l'art a tous les atouts dans son jeu pour favoriser l'organisation de ponctuations dans les lieux publics qui, en nous obligeant par exemple à ralentir (à tous les sens du terme), nous permettraient sans aucun doute de "nous voir regarder", d'exercer notre regard dans un situation de "public partagé" (ce qui évite un peu trop aisément la question des séparations dans l'espace public, celle des écarts et des exils !).

En matière artistique, l'ouvrage se coule sous la détermination un peu vague "d'art contemporain"   , introduisant cette notion par une réflexion d'André Rouillé sur le "beau" dans cette configuration. Citons-en l'essentiel : "Si en effet des oeuvres de nombreux artistes contemporains peuvent être dites belles, ce n'est pas de la même façon que des oeuvres plus traditionnelles... Il s'agit moins d'une beauté plastique et de surface offerte à la contemplation, que de la beauté du processus d'actualisation d'un projet-concept (...)". Cette mise en garde, en quelque sorte, oblige à concentrer le débat entrepris sur l'essentiel qui n'est sans doute pas ce que beaucoup ont retenu de la querelle, il y a quelques années, faite à l'art contemporain.

Le Jardin des Délices

Les auteurs nous convient d'ailleurs, dès le premier chapitre, à décaler nos attentes en matière d'oeuvre d'art public, et tant mieux pour nous, puisqu'ils nous font part d'un point de vue distancié. Ils nous présentent en premier lieu une oeuvre numérique, conçue et réalisée par Franck Soudan et Marc Veyrat. Pour rester bref, elle a consisté à déployer dans la région des Hautes-Alpes Le Jardin des Délices qui invitait le visiteur à naviguer entre seize objets extraits des collections du musée de Gap (fermé au public à cette époque), associés à une carte interactive permettant de les géolocaliser, et de les rendre immédiatement visibles dans l'espace public par l'intermédiaire de mires couplées à une application fonctionnant par le biais des téléphones portables. Les artistes parlent de Jardin des Délices (en référence aux multiples saynètes dispersées qui fabriquent une seule oeuvre chez Jérôme Bosch), en parallèle avec les anciennes Chambres des merveilles.

De ce compte-rendu d'un agencement public spécifique, les auteurs, qui ont hautement élaboré leur projet, nous poussent à retenir une donnée centrale : l'oeuvre en question incite le spectateur, ici en position de flâneur, pour cause de vacances ou de retraite sportive, à imaginer lui-même un chemin entre l'objet et le paysage dans lequel il le place grâce à son téléphone, tandis que l'idée même d'espace muséal est remise en question, tout autant que le principe de l'accrochage ou celui du rapport à l'oeuvre. Comme si le travail des artistes devait consister à produire un point de vue social sur la question du musée et des collections. A bien suivre l'opération suscitée par les artistes, l'oeuvre d'art s'inscrit dans un quotidien dans lequel elle ouvre des trajectoires multiples ; elle s'adapte aux besoins locaux et aux contraintes des personnes qui les utilisent ; elle insiste sur la construction de territoires frontières installés pour, autour et avec le musée de Gap. Evidemment, cette oeuvre pose encore d'autres problèmes, dont le chapitre qui lui est consacré rend compte. Mais, quoi qu'il en soit des détails, il faut en retenir, au-delà des déplacements opérés, que chaque objet à travers ses re-présentations fait ressurgir d'autres systèmes d'informations et d'aperception du monde. D'autant que l'oeuvre se couple avec des réseaux interculturels inter-méditerranéens, soulignant tous ces langages multiples qui sont au travail autour et d'un point à l'autre des rives de cette mer.

L'art à l'assaut de l'espace public

Au-delà de ce point de départ, dans l'ensemble, cet ouvrage propose d'approfondir, par son biais propre, la question des lieux publics et de l'espace public. L'usage de l'espace public est révélateur des rapports que le pouvoir et les institutions instaurent avec la population. Réglementations, contrôles, équipements de surveillance, sécurité publique, telles sont les modalités de la vie publique qui frappent de plus en plus, et à juste titre, nos concitoyens. Les artistes, bien sûr, n'ignorent pas ces soucis, et le chapitre consacré par Sandrine Le Corre à la perturbation de la régulation des flux dans les lieux publics en témoigne à l'évidence - par le cas du dispositif No exit Luzern, de l'artiste iranienne Shahram Entekhabi, sur le pont Rahaussteg de Luzerne (Suisse), interrogeant (bridant ? ralentissant ?), en 2011, les flux de circulation. Les corps constitués, comme les opposants aux institutions, veulent manifester par leur présence en public, les mille manières de construire des scènes politiques. Il est même quelques places publiques désormais célèbres dans le monde entier : Tian'anmen, Tahir, Taksim, Maïdan, dans la mesure où elles sont devenues les lieux dans lesquels les fondements des rapports de pouvoir ont été rendus visibles, à telle ou telle occasion ou dans tel contexte.

Il n'en reste pas moins vrai que ces espaces (places, rues, esplanades, ponts), hautement symboliques, sont investis aussi par les artistes, en des temps apparemment plus calmes. Les artistes de rue, par exemple, y dressent leur propre scène, entrant là directement en rapport avec le public et parfois avec les autorités publiques. Cet "usage" des lieux publics produit des rapprochements ou des séparations, des rencontres ou des divisions, qui imposent à l'oeuvre d'être moins déposée que sans cesse reconfigurée (dès lors qu'il s'agit encore d'un objet). La place des artistes dans l'espace public rend possible la rencontre et l'agir de personnes qui ne se connaissent pas et peuvent former, du moins de manière éphémère, un "monde commun". Au demeurant, ils sont désormais souvent encouragés par une intervention artistique qui modifie les usages de l'espace et modifie la perception du quotidien (sans pour autant revêtir l'aspect d'une oeuvre pérenne). Ainsi en va-t-il du commando Les Souffleurs. Ses membres tentent un ralentissement du monde, en proposant aux passants des tubes noirs (appelés rossignols) au travers desquels ils sussurent des poèmes ou de petits textes à l'oreille des passants. La poésie prend la rue d'assaut, tandis que l'art se fait créateur d'événements inédits qui ne fonctionnent cependant qu'avec la complicité des habitants.

Esthétisation et rôle du public

Chaque court chapitre constitutif de cet ouvrage rend compte d'une ou plusieurs interventions dans les lieux publics, même s'il ne nous offre guère de synthèse conceptuelle facilitant le compte-rendu. Aussi procédons-nous maintenant à quelques relations sans suivre chaque prestation des intervenants aux différents colloques. Le chapitre trois est cependant un peu étonnant par son manque de réflexion. Intitulé pour moitié Quand l'artiste mène l'enquête, il décrit le travail conçu par certains artistes autour d'un événement majeur. Pour citer quelques exemples proposés : Hans-Peter Feldmann (et le 11 septembre), le couple Atget-Abbot (autour de l'urbain), ainsi que Walker Evans (appelé Walter par on ne sait quel miracle !), Sophie Ristelhueber (en ex-Yougoslavie), Jeff Wall (et la guerre)... Une fois répertoriée cette liste (mais sans critère clarifié), l'auteure, Dominique Billier, rattache ce geste d'enquête accompli par des artistes à celui d'Emile Zola ou de Jack London enquêtant avant de rédiger tel ou tel roman ! Pourquoi pas, mais ce rapprochement pose plus de questions qu'il ne semble en résoudre. Et surtout, seconde moitié du titre aidant (ou la fabrique du regard à travers le réel), l'auteure ne propose aucune analyse de ces regards dont on sait, par ailleurs, qu'ils font à tout le moins l'objet de débats (c'est le cas de Declercq, Haacke ou Desjardins).

Nelson Rodrigo consacre un chapitre aux arts de la rue, analysés du point de vue de l'esthétisation des lieux publics. Préférant la dénomination (pour autant non interrogée) de "spectacles vivants en espace public", l'auteur insiste sur le fait qu'il réfère à d'oeuvres dans lesquelles l'espace urbain est à la fois le lieu de représentation (il faudrait là encore analyser le terme) et la base même de la création. Il rend compte de pratiques qui, insiste-t-il, devraient contribuer à une sorte de prise de conscience de la quotidienneté citadine, et de la vie sociale en général. En bousculant les habitudes des passants, les citadins seraient conduits à découvrir de nouveaux comportements. Et l'auteur d'appliquer à ces gestes la notion d'esthétisation. Ce qui nous renvoie à deux discussions qui, malheureusement, ne sont pas prises en charge : d'une part le déplacement du concept d'esthétisation d'une signification négative (Walter Benjamin, Jacques Rancière) à une signification positive ; d'autre part, la discussion portant sur le rôle revendiqué par les artistes, sur un mode très "moderniste" (défier les spectateurs de l'époque, imposer des contraintes...), d'avoir à "faire prendre conscience" aux passants, aux spectateurs ou au public d'une situation dont, évidemment, ils n'auraient pas conscience !

Bien d'autres chapitres de l'ouvrage devraient encore être soumis à discussion. C'est d'ailleurs pour cela que cet ouvrage doit être lu et pris en compte dans les institutions culturelles et artistiques. Il alimente les recherches, moins par ses concepts, que par ses références et approches de cas. Néanmoins, le dernier chapitre (la conclusion) de l'ouvrage tente plus fermement une synthèse conceptuelle. François Soulages y reprend les formules les plus utilisées par les auteurs afin de tenter de les éclairer. Par exemple, il aborde le concept de public en renvoyant à la pluralité de ses significations enchâssées (sens politique, esthétique, artistique...), et celui d'espace, dont il a raison de souligner qu'il n'a pas nécessairement le sens d'un contenant ou d'un lieu matériel. L'auteur analyse ensuite l'esthétisation, montrant à juste titre qu'elle n'est ni l'esthétique ni l'artistique, et que l'esthétisation des lieux publics est désormais un véritable problème social et politique sur lequel les citoyennes et les citoyens ont leur mot à dire.

Restent cependant deux points dont on ne dira pas nécessairement qu'ils sont les points faibles du livre, mais qui mériteraient assurément de nouvelles analyses à partir des mêmes oeuvres que celles que l'ouvrage nous fait rencontrer : la question des commanditaires de ces oeuvres (et de leur conception de l'intervention dans l'espace public) ; et la question plus décisive des "spectateurs" des oeuvres qui ne composent, ici, qu'un horizon lointain de la pratique des artistes ou des commentaires des rédacteurs des articles. Pourquoi donc les "spectateurs" doivent-ils toujours être soumis à conscientisation ? Et à une conscience dont les maîtres seraient les artistes ? Que faire du pubic rebelle à ces nouvelles obligations imposées par les artistes qui semblent porter le poids du monde sur leurs épaules ? Ces questions, nous semble-t-il, sont devenues centrales depuis quelques temps, même si elles ne sont évoquées pour l'heure que dans le secret des conversations privées. Et elles ne sont pas posées dans le cadre d'une résistance à l'art contemporain, ou par des spectateurs totalement "dépassés", au contraire ! Il faudra donc rebondir encore sur cet ouvrage en prêtant toujours attention aux sollicitations artistiques en public